Société d'ethnologie française

Revue
ETHNOLOGIE FRANÇAISE



Numéro 2005/1 - Introduction au numéro

Jean-Pierre Hassoun
La place marchande en ville : quelques significations sociales

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  • Introduction
    La place marchande en ville : quelques significations sociales Jean-Pierre Hassoun

    Les nombreuses revues françaises ayant publié ces dix dernières années des numéros spéciaux sur les relations marchandes, l'argent ou les marchés [Hassoun 2005, « État de la question » dans ce numéro] nous ont fait découvrir des études variées portant sur des activités marchandes en ville. Cependant, aucune de ces livraisons ne s'est donné la ville pour cadre exclusif. De plus, si, dès 1980, Études rurales questionnait les places marchandes en milieu rural, le même questionnement n'a pas été formulé en milieu urbain. De cette double absence découle pour partie l'orientation prise par ce numéro 1.

    Désenchantements

    Un regard trop rapide pourrait laisser croire qu'il s'ouvre sur un exotisme. Comme si nous n'avions pas pu résister à aller chercher Outre-manche une étrangeté britannique. Mais c'est justement à tout autre chose que nous convie Daniel Miller car, en anthropologue chevronné, il sait la force des stéréotypes et sait également que les allogènes n'en sont pas les seules victimes. Parti pour penser la rue londonienne, il a fait d'une rue la plus « quelconque » possible son terrain d'étude.
    Cet empirisme radical, comme il le nomme, le conduit à déconstruire le stéréotype que diffusent les soap operas télévisés, qui ont toujours pour décor des rues où l'effervescence sociale a statut d'emblème local. La rue et la boutique anglaise ne sont plus ce qu'elles étaient ou, plus exactement, elles ne sont plus ce qu'on voudrait tant qu'elles soient et qu'elles n'ont peut-être jamais été tout à fait D. Miller découvre un univers en déclin. Les boutiques où se pratique l'échange social se font rares (elles existent tout de même). La performativité de l'idéologie des soap opera ne s'exerce pas dans la sphère des pratiques sociales, mais dans celle de l'imaginaire. Les couches moyennes défendent les petits commerces, mais ne les fréquentent pas régulièrement, et quand elles les défendent, c'est au nom des couches populaires qui, elles-mêmes, ne rêvent que de les fuir, pour se rendre dans des galeries commerçantes plus select fréquentées avec régularité par ces mêmes couches moyennes.
    L'espace marchand de proximité est désenchanté, tandis que la galerie marchande, plus snob, imprégnée d'une imagerie propre à la boutique néo-victorienne, produit à son tour de l'enchantement à base de nostalgie historique. Les espaces marchands dans les rues londoniennes seraient-ils des lieux où les idéologies se fabriqueraient et s'affronteraient de façon masquée ? Alors que dans son livre A theory of shopping [1998], D. Miller mettait en avant les aspects les plus intimes de l'économie symbolique du shopper londonnien, il nous fait part ici de sa rencontre (au cours de la même enquête) avec un marxisme de « terrain », où les infrastructures marchandes seraient susceptibles de fabriquer des idéologies de classes, mais aussi de charpenter, chez ce citadin socialement situé, des normes esthétiques qui l'aident à penser et/ou à rêver « sa » ville. Parti sans bagage théorique (ou peut-être en essayant de l'oublier), il renoue grâce à l'ethnographie avec certains fils théoriques.
    Par un autre chemin, une observation participante en tant que vendeur dans le cadre d'un Doctorat, Giovanni Semi rencontre également l'idéologie et la part d'imaginaire sur laquelle elle repose, lorsqu'il analyse certaines interactions marchandes « ratées », chez un épicier marocain du quartier en pleine mutation sociale de Porta Palazzo, à Turin. Que signifie « rater » une interaction marchande ? Trouver le prix trop élevé pour le type de marchandise offerte et aller voir si le concurrent fait une meilleure offre ? Pas nécessairement. Nous savons déjà, depuis certains textes de Viviana Zelizer [1994] sur la polysémie sociale de l'argent, que sa circulation est partiellement orientée par les investissements symboliques - eux-mêmes historiquement déterminés - dont il est l'objet. Nous voyons ici qu'il peut en être de même quand l'argent cherche à capter une marchandise désirée. Saïd, l'épicier marocain fraîchement immigré à Turin, le découvre quand certains de ses jeunes clients italiens dits « marginaux » entrent dans sa boutique pour acheter ce qu'ils pensent être de la « culture marocaine » - en l'occurrence, certaines épices - et se retrouvent dépités en voyant que ces épices ne sont pas identifiées de la même manière qu'eux par le propriétaire des lieux. Chez Saïd, « rater » une interaction marchande, c'est aussi quand la marchandise convoitée -, en l'occurrence des cornes d'ivoire - est identifiée comme le symbole, ou plus exactement le contre-symbole, d'une idéologie écologiste de mise chez ces jeunes citadins, dont la marginalité supposée est si bien intégrée aux paysages des villes européennes. La rencontre du contre-symbole provoque alors la fuite de l'espace marchand. Dans les deux cas, la rencontre marchande - ici, c'est aussi la rencontre entre deux trajectoires culturelles - se vit sur le registre du quiproquo. La démarche s'inspire et complète celle ouverte par Michèle de La Pradelle [1996] qui, sur le marché de Carpentras, décrivait des interactions sous leurs aspects les plus fonctionnels. Ici il s'agit de considérer les dysfonctions car il arrive que l'Histoire des acteurs soit plus forte que la routine marchande quotidienne, et chacun de rester sur ses gardes cognitives et symboliques. Les scénarios de l'interaction marchande ne sont donc pas tous écrits d'avance Sur une place marchande « légale » les interactions peuvent réussir (en conformité avec la règle proclamée), fonctionner à la marge ou en deçà de la règle (« relations hétérodoxes ») comme nous l'avions nous­mêmes montré sur des marchés financiers à la criée [Hassoun, 2000] ou échouer (sur la base d'un quiproquo culturel comme dans les exemples donnés par G. Semi). Au-delà des discours convenus sur « la rencontre » d'exotismes devenus proches, le cosmopolitisme urbain, toujours renouvelé par l'intensification des flux migratoires, peut donc produire du désenchantement et du dépit. Les enjeux de ce désenchantement commercial sont différents de ceux perçus par D. Miller dans sa rue « londonienne mais ordinaire » À Turin, le désenchantement bouscule des valeurs peut-être éphémères et, il est possible, un jour, que Saïd et son jeune client italien s'ajustent l'un à l'autre, car l'acte d'achat ne concerne que quelques objets, tandis qu'à Londres, il s'agit de pratiques de consommation quotidiennes. Il reste que le désenchantement commercial, (à propos de la nature d'objet dans le premier cas, à propos de la nature sociale de la place marchande dans le second cas), n'est pas guidé par le sentiment de perte financière, mais par des sentiments de perte identitaire. Les commerces londoniens comme les commerces marocains d'un quartier turinois renouvelé deviennent, à certains moments, des espaces dans lesquels se valide ou s'invalide une auto-représentation du citadin, qui participe, à son niveau, de la construction sociale de ce citadin. À Londres, tout est affaire de décor. À Turin, les protagonistes ne sont pas toujours d'accord sur le texte et sont à la recherche improbable d'un souffleur susceptible d'opérer un travail de traduction.

    Nivellements

    Les choses se jouent différemment à Barbès et dans les magasins Tati que les Parisiens ont tendance à identifier dans une même représentation. Emmanuelle Lallement, à partir d'une étude urbaine où elle cherchait les délimitations les plus pertinentes d'un quartier finit par considérer que la nature des relations marchandes est une variable distinctive du quartier. Pour nous faire découvrir ce style marchand, elle nous ouvre les portes de la Boutique Tati Or qui vend des bijoux, et de la boutique Tati Mariages, qui fournit robes et autres ustensiles nécessaires à l'alliance. On sait que les magasins Tati ont construit leur réputation commerciale sur une offre d'articles qui échappent à l'univers des marques et propose une consommation homogène à des consommateurs se caractérisant par leur hétérogénéité (diversité des milieux sociaux, des origines culturelles, des références nationales, des classes d'âge, etc.). Cependant les articles proposés chez Tati sont, pour leur très grande majorité, des articles d'habillement quotidien, non destinés à une activité spécifique, ce qui favorise leur image de marque égalitaire et « standard ». Les domaines des bijoux et du mariage sont, eux, associés, à des temps émotionnels, à la fois festifs et exceptionnels, qui pourraient laisser penser que la mise en scène de leur mise en vente revêt elle aussi un caractère exceptionnel et distinctif. Il n'en est rien. Pour E. Lallement, l'esprit égalitaire continue d'y régner ; il se laisse observer à travers la faible différenciation des prix, le traitement égal réservé aux clients, quelles que soient leur apparence et l'absence de critères classificatoires dans la disposition spatiale des articles. Et si les bijoux identitaires, telles les médailles religieuses, objectivent effectivement une différence dans un contexte multiculturel, leur mode de présentation et de commercialisation se fait, par contre, selon des modalités identiques. L'homogénéisation de l'offre chez Tati Mariage et la cohabitation d'offres variées mais traitées de la même façon, Chez Tati Or, accentuent le statut d'extraterritorialité culturelle du lieu, tout en en faisant paradoxalement un symbole parisien de multiculturalisme urbain, se diffusant au sein du quartier. Il ne s'agit cependant pas de durcir le modèle.
    Une fois sorti de chez Tati Mariage et Tati Or, il y a de fortes chances pour que les trajectoires historiques et sociales reprennent leurs droits et imposent leurs usages aux objets rapportés de Barbès. Dans cette Tour de Babel à la langue commune, peu de quiproquos sur les cultures comme chez Saïd à Turin, pas de hiatus entre discours identitaire et pratique de consommation afin de se donner une image plus sociable et plus locale comme dans la rue londonienne. On sait ce qu'on achète (à faible coût, il est vrai) et cette place marchande a une double propriété. Elle universalise les différences culturelles en les faisant cohabiter à proximité l'une de l'autre et en les traitant commercialement de façon identique. Elle offre comme un minimum commun universel, rappelant la fonction que Simmel [1987-1994] accordait à l'argent. Or ce n'est plus d'argent dont il s'agit, mais de marchandises sans marque, presque indifférenciées dissolvant, jusqu'à un certain point, les spécificités sociales. Cette place marchande sait se jouer d'une supposée dichotomie irréductible entre universalisme et particularisme et donne un cadre multiculturel aux relations dialectiques entre ces deux notions. Elle propose au citadin un espace normé et des expériences marchandes oblitérées par l'égalitarisme et le cosmopolitisme, tout en contribuant à construire de l'identité territoriale et à faire de Barbès à la fois un toponyme signifiant et un signifié socio-urbain.
    Cet espace est-il si différent d'un temps que l'on nomme les soldes et qui, deux fois par an à Paris, redessinent nombre de lieux de vente, particulièrement lorsqu'ils proposent des vêtement labellisés « haut de gamme ». Henri Peretz nous fait rejoindre ce flux de clients qui va jusqu'à modifier l'espace urbain en débordant parfois sur les trottoirs avoisinants. Pour rendre compte d'un flux humain et d'un temps condensé, le chercheur se doit souvent d'observer « à couvert » (covered observation) huit magasins de la capitale ; la méthode est en osmose avec l'objet. Certes, les soldes, ce sont des chiffres d'affaires, des marges bénéficiaires, et un moyen de réguler des stocks - autant d'éléments quantifiables -, cependant quand il s'agit d'objectiver le phénomène au niveau des interactions qui le trament, l'observateur ne peut faire l'économie d'une expérimentation sensorielle, au plus près des acheteurs devenus « foule ».
    L'ordre interne des espaces marchands haut de gamme en est bouleversé. La personnalisation des relations acheteur-vendeur, que H. Peretz nous avait décrit par le détail [1992], n'est plus de mise ; ceci désacralise, au passage, l'attachement supposé d'un lieu à ses normes constitutives. Dans l'espace marchand consacré et griffé, aussi, tout peut être affaire de moment. Même là où la distinction sociale se cultive à chaque séquence de l'action marchande et dans le moindre des recoins du lieu de vente (décor, signalétique, accueil, vocabulaire, essayage, emballage, paiement, etc.), « l'indistinction » prend soudainement le dessus. Le dispositif de vente formalisé et personnalisé a disparu. Le client doit compter sur ses seules ressources ou sur ses seules forces, tant ses compétences se doivent d'être également physiques pour atteindre, essayer et payer la marchandise désirée. Cependant, comme en bien d'autres endroits du monde social, le désordre n'est pas anomie. Dispositif technique et humain de surveillance (caméras, vendeurs musclés, technologies anti-vol, etc.) régulent cet affaissement temporaire des rites d'interactions marchands. En deux mots, ou deux temps, la place marchande a son double langage. Des produits habituellement inaccessibles deviennent à portée de bourse, pour autant qu'ils parviennent à être à portée de main. Si les soldes prennent de plus en plus d'importance à Paris en termes de temps et de chiffre d'affaires, nous dit Peretz - comme dans toutes les métropoles occidentales -, c'est que la circulation toujours plus rapide de la marchandise est imposée par la concentration du secteur, la rotation des modes et la nécessité de fonctionner à flux tendus en purgeant régulièrement les stocks. La raison économique est puissante. Cela ne l'empêche pas de rencontrer un argument consécutif de type sociologique. Comme chez Tati, l'espace marchand haut de gamme en temps de soldes participe d'un mouvement d'homogénéisation et donc d'égalisation relative. Toutefois au lieu de s'opérer par le bas, l'homogénéisation s'opère ici par le haut. C'est aussi une expérience sociale que beaucoup de clients se « payent » le temps des soldes (s'habiller au-dessus de son statut) et les espaces marchands de devenir des scènes sociales où, sans parler d'inversion, l'écart entre ressources monétaires et aspirations sociales est ponctuellement, mais régulièrement réduit. Comme s'il revenait aux temps des soldes d'introduire, du jeu (social) dans la classification la plus attendue des goûts [Bourdieu, 1979]. Autrement dit, grâce et à cause des soldes, l'habit(us) ne fait pas toujours, ou pas exactement, le moine (social).

    Vendre, exposer, discourir

    Les soldes sont-elles les seules périodes exceptionnelles dans la trame du temps marchand ? Avec le « Salon », Saskia Cousin et Marie-France Garcia-Parpet nous font découvrir qu'une autre place marchande, urbaine ou périurbaine (elle se tient parfois aux portes des villes) a elle aussi pour vocation de n'exister qu'un temps, mais de s'inscrire néanmoins dans une régularité et une histoire.
    S. Cousin a occupé pendant trois ans un emploi de Chargée d'études et de mission au sein d'une agence d'événementiel, spécialisée dans les salons et congrès réservés aux professionnels du tourisme. Cette observation participante intense et extensive explique en grande partie la construction de son objet. La circulation entre plusieurs dizaines de salons de tourisme, de divers types, lui permet de comparer les spécificités des uns et des autres et de considérer « le salon du tourisme culturel » comme un objet anthropologique. Cependant, les transactions monétaires n'y étant pas observables, ce type de salon est-il bien une place marchande ? La première spécificité de ce lieu tient effectivement au fait que les relations marchandes voient éventuellement leurs finalités monétaires aboutir de façon indirecte et décalée, dans d'autres espaces et à d'autres moments. Et la deuxième spécificité explique la première, car les produits exposés au salon du tourisme culturel - villes, régions, territoires - sont immatériels. L'articulation de ces deux spécificités montre qu'il est des places marchandes - minoritaires, il est vrai - où, comme dans la vie sociale [Weber, 2000], les relations marchandes et la présence d'une contrepartie monétaire n'entretiennent pas entre elles des relations nécessaires. L'absence de contrepartie fiduciaire n'empêche pas la transaction marchande de se réaliser ; il s'agit bien de « vendre » dans un cadre codifié et réglé. Mais comment « vend-on » de la valence territoriale dans un espace clos et temporaire ? On y vend - ou plutôt on y expose et on y parle jusqu'à saturation - des images mises en scènes par d'autres images ; des images qui forgent et confortent l'image de marque d'une ville ou d'une région, qui deviendra ainsi dépositaire de telle ou telle valeur (« traditionnelle », « écologique », « historique », « ancestrale », « patrimoniale », « rebelle », « mémorielle », « urbaine », etc.). Ces images s'agrègent en une sorte de grand Récit - celui du tourisme et du patrimoine - à forte connotation utopique, mais dont l'aspect performatif semble cependant se vérifier. Comme le soulignait déjà Sharon Zukin [1995] dans le contexte américain, la « culture » alimente sans cesse l'économie symbolique de la ville et sa capacité visible de produire symboles et espaces 2. Le Salon du Tourisme culturel n'est que l'expression particulière parce que nationale et hautement réflexive de ce mouvement général
    Car c'est la forme même de la place marchande qui oeuvre ici à la construction d'identités territoriales avec souvent d'autres répercussions que celles attendues sur l'économie locale du tourisme, comme par exemple, sur le plan politique, l'instrumentalisation toujours possible de valeurs décrétées « collectives ». Pour que la ville ou la région devienne une marchandise convoitée, il faut en passer par l'élaboration d'une valeur d'usage d'ordre imaginaire et par sa diffusion auprès d'institutions et d'entreprises susceptibles de la transformer en produits touristiques. Ceci revient à dire que la construction de l'utopie territoriale est un préalable à cette mise en marché et que la transaction marchande - ici la place marchande elle-même - peut, parfois se réduire à une exposition et une mise en circulation immatérielle.
    Ce que bricolent les couches moyennes londoniennes en jouant de façon alternée sur l'imaginaire de la boutique et sur celui du centre commercial select, le salon du tourisme culturel, en tant qu'institution marchande, le fait en amont. La fabrique des imaginaires territoriaux y est rationalisée ou réfléchie. Si Tati participe pour une part à/de l'identité de Barbès, il le fait sur le tas (ou sur le bitume) in vivo, alors que le salon du tourisme culturel, lui, modèle les identités des villes et des régions in vitro, comme dans un salon-laboratoire.

    Viticulteurs, entrepreneurs, vendeurs

    Mais l'immatérialité des produits n'est pas une condition nécessaire pour que la place marchande du salon fabrique des identités territoriales et professionnelles. Il arrive même que ces deux fonctions se confondent. À Angers, M.-F. Garcia nous fait rentrer dans les coulisses sociologiques du salon des Vins de Loire (on ne parle plus de foire comme on le faisait auparavant pour les produits agroalimentaires), qui depuis 1985, réunit l'ensemble des professionnels français et étrangers dont l'identité sociale dépend finalement de la valeur accordée à ces vins. Pour comprendre comment cette valeur est devenue valeur - les valeurs des marchandises ont des biographies - M.-F. Garcia-Parpet s'appuie sur un double paradigme. D'une part, l'objet est considéré dans sa diachronie pour repérer les quelques événements et tournants de sa relative courte histoire ; d'autre part, l'objet est resitué dans un espace économique plus large en faisant l'hypothèse que la place qu'il occupe dans cet espace est fortement explicative des transformations récentes. Nous apprenons ainsi que le Salon est né d'une alliance entre un groupe professionnel, les viticulteurs, et, une ville, la municipalité d'Angers. Chacun y trouvant une stratégie pour assurer sa pérennité identitaire. Ils sont vite rejoints par les négociants qui y voient un espace-temps riche d'opportunités commerciales dont la caractéristique est justement d'être déniées en tant que telles. Au Salon des vins de Loire, entend l'ethnologue, c'est « l'esprit village » qui prédomine par rapport à « l'esprit business ». Cela tombe bien, car c'est cet « esprit » qui est recherché par les importateurs américains sans doute en mal de stéréotypes français. Comme dans la rue londonienne où D. Miller enquête, à Angers, ce sont encore des stéréotypes qui polarisent acheteurs et vendeurs et nourrissent leurs imaginaires. Les convivialités néo-provinciale et néo-campagnarde y tiennent le haut du pavé marchand et ce « petit salon » de faire sa place, sa niche, en se pensant « Val de Loire » comme d'autres se pensent « grands crus de Bordeaux ». Ici, et c'est sans doute l'essentiel, la fabrique intensive du local permet d'ouvrir des fenêtres sur l'international. Cultiver son image de « petit salon » à forte convivialité semble être la meilleure valeur symbolique ajoutée possible pour que les viticulteurs, devenus « ambassadeurs du local » continuent d'exister, localement, en tant que tels.

    Hiérarchie et consensus

    L'acte social de « vendre » participe aussi de la construction d'un statut social pour les marchands d'estampes d'artiste. À la différence des vignerons du Pays de Loire, il ne s'agit pas pour eux de faire front et d'offrir une image professionnelle homogène pour se défendre contre des nouveaux venus. Frédéric Poulard regarde les marchands d'estampes d'artistes en sociologue des professions, notant que la distribution des statuts sociaux recoupe la part de marché quantitatif et qualitatif de chacun.
    Majoritairement parisiens, les marchands d'estampes d'artistes ne sont que trente. La taille de la population prescrit la méthodologie et F. Poulard a la possibilité de connaître la population qu'il étudie dans sa quasi exhaustivité. Le recueil des biographies, combiné avec l'observation détaillée des agencements des espaces de ventes, considérés comme autant de cadres sociaux de l'interaction marchande, expliquent et illustrent la hiérarchie professionnelle qui organise le marché et structure les représentations des uns sur les autres. Les écarts statutaires - souvent masqués, ici comme ailleurs, par le terme générique et imprécis de « marchand » - se fondent en effet sur des différentiels en terme de puissance financière qui se traduisent par des variations dans le volume, la diversité et la qualité des stocks d'estampes d'artistes, ce qui permet à certains d'être plus ou moins maître du jeu des prix. Ils se fondent également sur l'existence d'un marchand-leader, incontesté et régulateur, qui sait tirer le meilleur prix symbolique de sa plus grande antériorité historique. Ils s'observent enfin à travers des scénographies marchandes distinctes les unes des autres. Au-delà du paradigme différencialiste, l'originalité de cette démarche tient à la mise en lumière parallèle d'un consensus entre tous quant à la façon de juger les uvres. Un marché a besoin d'une idéologie de place - un liant - et ne peut se réduire à ses rapports de force internes ni à la place des uns et des autres dans l'espace marchand. Pourtant à la différence des salons d'Angers ou de Nantes, le marché d'estampe d'artistes est atomisé en autant de places marchandes qu'il y a de marchands, mais cette atomisation ne les empêchent pas bien qu'ils soient dépourvus de toute organisation formelle, d'éprouver le sentiment de faire partie d'un même monde, même si ce monde est un « petit monde », ni ces lieux d'exposition et de vente d'être unis en un territoire symbolique tramé par des références esthétiques et historiques partagées. Les relations verticales n'excluent pas les relations horizontales et les marchands d'estampes d'artistes nous montrent que la place marchande n'a pas nécessairement besoin d'un espace de rassemblement clos et qu'elle peut exister aussi dans les têtes.

    Places marchandes barbares ?

    Aucun de ces lieux et aucun de ces acteurs ne semble échapper à ce que Granovetter [1985] appelle la « sursocialisation » (oversocialisation) et de nous demander s'il ne faut pas se tourner vers les hypermarchés pour trouver ce que le sociologue américain nomme la « sous-socialisation » (under socialisation) chère aux économistes néo-classiques. Car comment parler des « Négoces dans la ville » sans en venir à ces monstres que l'on dit « froids » et qui, depuis les années soixante-dix, ont accompagné les phénomènes de « péri-urbanisation » [Raulin, 2001] en modifiant profondément les paysages en bordures de la moindre de nos agglomérations.
    Mais si les hypermarchés se situent aux portes de nos villes s'agit-il pour autant d'espaces marchands barbares assimilables à des dispositifs (au sens de Foucault) qui viendraient canaliser et formater les besoins de consommation comme d'autres espaces étaient venus canaliser la sexualité ou les déviances sociales ? Cette question est en filigrane des contributions de Franck Cochoy, d'une part, et de Thomas Debril et Sophie Dubuisson-Quellier d'autre part. Leurs réponses soulignent les contraintes structurelles de cette place marchande, avec cependant de fortes nuances chez le premier, mais bien plus légères chez les seconds.
    F. Cochoy propose une radioscopie multifocalisée de l'hypermarché (de la vue aérienne aux différents angles de la vision humaine) qu'il restitue par un jeu de métaphores et de contre-métaphores. Cette stratégie narrative s'appuie sur une analyse spatio-morphologique du lieu qui dégage des homologies avec le jardin (rayons/allées, carrés/linéaires, taxonomie/système d'étiquetage, etc.) et l'anti-jardin (matérialité/végétal, froideur de la plastification/terre chaude, etc.). À suivre cette lecture, nous sommes de nouveau sur une place marchande co-productrice d'identité territoriale, mais il s'agit, d'une sorte d'auto-production, car c'est la place marchande en tant que telle qui devient territoire. Un territoire qui serait donc susceptible d'offrir au citadin - devenu un péri-urbain cherchant à apprivoiser son espace d'approvisionnement - un double miroir de ses rapports aux espaces ruraux d'hier et aux espaces urbains d'aujourd'hui. Dans ce territoire F. Cochoy repère également des lignes de fuite ce qu'il nomme « les fenêtres » et que nous pourrions qualifiées d'idéologiques. Ces ouvertures, où se glissent les marges d'un éventuel choix, apparaissent sur les étiquettes : montant des marges bénéficiaires, mention « commerce équitable », label « agriculture biologique » ou « absence d'OGM ».
    Là où on l'attendait le moins, la place marchande peut se transformer en un territoire susceptible de faire encore une fois des propositions identitaires : si le regard du client se tourne vers ces « fenêtres », il peut alors se transformer en consommateur-citoyen. Il rejoindra peut-être certains clients de chez Tati, qui se retrouvent flâneurs et adeptes d'un certain multiculturalisme, sans nécessairement en être bien conscients, ou ces jeunes clients turinois intransigeants sur leurs principes écologiques.
    Mais il existe bien, dans ces temples de la rationalisation marchande, des sous-espaces et des interactions, où le client est livré pieds et poings liés, et bourse déliée, à des mécaniques où sa trajectoire et sa subjectivité pèsent de peu de poids face aux impératifs de vente à flux tendus ? On trouve peut-être partiellement ce modèle chez T. Debril et S. Dubuisson-Quellier, dans leur étude sur la micro-place marchande qu'est le « rayon tradition » (« marée » et « charcuterie »). Il s'agit dans un premier temps de déconstruire les éventuelles représentations idéalisées qui viendraient flatter une imagination passéiste de la poissonnerie ou de la charcuterie de centre-ville. Dans un second, d'envisager le « rayon tradition » comme un « dispositif économique » où rien ne semble être laissé au hasard ; on se situe là dans une sociologie des organisations et de l'innovation attentive aux contraintes produites par le système. Bien que, dans ce type de rayon, les interactions entre vendeur et client (formules de politesses, relances, conseils sur les choix, suggestions) puissent faire penser à celles régnant dans le commerce de centre-ville ou l'un de ses ersatz (comme le quincaillier de la rue londonienne décrit par D. Miller), l'assimilation des deux types de places marchandes est hors sujet, car les auteurs y voient surtout un « laboratoire » où sont enregistrées les nouvelles demandes des clients, se diffusant dans l'organisation de la distribution en amont du rayon et finissant par légèrement modifier l'offre. À ce stade de l'expérimentation, le client est acteur, mais son rôle reste mineur. Car, lorsque les dialogues s'engagent par-dessus le présentoir du « rayon tradition », les marges d'initiatives du client sont pour le moins ténues et les dialogues avec le vendeur sont tout aussi prédécoupés que le jambon du rayon libre service d'à-côté. Il s'agit de faire intérioriser des façons de repérer et des façons de choisir, comme une grammaire contraignante du choix.
    L'organisation de la grande distribution et les clients du rayon « tradition » participent donc conjointement à la fabrique de l'offre et de ses modalités d'accès, cependant les contributions sont asymétriques. Ce déséquilibre accentué, au profit du système sur l'acteur, s'explique peut-être par la sérialisation de ces micro-places marchandes, Elles sont censées être singulières (elles le sont dans le paysage général de l'hypermarché) toutefois, d'une grande surface à l'autre, elles se répètent à l'identique ou sous une forme voisine et, du même coup, les formes de « la mise en marché », comme disent les auteurs, se dupliquent elles aussi, rendant le processus de rationalisation encore plus serré. L'accès à cette zone marchande nécessite de jouer le jeu proposé et programmé par le système. Paradoxalement, il ne reste au client de la grande distribution à la recherche d'un peu de son autonomie qu'à se diriger vers les rayons traditionnels (c'est-à-dire sans référence à la tradition !) et à faire sienne la lecture métaphorique de F. Cochoy il deviendra peut-être alors un flâneur, tel Walter Benjamin [2002] dans les rues de Paris, imaginant sa modernité sous la forme d'un jardin et de son contraire, ou bien cherchant des échappées civiques à travers « les fenêtres » qui permettent de désenclaver certains produits pour les réinsérer dans le contexte politique et social de leur production, à moins que ce même flâneur ne cherche à nourrir son imagination avide des « fantasmagories du marché » du côté de Barbès ou du Salon des Vins dAngers ou bien de n'importe quelles autres des places décrites ici.

     

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