L’album des monuments de France, le grand œuvre de Médéric Mieusement

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C’est en juin 1872 que Médéric Mieusement, photographe à Blois, décide de donner un tournant à sa carrière en concevant un projet inédit et monumental. Il profite d’une visite du ministre de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-arts, au château de Blois, pour lui remettre une lettre dans laquelle il attire son attention sur « l’immense intérêt qu’il peut y avoir à créer [...] une collection photographique de tous les monuments déjà classés et de tous ceux qui pourraient être signalés comme présentant un intérêt historique, architectural, artistique ou pittoresque. » La collection que veut produire Mieusement est spécialement destinée à la Commission des monuments historiques, une institution qui, depuis sa création en 1837, repère les édifices d’un intérêt historique ou remarquable, attribue les subventions et contrôle les travaux de restauration. Depuis 1864, Mieusement a réalisé des photographies pour Félix Duban puis Anatole de Baudot au château de Blois et pour Eugène Viollet-le-Duc au château de Pierrefonds, trois architectes attachés à la Commission des monuments historiques. Mieusement est donc persuadé qu’il est l’homme de la situation. Il a compris le rôle documentaire que peut jouer la photographie en enregistrant les différents états d’un édifice, avant, pendant et après sa restauration. Il est si convaincu de l’utilité de son projet qu’il expose de façon très précise comment il en a programmé la réalisation à raison d’une photographie par édifice : « J’ai compté qu’il me faudrait en moyenne employer un mois pour chaque département ; que dans chacun des départements je trouverais de trente à quarante sujets différents tant en monuments classés qu’en autres édifices remarquables. Ce serait donc une moyenne de trente cinq clichés environ que je livrerais chaque mois au ministère. » Mieusement a pensé cette entreprise fleuve dans ses moindres détails, depuis le format des négatifs, relativement grands pour permettre une meilleure lisibilité des images, jusqu’à la qualité des tirages destinés à une longue conservation : « Le format des clichés serait de 24 centimètres x 30 pour produire une épreuve d’au moins 20 x 26, tous exécutés sur glaces fortes, chacun d’eux serait accompagné de trois épreuves tirées par un procédé inaltérable, soit celui dit au charbon, soit un tirage à la gélatine colorée. » Mieusement abandonnerait à l’administration ses négatifs pour en permettre l’exploitation et la diffusion : « Si j’engage le ministère à exiger de moi un cliché, c’est que toujours on pourra, à l’aide de ce cliché qui, non verni est entièrement inaltérable, obtenir toute espèce de tirages ». Le photographe a enfin évalué la durée de l’entreprise et son coût : « J’estime qu’il me faudrait environ dix années pour faire l’album gigantesque des monuments civils et religieux de la France, et qu’en moyenne, je pourrai donner au ministère huit départements chaque année. Le prix de déplacement, de produits de toutes sortes, y compris les tirages inaltérables, serait de cent cinquante mille francs environ ». Sans attendre de réponse, il demande le 14 juillet une audience à Charles Blanc, directeur des Beaux-arts, dont dépend la Commission des monuments historiques. L’audience lui est refusée et la lettre qu’il reçoit est comme une porte qui se ferme sur son projet : « Le travail dont vous désirez être chargé a déjà été fait en grande partie. […] Je dois ajouter que la formation d’une collection de documents photographiques telle que vous l’entendez, sort des attributions du service des monuments historiques dont le budget a spécialement pour effet la conservation des édifices intéressants . »

Vingt ans plus tôt, en 1851, la Commission lance en effet la première commande publique de photographies, au moment même où se multiplient de gros chantiers de restauration sur l’ensemble du territoire français. Cinq photographes sont choisis - Edouard Baldus, Hippolyte Bayard, Gustave Le Gray, Henri Le Secq et Mestral – et chacun se voit attribuer un itinéraire. Ainsi fut dressé le premier état d’un patrimoine mutilé ou largement dégradé depuis les événements révolutionnaires. Les images retenues (258 épreuves et négatifs correspondant) constituent un embryon de fonds photographique car cette première commande n’a pas eu de suites. Au moment où Mieusement sollicite la Commission des monuments historiques, en juillet 1872, le fonds ne comprend que 600 épreuves environ, la plupart ayant été fournies par des préfets à l’occasion de demandes de classement de monuments ou par des architectes pour appuyer un devis. D’ailleurs, les quatre premières photographies de Mieusement qui sont entrées dans les archives, accompagnaient un devis de Félix Duban, daté du 31 janvier 1870, concernant la restauration de l’escalier Gaston d’Orléans à Blois .

L’effort financier consenti pour la commande de 1851 s’est sans doute révélé trop important et a peut-être représenté un frein pour des commandes ultérieures. Le remboursement des frais de mission et l’acquisition des épreuves et des négatifs de la Mission héliographique ont représenté plus de 3% du budget de la Commission . Ce budget, essentiellement destiné à financer des réparations urgentes sur des édifices, a toujours été considéré comme insuffisant. Prosper Mérimée, inspecteur général depuis 1834, n’a eu de cesse dans ses différents rapports au ministre, de solliciter des subventions plus importantes.

Mieusement ne se décourage pas, d’autant qu’une décision prise en séance du 7 janvier 1873 va rendre la photographie indispensable aux travaux de la Commission. Cette dernière souhaite « dresser une liste définitive des édifices dont la conservation présente un véritable intérêt au point de vue de l’art. » Dans une circulaire datée du 21 août 1873, le ministre de l’Instruction publique demande aux préfets de faire des propositions et d’y joindre des photographies. La Commission s’aperçoit rapidement qu’elle ne peut se contenter des envois des préfets, qu’il faut d’ailleurs sans cesse relancer. En 1874, les acquisitions de photographies font naturellement leur réapparition dans le budget de la Commission des monuments historiques . De nombreuses épreuves sont achetées auprès de Charles Marville, Dominique Roman, Louis-Emile Durandelle, Emile Mage, Lancelot...C’est dans ce nouveau contexte que Mieusement envoie un catalogue de ses photographies, en novembre 1874, et se voit commander par retour du courrier 137 tirages. Il les expédie le 30 décembre, en assurant son destinataire qu’ils sont « bien lavés pour en assurer la conservation. »

Mieusement a compris avant d’autres que la Commission des monuments historiques a besoin d’images de l’ensemble du territoire français. S’il se contente, comme la quasi-totalité des photographes, de proposer son catalogue - même si ce dernier comporte des vues prises en dehors de sa région, à Fontainebleau, ou à Pierrefonds - il sera alors associé à une ville et ne se distinguera pas de Berthault à Angers, Godard à Angoulème, Compiègne à Noyon, Labrune à Guéret, Delon à Toulouse, Coué à Saumur ou encore Renvoisé à Vendôme. Il sera un parmi les nombreux photographes auprès desquels la Commission s’approvisionne. Mieusement qui semble n’avoir jamais renoncé au grand projet auquel il se destinait - produire un gigantesque corpus d’images pour l’administration - se présente comme un photographe itinérant. Le 15 décembre 1875, il informe d’une prochaine livraison qui comprend des vues réalisées à Blois, Orléans et Ploërmel mais surtout en profite pour annoncer son départ prochain pour le midi de la France en détaillant judicieusement son trajet : « Nevers, Moulins, Lyon, Vienne sur Rhône, Avignon, Arles, Nîmes, Marseille, Toulon, Nice, Vintimille, Gênes, Florence, retour par Chambéry, Mâcon et Blois. » La réponse ne se fait pas attendre. La Commission lui adresse, le 7 janvier 1876, la liste des monuments qui se trouvent dans les départements qu’il va traverser dont elle possède déjà des photographies. A charge pour Mieusement de combler les lacunes en réalisant des photographies ou en recueillant des vues chez des photographes locaux. La Commission est satisfaite des photographies réalisées. C’est la raison pour laquelle, vers le milieu de l’année 1877, elle lui confie une tâche d’ampleur : réaliser un ensemble de prises de vues pour l’Exposition Universelle de 1878 afin de mettre en valeur le travail de restauration mené sur les monuments historiques. Le photographe réalise la plupart des 350 photographies qui sont mises en regard des dessins d’architectes . La Commission acquiert ses négatifs, comme il l’avait d’ailleurs suggéré en 1872. Toujours convaincu de fournir une documentation pour l’avenir, Mieusement prend soin d’inscrire les dates de prises de vue sur les clichés avant de les livrer à l’administration.

Avec son titre de photographe attaché à la Commission des Monuments historiques, Mieusement va s’employer à gagner d’autres marchés, toujours dans le but de réaliser « l’album gigantesque des monuments civils et religieux de la France ». Une catégorie d’édifice échappe en effet au contrôle de la Commission des monuments historiques : les cathédrales, dont l’entretien est assuré par la direction des Cultes. L’inspecteur général des édifices diocésains étant, depuis 1875, Anatole de Baudot, Mieusement n’a semble t-il aucun mal à emporter ce contrat. En 1881, il est officiellement chargé de photographier les cathédrales sous la direction des architectes diocésains. La Commission et la direction des Cultes qui collaborent au financement de nombreux chantiers, profitent l’une et l’autre du travail. Mieusement livre des tirages des cathédrales à la Commission et des tirages des églises paroissiales à la direction des Cultes .

Reste, pour parachever le projet, à diffuser les images auprès du public. La création du musée de Sculpture comparé sur la colline du Trocadéro va lui en donner l’occasion. Fondé par la Commission des monuments historiques, sur une idée de Viollet-le-Duc, ce musée qui rassemble des moulages de sculptures antiques et médiévaux, ouvre en 1882. Pour accentuer la vocation pédagogique du musée, la Commission souhaite y présenter des photographies « à l’aide desquelles le public et les artistes pourraient se reporter aux ensembles d’où sont tirés les moulages exposés et se reporter aussi à tous les beaux exemples de sculptures dont les moulages ne figurent pas au Trocadéro. » La présence de photographies au Trocadéro est développée sous deux formes : création d’une collection de tirages au sein de l’institution et vente d’épreuves dans le musée. Mieusement est dans les deux cas très présent. Le comptoir de vente exclusive qui lui est notamment concédé par traité du 13 novembre 1883 lui permet de proposer au public des tirages d’après toutes sortes de clichés (moulages, fonds de la Commission des monuments historiques et sa collection personnelle). En mars 1886, Mieusement signe un contrat équivalent avec le musée des thermes et de l’hôtel de Cluny, qui dépend également de la Commission des monuments historiques . Le photographe qui là encore obtient l’exclusivité des prises de vues dans les salles, vend des tirages à l’entrée du musée. L’omniprésence de Mieusement ne passe sans doute pas inaperçue et d’autres personnes tentent de le concurrencer. A la fin de l’année 1886, alors que Mieusement s’apprête à réaliser des vues de Paris sous la direction de l’architecte Selmersheim, ce travail est ajourné à cause d’une contre-offre faite par l’éditeur Giraudon, qui s’avère financièrement plus intéressante. Pour conserver ce marché, Mieusement signale que contrairement à Giraudon, il cède la propriété de ses clichés. Il met en avant son savoir-faire et rappelle combien sont nécessaires des « connaissances spéciales » pour répondre à l’esprit et aux besoins de la Commission. Dans sa séance du 5 novembre 1886, la Commission reconnaît que Mieusement « offre des garanties d’habileté » et finit par lui attribuer ce contrat.

Comment expliquer le succès, sans égal à l’époque, de Mieusement dans le domaine de la photographie d’architecture ? Le photographe est intelligent, qui a mis ses talents d’homme d’affaire au service d’un projet ambitieux. Il a su convaincre ses interlocuteurs de l’administration. Mais surtout Mieusement, sans affirmer un projet esthétique singulier, a toujours répondu aux besoins de son commanditaire. En choisissant habilement ses points de vue, il privilégie d’abord les vues d’ensemble, sans trop s’éloigner de son sujet pour toujours offrir le maximum de détails sur l’architecture. L’absence d’effets lumineux garantit également une grande lisibilité. Ces premières images cèdent progressivement la place à de multiples prises de vues, réalisées de façon de plus en plus systématique, à l’intérieur et autour de l’édifice pour offrir des photographies sans déformation de la nef, des façades, du chevet, des portails. Des photographies qui peuvent être mises en relation avec les relevés des architectes. Aujourd’hui, le fonds Mieusement, fruit d’une activité prolifique - plus de 6000 négatifs conservés par la médiathèque de l’architecture et du Patrimoine- est certainement le plus sollicité par les architectes en chef chargés des restaurations sur les édifices protégés au titre des Monuments historiques. On peut y voir une preuve supplémentaire de la pertinence d’une œuvre plus d’un siècle après sa réalisation. (A de M.)

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