Politique culturelle

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Économie culturelle et sociale des friches artistiques comme enjeux des politiques urbaines locales

Fabrice Raffin

Parmi la multitude de travaux sur les pratiques culturelles et artistiques qui ont vu le jour au cours des années 1990, le constat d’une rupture concernant les manières d’appréhender l’art et la culture en général s’impose.
Cette rupture est marquée par la prise de conscience de la diversité des pratiques culturelles en termes de qualités esthétiques, mais aussi de rôles des artistes et des publics, ainsi que des « manières de faire » et d’appréhender l’acte artistique. L’attention accrue portée à des pratiques (hip-hop, musiques électroniques, etc.) et des lieux culturels (friches, squats, espaces publics) au statut artistique « équivoque », l’évolution des contextes institutionnels et notamment en France, l’instrumentalisation à des fins sociales et urbaines de la culture à travers les politiques publiques, participent de l’interrogation sur des formes d’art différentes aux fonctions sociales différenciées. Plus encore que par le passé, il n’apparaît plus possible aujourd’hui de parler de la culture comme d’un champ homogène.
L’enjeu dans le cadre des politiques urbaines locales serait de reconnaître le potentiel de projets comme ceux qui ont fleuri dans les friches industrielles dans les années 1990. Mais la difficulté, précisément, du fait de la différenciation accrue des sens culturels et artistiques, est de reconnaître chaque fois les qualités et caractéristiques des projets. Et pour ce faire précisément, il conviendrait aussi de prendre conscience des effets différenciés de ces pratiques, leurs aspects sociaux et économiques, mais aussi, leurs interactions avec des territoires eux-mêmes non homogènes.
La nécessité est alors grande de dépasser le moment de la monstration et la focalisation sur le projet finalisé et sur l’œuvre, pour appréhender non seulement des démarches sur des temporalités longues, longitudinales, mais aussi et surtout les sens artistiques et culturels différenciés que leurs acteurs, artistes ou non, y donnent.
De ce point de vue, l’économie culturelle et sociale des projets réside moins dans l’œuvre et du côté des questions de production artistique que du côté des protagonistes eux-mêmes, d’un public impliqué, de leur démarche, de la force de leur engagement et de leur lien personnel et collectif avec le territoire.

Parcours socioéconomiques précaires et formes d’engagement culturelles
Autant dire que la question du lieu est secondaire et que si l’on s’intéresse ici à des initiatives en friche industrielle, c’est moins pour cette localisation remarquable que pour la qualité des formes d’engagement culturelles que l’on y rencontre : des initiatives privées très différentes d’initiatives publiques (malgré l’occupation d’un espace en friche), comme le Confort Moderne à Poitiers, ouvert en 1985, ou l’Antre Peaux à Bourges, ainsi qu’un certain nombre d’initiatives étrangères.
Pour comprendre ici pleinement l’engagement culturel, un lien est à établir sur le long terme avec des situations individuelles toutes marquées au départ par la précarité économique, mais aussi, par des précarités sociales et psychoaffectives. Sur des parcours erratiques la culture apparaît comme une solution, un repaire, une véritable « bouée de sauvetage ». Notons aussi que globalement, cette précarité, même si elle n’est pas choisie, peut être valorisée, sur la base d’une posture individuelle de fortes critiques sociales, de contestation voire de révolte, construite à partir de l’adolescence, à l’endroit de toutes les institutions : la famille, l’école, le monde du travail salarié, etc. Ces derniers points pourraient faire sourire, mais loin d’être futiles, ils sont pour beaucoup un moteur d’un engagement culturel qui apparaît comme le lieu de la formalisation de cette posture individuelle et par la suite de son apaisement, à même d’éviter bien des dérapages. L’engagement culturel apparaît ici comme moyen de construction de soi. La dimension sociale de telles initiatives se joue ici dans un processus de re-socialisation à base culturelle.
Ce n’est pas d’art et de création dont il est question. Les pratiques culturelles ne relèvent que rarement de la création dans les lieux cités. L’activité des lieux relève bien plus de la diffusion et de la production artistique. Liées à la construction de soi, les pratiques d’organisation et de diffusion artistique sont centrales. Elles sont l’opportunité d’apprentissages professionnels pour des individus en « marge » et en posture de refus du monde du travail salarié traditionnel. La re-socialisation peut donc prendre les chemins de l’insertion professionnelle, dans une perspective auto-formatrice et inventive qui dépasse largement les cadres habituels des dispositifs publics.

Acteurs culturels, acteurs des villes
Habiter, travailler dans sa ville, la force des lieux évoqués renvoie aussi au fait que ce sont des habitants, des citadins, qui les font. Les porteurs de projets ne sont pas originaires de nulle part. Ils sont, dans les cas évoqués (et la situation parisienne peut à cet égard être différente), originaires des villes dans lesquelles ils développent leur action. Sans perdre de vue les enjeux artistiques qui sont centraux, la culture est toujours pour eux simultanément attachée à un projet urbain à deux dimensions.
• Un projet de participation à la vie de la cité fondé sur la conception d’une culture aux finalités multiples, parfois d’animation, parfois de réflexions, d’interrogations, de mises en débat, postures artistiques parfois traditionnelles, utilisation parfois ludique des arts. Leur lieu vient pallier pour eux les manques locaux dans tous ces domaines et l’offre insuffisante ou inadaptée des professionnels publics ou privés.
• Un véritable projet de ville aussi, lié à une conception socioanthropologique de la culture. S’immisçant via les friches industrielles dans les interstices oubliés par les découpages territoriaux fonctionnalisés des villes contemporaines, la culture se voudrait le lien entre des populations, des territoires aux fonctions pour eux trop segmentées. Leur conception de la ville relève d’une ville traditionnelle (J. Rémy, 2000) où toutes les fonctions sociales, culturelles, économiques, politiques sont intégrées notamment dans le centre ville, et dans la proximité avec la fonction résidentielle1.
Cette double dimension urbaine, l’origine des protagonistes et leur attachement au territoire, a pour double conséquence de les ancrer spatialement et de leur donner une assise locale légitime en termes de réseaux. C’est dans ces réseaux locaux2 que l’assise territoriale des collectifs se fait sentir, que le projet culturel s’enracine dans la ville, participe d’un projet local urbain. À côté des aménageurs traditionnels, publics ou privés, les acteurs culturels revendiquent une place active.

Développement local urbain et dimension anthropologique de l’action culturelle
La « force urbaine » de la culture, son interaction avec le territoire, et donc aussi son potentiel pour le développement local, renvoient moins ici à la force de l’œuvre achevée et aux caractéristiques esthétiques d’une discipline, qu’aux caractéristiques et parcours social, culturel et économique de ceux qui produisent cette culture, de leur démarche et du rapport qu’ils entretiennent personnellement et collectivement avec le territoire.
La nécessité est forte de dépasser le moment de la monstration et la focalisation sur le projet finalisé pour appréhender non seulement des démarches sur des temporalités longues, longitudinales, mais aussi et surtout les sens artistiques et culturels différenciés que leurs acteurs, porteurs de projet, artiste ou non, y donnent. Dépasser donc, les cadres d’identification par rapport à des critères de subvention pour aller au cœur des actions et des projets, à leur sens, et notamment leurs sens socioanthropologiques, souvent différents d’un collectif à l’autre, même si l’on peut identifier les constantes évoquées dans ce texte. C’est là, au cœur de l’engagement culturel que les perspectives de développement socioéconomiques de la culture se jouent de manière différente, selon des modalités d’insertion professionnelles mais aussi dans la construction d’un rôle urbain pour ces initiatives.


Fabrice Raffin
Sociologue, S.E.A. Europe

1. Pour plus de détails, voir F. Raffin, Les ritournelles de la culture, thèse de doctorat, université de Perpignan, 2002.
2. Même si ces réseaux locaux ont des ramifications extra locales voire internationales, l’attachement local est toujours présent.