Parmi la multitude de travaux sur les pratiques culturelles et artistiques
qui ont vu le jour au cours des années 1990, le constat d’une
rupture concernant les manières d’appréhender l’art
et la culture en général s’impose.
Cette rupture est marquée par la prise de conscience de la diversité
des pratiques culturelles en termes de qualités esthétiques,
mais aussi de rôles des artistes et des publics, ainsi que des «
manières de faire » et d’appréhender l’acte
artistique. L’attention accrue portée à des pratiques
(hip-hop, musiques électroniques, etc.) et des lieux culturels
(friches, squats, espaces publics) au statut artistique « équivoque
», l’évolution des contextes institutionnels et notamment
en France, l’instrumentalisation à des fins sociales et urbaines
de la culture à travers les politiques publiques, participent de
l’interrogation sur des formes d’art différentes aux
fonctions sociales différenciées. Plus encore que par le
passé, il n’apparaît plus possible aujourd’hui
de parler de la culture comme d’un champ homogène.
L’enjeu dans le cadre des politiques urbaines locales serait de
reconnaître le potentiel de projets comme ceux qui ont fleuri dans
les friches industrielles dans les années 1990. Mais la difficulté,
précisément, du fait de la différenciation accrue
des sens culturels et artistiques, est de reconnaître chaque fois
les qualités et caractéristiques des projets. Et pour ce
faire précisément, il conviendrait aussi de prendre conscience
des effets différenciés de ces pratiques, leurs aspects
sociaux et économiques, mais aussi, leurs interactions avec des
territoires eux-mêmes non homogènes.
La nécessité est alors grande de dépasser le moment
de la monstration et la focalisation sur le projet finalisé et
sur l’œuvre, pour appréhender non seulement des démarches
sur des temporalités longues, longitudinales, mais aussi et surtout
les sens artistiques et culturels différenciés que leurs
acteurs, artistes ou non, y donnent.
De ce point de vue, l’économie culturelle et sociale des
projets réside moins dans l’œuvre et du côté
des questions de production artistique que du côté des protagonistes
eux-mêmes, d’un public impliqué, de leur démarche,
de la force de leur engagement et de leur lien personnel et collectif
avec le territoire.
Parcours socioéconomiques précaires et formes d’engagement
culturelles
Autant dire que la question du lieu est secondaire et que si l’on
s’intéresse ici à des initiatives en friche industrielle,
c’est moins pour cette localisation remarquable que pour la qualité
des formes d’engagement culturelles que l’on y rencontre :
des initiatives privées très différentes d’initiatives
publiques (malgré l’occupation d’un espace en friche),
comme le Confort Moderne à Poitiers, ouvert en 1985, ou l’Antre
Peaux à Bourges, ainsi qu’un certain nombre d’initiatives
étrangères.
Pour comprendre ici pleinement l’engagement culturel, un lien est
à établir sur le long terme avec des situations individuelles
toutes marquées au départ par la précarité
économique, mais aussi, par des précarités sociales
et psychoaffectives. Sur des parcours erratiques la culture apparaît
comme une solution, un repaire, une véritable « bouée
de sauvetage ». Notons aussi que globalement, cette précarité,
même si elle n’est pas choisie, peut être valorisée,
sur la base d’une posture individuelle de fortes critiques sociales,
de contestation voire de révolte, construite à partir de
l’adolescence, à l’endroit de toutes les institutions
: la famille, l’école, le monde du travail salarié,
etc. Ces derniers points pourraient faire sourire, mais loin d’être
futiles, ils sont pour beaucoup un moteur d’un engagement culturel
qui apparaît comme le lieu de la formalisation de cette posture
individuelle et par la suite de son apaisement, à même d’éviter
bien des dérapages. L’engagement culturel apparaît
ici comme moyen de construction de soi. La dimension sociale de telles
initiatives se joue ici dans un processus de re-socialisation à
base culturelle.
Ce n’est pas d’art et de création dont il est question.
Les pratiques culturelles ne relèvent que rarement de la création
dans les lieux cités. L’activité des lieux relève
bien plus de la diffusion et de la production artistique. Liées
à la construction de soi, les pratiques d’organisation et
de diffusion artistique sont centrales. Elles sont l’opportunité
d’apprentissages professionnels pour des individus en « marge
» et en posture de refus du monde du travail salarié traditionnel.
La re-socialisation peut donc prendre les chemins de l’insertion
professionnelle, dans une perspective auto-formatrice et inventive qui
dépasse largement les cadres habituels des dispositifs publics.
Habiter, travailler dans sa ville, la force des lieux évoqués
renvoie aussi au fait que ce sont des habitants, des citadins, qui les
font. Les porteurs de projets ne sont pas originaires de nulle part. Ils
sont, dans les cas évoqués (et la situation parisienne peut
à cet égard être différente), originaires des
villes dans lesquelles ils développent leur action. Sans perdre
de vue les enjeux artistiques qui sont centraux, la culture est toujours
pour eux simultanément attachée à un projet urbain
à deux dimensions.
• Un projet de participation à la vie de la cité fondé
sur la conception d’une culture aux finalités multiples,
parfois d’animation, parfois de réflexions, d’interrogations,
de mises en débat, postures artistiques parfois traditionnelles,
utilisation parfois ludique des arts. Leur lieu vient pallier pour eux
les manques locaux dans tous ces domaines et l’offre insuffisante
ou inadaptée des professionnels publics ou privés.
• Un véritable projet de ville aussi, lié à une
conception socioanthropologique de la culture. S’immisçant
via les friches industrielles dans les interstices oubliés par les
découpages territoriaux fonctionnalisés des villes contemporaines,
la culture se voudrait le lien entre des populations, des territoires aux
fonctions pour eux trop segmentées. Leur conception de la ville relève
d’une ville traditionnelle (J. Rémy, 2000) où toutes
les fonctions sociales, culturelles, économiques, politiques sont
intégrées notamment dans le centre ville, et dans la proximité
avec la fonction résidentielle
1.
Cette double dimension urbaine, l’origine des protagonistes et leur
attachement au territoire, a pour double conséquence de les ancrer
spatialement et de leur donner une assise locale légitime en termes
de réseaux. C’est dans ces réseaux locaux
2
que l’assise territoriale des collectifs se fait sentir, que le projet
culturel s’enracine dans la ville, participe d’un projet local
urbain. À côté des aménageurs traditionnels,
publics ou privés, les acteurs culturels revendiquent une place active.
Développement local urbain et dimension anthropologique de l’action
culturelle
La « force urbaine » de la culture, son interaction avec le
territoire, et donc aussi son potentiel pour le développement local,
renvoient moins ici à la force de l’œuvre achevée
et aux caractéristiques esthétiques d’une discipline,
qu’aux caractéristiques et parcours social, culturel et économique
de ceux qui produisent cette culture, de leur démarche et du rapport
qu’ils entretiennent personnellement et collectivement avec le territoire.
La nécessité est forte de dépasser le moment de la
monstration et la focalisation sur le projet finalisé pour appréhender
non seulement des démarches sur des temporalités longues,
longitudinales, mais aussi et surtout les sens artistiques et culturels
différenciés que leurs acteurs, porteurs de projet, artiste
ou non, y donnent. Dépasser donc, les cadres d’identification
par rapport à des critères de subvention pour aller au cœur
des actions et des projets, à leur sens, et notamment leurs sens
socioanthropologiques, souvent différents d’un collectif
à l’autre, même si l’on peut identifier les constantes
évoquées dans ce texte. C’est là, au cœur
de l’engagement culturel que les perspectives de développement
socioéconomiques de la culture se jouent de manière différente,
selon des modalités d’insertion professionnelles mais aussi
dans la construction d’un rôle urbain pour ces initiatives.
Fabrice Raffin
Sociologue, S.E.A. Europe
1. Pour plus de détails, voir F. Raffin, Les ritournelles de la
culture, thèse de doctorat, université de Perpignan, 2002.
2. Même si ces réseaux locaux ont des ramifications extra
locales voire internationales, l’attachement local est toujours
présent.