Politique culturelle

L'exception culturelle n'est pas négociable
Par Catherine Trautmann
Le Monde 10-11 octobre 1999


FAUT-il soumettre les biens culturels à la discipline de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ? A I'approche du début d'un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales, la réponse est non. Les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres.

Lors du précédent cycle de négociations qui s'est achevé en 1993 à Marrakech, l'Union européenne, résistant à de fortes pressions, a refusé d'inclure la culture et l'audiovisuel dans la liste des secteurs libéralisés. Au nom de cette " exception culturelle ", l'UE a pu maintenir ses dispositifs de soutien à la création et à la diversité de son secteur audiovisuel, en conformité avec nos engagements internationaux. Il est impératif de préserver les acquis de Marrakech.

Les convergences culturelles et politiques peuvent être le signe d'un rapprochement des peuples. L'avancée historique, due à Gerhard Schröder, qui a introduit le droit du sol comme mode d'acquisition de la nationalité allemande, en est l'illustration. Mais la mondialisation pousse à l'uniformisation des comportements et des modes de vie. Dans ce contexte, banaliser le traitement de la culture ne permettrait pas de préserver les identités linguistiques et culturelles.

Prenons, pour ne citer qu'eux, Jean-Luc Godard, Roberto Begnini, Pedro Almodovar, Martin Scorsese, Abbas Kiarostami, Takeshi Kitano, Alain Resnais. D'où vient la force de leurs films ? De l'exploration d'univers personnels ancrés dans leurs propres cultures et irréductibles à des recettes uniformes.

J'ai la conviction qu'une libéralisation du secteur de l'audiovisuel et de la culture n'apporterait aucun bienfait. On sait, depuis Ricardo, que la logique du libre échange impliquerait que la France et l'Europe renoncent à soutenir leurs industries culturelles et audiovisuelles, dès lors que des "produits" étrangers peuvent être importés à un moindre coût.

Les films hollywoodiens sont amortis sur un vaste marché avant d'être exportés à bas prix, sans subir l'obstacle de la langue. Si l'Europe négligeait ce secteur, elle prendrait le risque de se marginaliser. Cela n'est pas admissible compte tenu de l'importance culturelle, économique et sociale des industries culturelles et audiovisuelles. Avec la révolution numérique et l'explosion de l'offre audiovisuelle qu'elle entraîne, ces industries connaissent en effet aujourd'hui une mutation profonde, porteuse de croissance et d'emplois.

Le déficit des échanges de services audiovisuels entre les Etats-Unis et l'Europe ne cesse de se creuser depuis dix ans : il est passé de 2 milliards de dollars en 1988 à 6,5 milliards de dollars en 1998. En dépit des mesures prises pour soutenir l'industrie européenne des programmes, la part de marché moyenne des films américains en salle et à la télévision est supérieure à 60 %. Celle du film européen aux Etats-Unis n'est que de 3 %.

Il nous faut donc réagir sans abaisser notre garde. Nous devons encourager le développement d'opérateurs européens et leur présence sur les marchés étrangers. Il faut aussi préserver notre politique en faveur des programmes européens, dont les effets positifs ont conduit certains Etats à s'en inspirer, notamment la Corée, avec un tel succès que de fortes pressions se sont exercées pour les démanteler.

Le nouveau cycle de négociation qui va s'ouvrir a été précédé d'initiatives tendant à la remise en cause de l'exception culturelle. En se retirant, en octobre 1998, des négociations sur le projet d'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI), la France a fait échec à ces tentatives. Cette fois-ci, ce n'est pas le principe même des négociations multilatérales dans le cadre de l'OMC que nous devons combattre, mais l'éventualité d'un champ d'application incluant la culture et l'audiovisuel.

L'OMC constitue un bon outil de régulation dans de nombreux secteurs économiques. Ce cadre multilatéral a permis dans des périodes de crise d'éviter la tentation du repli protectionniste. La France, deuxième exportateur mondial de services, a besoin d'un cadre juridique fiable pour tirer pleinement profit de son savoir faire et de sa technologie. La possibilité de saisir un organe impartial de règlement des différends est essentielle, comme l'a montrée la saisine de l'OMC par l'Union européenne pour contester la législation américaine en matière de copyright, qui accorde une exemption aux bars, restaurants et magasins pour le paiement de droits lorsqu'ils diffusent de la musique.

Notre préoccupation majeure, lors des prochaines négociations multilatérales, sera de sauvegarder la marge de manœuvre des Etats dans la mise en place et la gestion d'instruments permettant la promotion de la diversité culturelle: réglementation et financement de la radio et de la télévision publique, soutien aux industries de programmes, sous toutes leurs formes, préservation des différents outils d'aide à la création mis en place en Europe (directive télévision sans frontières, programme Media, Eurimages) et des accords de coproduction préférentiels.

L'Union européenne ne doit donc faire aucune offre de libéralisation dans les secteurs de l'audiovisuel et de la culture, et obtenir le maintien, dans ces secteurs, d'exemptions à la clause de la nation la plus favorisée afin de permettre le traitement préférentiel de certains Etats, notamment ceux qui appartiennent à l'UE.

Tirant les leçons de l'expérience de la négociation AMI, il faudra aussi veiller aux risques de contournements dans la négociation. Les secteurs de l'audiovisuel et de la culture ne devraient pas être inclus dans un éventuel accord sur l'investissement. De même, les services audiovisuels diffusés via Internet et les réseaux numériques ne sauraient être libéralisés au motif contestable que nous serions en présence de biens virtuels ou de marchandises immatérielles. Le mode de transmission d'un service ne modifie en rien sa nature. Ce principe de neutralité technologique ne doit souffrir aucune dérogation.

L'exception culturelle n'est pas négociable. Il est nécessaire qu'elle soit le plus largement partagée, par la Commission européenne bien sûr, qui sera mandatée pour négocier au nom des quinze Etats membres, mais aussi par tous les Etats soucieux de préserver la diversité culturelle.

La concertation avec les professionnels de l'audiovisuel et de la culture sera menée étroitement tout au long de la négociation. Leur rôle est essentiel, notamment pour convaincre leurs confrères étrangers que cette cause leur est commune. Nous aurons besoin de la mobilisation de tous pour empêcher l'avènement de la culture unique.