Discours prononcé par André Malraux, ministre d'Etat chargé des affaires culturelles, pour l'inauguration à Paris de la statue du Général José de San Martin
le 23 juin 1960


Monsieur le Président de la Nation Argentine,
Excellences, Mesdames, Messieurs,

L'orateur qui m'a précédé tout à l'heure disait que San Martin avait trouvé dans Epictète que rien n'était plus terrible que la mort. Sachons aussi que lorsqu'il est mort on lui a demandé s'il souffrait et qu'il a répondu : "Ce n'est rien, c'est sans importance, ce n'est que la fatigue de la mort." Il fut, de ce point de vue, plus grand que son maître et il a toujours dans nos mémoires, autour de son nom, une sorte de rayonnement mystérieux qui tient à sa vie et à quelque chose de plus énigmatique.

Lorsque s'éteignait "La Marsqeillaise", sous ce ciel si semblable à celui de Lima, dans cette demi-chaleur, avec ces arbres, ce ciel gris, je pensais que ce qui nous unit à lui c'est que cette "Marseillaise" il l'a si souvent entendue et sans doute quelquefois chantée. Elle était alors le chant presque unique de la liberté du monde.

Ce que fut sa vie, je ne la retracerai pas, vous l'avez entendu. Ca tient en quelques mots : il n'y avait presque rien et il fit presque tout. Il n'y avait pas d'organisation et il organisa; il y avait des combattants, mais pas d'armée; il fit l'armée; il y avait une libération, mais il n'y avait pas de dessein délibéré; il conçut la libération. C'était admirable de traverser les Andes; encore fallait-il arriver de l'autre côté avec une armée suffisante pour vaincre. Il traversa les Andes, vainquit, et dans un style que vous connaissez tous, car on pourrait graver ici la phrase fameuse : "On dira du moins qu'en 24 jours nous avons traversé la plus haute Cordillière, chassé les tyrans et que nous sommes alors rentrés chez nous". Il ne rentra d'ailleurs pas chez lui puisqu'il devait libérer la moitié de l'Amérique Latine.

Lorsque tout fut fini, c'est-à-dire lorsque, ayant conçu la libération du Chili, l'ayant assurée, ayant compris que la force de l'Espagne était au Pérou, ayant décidé qu'on ne vaincrait que par mer, ayant mis en place cette flotte, lui qui avait appris contre l'Angleterre la guerre marine, il prit Lima dans les conditions que vous savez, moins d'ailleurs avec ses troupes que parce qu'il avait fait comprendre ce qu'était la liberté; il se retira et, on vous l'a dit tout à l'heure, il partit avec cet étendard.

C'est un moment extraordinaire de la grande poésie historique que ce moment où nous devons imaginer, après plus de vingt ans de retraite, cet homme admirable dont le nom était dans toutes les mémoires de la moitié du monde latin, quasi inconnu à Boulogne, ayant consacré la fin de sa vie àl'éducation de sa fille, qui allait se marier, et trop pauvre pour payer la robe de mariée, recevant de ceux qui l'admiraient toujours l'argent qui permettait l'achat de la robe et, le matin du mariage, reprenant entre ses mains l'étendard Lima qui était l'étendard de Pizarro en effet, mais dont on oublie qu'il avait été l'étendard brodé par la reine Jeanne la Folle, la mère de Charles-Quint. Que ce personnage surprenant ait cru broder cet étendard pour la force injuste de l'Espagne, que cet étendard ait été sur le tombeau de l'un des plus durs conquérants du monde et qu'il ait fini entre les mains du libérateur le plus pur, il y a là de quoi rêver dans cette vie qui s'étend entre plusieurs étendards. Car avant celui-là, il y eut, vous savez, celui brodé par les femmes de Mendoza, et qui devait devenir ensuite l'étendard de l'Argentine.

J'ai dit tout à l'heure sa phrase sur la mort. Ce qui nous unit à lui c'est simplement ce qu'il portait de plus grand, qu'il nous a souvent dédié, qu'il ne nous devait pas. Il n'y a qu'une forme profonde de la grandeur humaine et celle qui consiste à oublier le pouvoir, seulement pour une raison énigmatique ou seulement parce qu'il y a quelque chose de plus grand que le pouvoir qui s'appelle la justice, ceci appartient à tous les hommes.

Aujourd'hui, je voudrais souhaiter seulement que la France, sur la petite tombe de Boulogne, reprenne ce qui fut jadis l'inscription illustre des empereurs chinois à tous ceux qui à leurs yeux avaient servi l'humanité : "Tu fus grand parmi les tiens et tu fus grand pour tous les autres et pour tous. Tu n'étais pas né sur notre sol, mais tu as choisi d'y mourir. Alors, lorsque tu renaîtras, Seigneur de la Justice, fais-nous l'honneur de renaître chez nous."