Discours prononcé par André Malraux à l'occasion de la Conférence des Pays Francophones à Niamey
le 17 février 1969



Monsieur le Président,
Excellences,
Mesdames,
Messieurs,

Je dois d'abord transmettre les sentiments amicaux du Général de Gaulle à tous ceux qui participent à une entreprise à laquelle il attache une haute signification.

Nos collègues vont vous entretenir des problèmes essentiels du monde francophone: et, en particulier, selon les perspectives suggérées par Messieurs les Présidents du Sénégal et de la Tunisie, de l'organisation de ce monde. En un temps où les empires morts ont fait place à de vastes républiques de l'esprit, qu'il me soit permis de me limiter aux valeurs que nous défendons ensemble dans ce domaine, aux réponses que la culture française d'hier, la culture francophone de demain, apportent aux questions décisives que nous pose à tous la civilisation d'aujourd'hui.

Jamais l'humanité, même lors de la chute de Rome, n'a subi en une seule génération une si profonde métamorphose. Dans le domaine de l'esprit comme dans tant d'autres, nous sommes en face d'une nouvelle civilisation. Non seulement nouvelle en face de celle du XIXème siècle, mais encore en face de toutes celles qui l'ont précédée. C'étaient les grandes civilisations agraires, et les Conseillers des pharaons ou d'Alexandre étaient presque les mêmes que ceux de Napoléon. Mais si Napoléon eût pu parler assez facilement avec Ramsès des moyens de gouvernement, il aurait grand mal à en parler avec le président Nixon, Staline, le Général de Gaulle ou Mao-Tsé-Tung.

Dans ce domaine de l'esprit, la première caractéristique de notre époque c'est évidemment la diffusion des oeuvres. Mais de façon plus complexe qu'il ne semble. Parce que les disques, les photos d'oeuvres d'art, les traductions, le cinéma, la télévision, apportent la présence concrète de la première culture mondiale. L'humanité prend à la fois conscience des invincibles frontières qui la morcelaient, de l'impossible dialogue, par exemple, entre la civilisation aztèque et celle de la Chine ancienne - et des sentiments profonds qui nous unissent. Dans l'une des versions d'Anna Karénine, un metteur en scène américain, qui faisait jouer par une actrice suédoise, Garbo, le personnage illustre conçu par un romancier russe, a fait pleurer les foules de tous les continents. Chaplin a fait rire l'Afrique comme il avait fait rire les Etats-Unis.

Prenons garde que ce n'est pas d'une juxtaposition des connaissances que nous sommes les premiers héritiers. Les statues africaines ou celles des hautes époques, qui entrent à côté des statues grecques dans nos musées et dans nos albums, ne sont pas des statues grecques de plus. Il ne s'agit pas de rivalité. La statue africaine n'est pas meilleure ou moins bonne : elle est autre. Elle met en question notre notion même de l'art, comme l'entrée en scène presque simultanée de toutes les cultures met en cause notre civilisation. La métamorphose apporte sa propre création. Qu'auraient eu à se dire Saint-Paul et Platon ? Des injures ? Pour que leur dialogue devint possible, il fallait que naquit Montaigne.

Nous sommes chargés de l'héritage du monde, mais il prendra la forme que nous lui donnerons.

C'est ici qu'entrent en jeu les grandes cultures nationales. Car, en même temps que notre siècle découvre la culture mondiale, il découvre, à sa grande surprise, le renforcement des nations. Par les grandes voix alternées de Marx et de Victor Hugo, le XIXème siècle avait proclamé la venue de l'Internationale politique. Peu après, Nietzsche annonçait : «Le XXème siècle sera celui des guerres nationales ... » Partout les nations naissent ou renaissent. C'est Nietzsche qui a gagné. Mais prenons garde que les nations, dans notre siècle, ne sont plus ce qu'elles furent jadis. Le fait national est l'un des plus importants de notre temps, mais il n'est plus la base du nationalisme, il est, avant tout, un problème. Pour en prendre pleinement conscience, il suffit de comparer la Chine des empereurs et la Chine de Mao-Tsé-Toung, l'empire des tsars et la Russie soviétique. Peut-être suffit-il de penser à Prague...

Notre propre problème n'est donc nullement dans l'opposition des cultures nationales, mais dans l'esprit particulier que nos cultures nationales peuvent donner à la culture mondiale. Nous sommes de culture française, et entendons le rester parce que nous avons découvert la faiblesse de l'abstraction en ces matières. Quand nos communistes voulaient n'être pas Français, ils ne devenaient pas internationaux mais Russes ou Chinois.

Ce qui tient d'abord à la fonction nouvelle de la culture. Toutes les civilisations qui ont précédé la nôtre ont été des cultures religieuses, à l'exception de quelques siècles d'Occident. Pour les masses, les valeurs essentielles, le caractère exemplaire de l'homme, étaient données par la foi. Pour la chrétienté entière, le type exemplaire de l'homme médiéval a été le chevalier. Pour le Moyen-Age, le lieu de la culture, ce n'était pas la bibliothèque, c'était l'Eglise.

La Renaissance a changé tout cela. Pour un nombre d'hommes assez restreint, elle a inventé une antiquité exemplaire. Pour la Toscane de Laurent le Magnifique, l'antique ne fut pas, comme pour nous, une civilisation parmi d'autres, l'objet d'une interrogation : l'antiquité, c'était Plutarque ; le monde de Périclès, d'Alexandre et de César, où Néron glissait comme une ombre. C'était le monde des penseurs ressuscités pour transmettre une des plus nobles images de l'homme. Le mot culture prit alors le sens que nous lui donnons encore. La Renaissance ne fut nullement anti-chrétienne : son objet, ce fut d'unir Socrate et Bernard de Clairvaux, le sage et le saint, le héros et le chevalier. Ce qu'elle attendait du passé qu'elle ressusciterait, au temps où la chrétienté perdait sa puissance de cathédrale, c'était la défense de ses propres valeurs.

Nous aussi. Mais de façon plus dramatique, parce que nos valeurs sont beaucoup plus menacées.

Elles le sont d'abord parce que notre civilisation est une civilisation agnostique. Pour la première fois, le cosmos et l'homme sont irréductiblement dissociés. Nous connaissons mieux que tous nos prédécesseurs les lois de l'univers ; mais à l'univers d'Einstein, l'homme n'est pas nécessaire, sauf pour le concevoir. Notre univers pourrait très bien se passer de l'homme. Nous le connaissons mieux qu'on ne l'a connu avant nous ; mais quelle relation établissons-nous entre les lois de la matière et la découverte de l'inconscient ?

Voici donc, pour la première fois, une civilisation que ses rêves orientent ou possèdent, et qui n'ordonne pas ses rêves. On a beaucoup dit que la machine excluait les rêves, ce que tout contredit. Car la civilisation des machines est aussi celle des machines à rêves, et jamais l'homme ne fut à ce point assiégé par ses songes, admirables ou défigurés. Mais jamais une pareille soumission à l'infantilisme, n'aura proposé, à tous les hommes de la terre, un peuple de rêves qui ne signifie rien au-dessus de quinze ans. Les rêves n'ont pas d'âge ? Ils peuvent appartenir à une enfance qui est le pôle secret de la vie, ou à une enfance qui en reste le balbutiement. Pour la première fois, les rêves ont leurs usines, et pour la première fois l'humanité oscille entre l'assouvissement de son pire infantilisme, et la Tempête de Shakespeare.

Chaque civilisation a connu ses démons et ses anges. Mais ses démons n'étaient pas nécessairement milliardaires et producteurs de fictions. Tôt ou tard, l'usine de rêves vit de ses moyens les plus efficaces, qui sont le sexe et le sang. Et une seule voix est aussi puissante que celle des instincts fondamentaux : celle de la survivance, que l'on appelait jadis l'immortalité.

Pourquoi ? Nous l'ignorons, mais nous le constatons. Devant le Cid, devant Macbeth, devant Antigone, nous découvrons que ce qui s'oppose au plus agissant langage des instincts, ce sont les paroles et les formes qui ont triomphé des siècles. L'oeuvre la plus puissamment basse ne prévaut pas contre l'écho de ce que la petite princesse thébaine disait au pied de l'Acropole : «Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine, mais pour partager l'amour».

Notre culture commune, c'est ce que nous choisissons pour permettre à notre civilisation de lutter contre ces usines de rêves ; ce qui permet de fonder l'Homme lorsqu'il n'est plus fondé sur Dieu. Ainsi, sa fonction, dans notre civilisation, apparaît-elle clairement. Et avec elle, l'absurdité du problème qui se pose depuis cinquante ans, celui de la rivalité des cultures vivantes. Il est sans intérêt de chercher si nous devons préférer la culture française à l'anglaise, l'américaine, l'allemande ou la russe. Parce que nous pouvons connaître - nous devons connaître - d'autres cultures que la nôtre ; mais nous ne les connaissons pas de la même façon. Le colonel Lawrence disait par expérience que tout homme qui appartenait réellement à deux cultures (dans son cas, l'anglaise et l'arabe) perdait son âme. Pour atteindre la culture mondiale - ce qui veut dire aujourd'hui, pour opposer aux puissances obscures les puissances d'immortalité -chaque homme se fonde sur une culture, et c'est la sienne. Mais pas sur elle seule.

Nous avons vu les grandes nations, l'une après l'autre, donner aux grandes religions leur forme particulière, le catholicisme devenir gallican, le bouddhisme indien devenir japonais. Encore le christianisme est-il devenu d'abord romain; et chacune des grandes civilisations occidentales est-elle devenue grecque, à sa manière, Pour maintes nations, la culture française est en train de jouer le rôle médiateur que joua jadis la culture grecque.

Ici se présente l'une des plus saisissante aventures de l'esprit que notre siècle ait connues, celle de l'entrée des cultures africaines dans la civilisation universelle. Avec sa sculpture, sa danse et sa musique, l'Afrique a pris conscience de ses propres valeurs. On sait désormais que les Ancêtres ne sont pas des fétiches. Et il se trouve que ces valeurs fondamentales proclamées comme celles de la Négritude sont exprimées prin- cipalement par des Africains de culture française. Nous assistons à une puissante symbiose afro-latine. L'indépendance politique retrouvée, je la crois viable, pour les mêmes raisons qui rendront viable la symbiose gallo-romaine. La Gaulé s'est accordée à Rome un temps où Rome était devenue universaliste. Il y a des peuples qui ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils se replient sur eux-mêmes; l'Angleterre de Drake et de la bataille de Londres. Et il y en a d'autres qui ne sont grands que lorsqu'ils le sont pour tous les hommes. Sur toutes les routes de l'Orient, il y a des tombes de chevaliers fran- çais ; sur toutes les routes de la Révolution, il y a des tombes de soldats français. Et sans doute est-ce à cause de la Révolution française que notre culture exprime mieux que d'autres les valeurs profanes qui ont succédé aux valeurs chrétiennes - ce qu'un Africain, et non un Européen, a nommé «l'appel de l'homme à l'homme, les grands besoins élémentaires de justice, de fraternité et d'amour». Peut-être est-ce en liaison avec les Etats-Unis que l'Afrique a exprimé le plus puissamment, par la musique, l'émotion de son malheur ; mais c'est certainement à travers la culture française qu'elle exprime le plus puissamment sa liberté.

Car une culture n'est pas seulement un ensemble de connaissances mais aussi un héritage particulier de la noblesse du monde.

Et c'est, avant tout, une volonté. J'ai écrit jadis : la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert. Ce qui doit nous unir, c'est l'objet de cette conquête.

Nous ne voulons pas plus d'un héritage français que d'un héritage américain ou russe ; mais nous voulons que la culture française retrouve, en nous tous, ce qui fit sa grandeur passée, la confiance en tous les hommes qu'elle a marqués par sa longue traînée d'espoir révolutionnaire, de tombeaux et de cathédrales. Il y a dix ans que j'ai proclamé, au nom de mon pays, devant l'Acropole illuminée pour la première fois : « La culture ne connaît pas de nations mineures, elle ne connaît que des nations frater nelles.»

Seule, la culture francophone ne propose pas à l'Afrique de se soumettre à l'Occi- dent en y perdant son âme; pour elle seule, la vieille Afrique de la sculpture et de la danse n'est pas une préhistoire; elle seule lui propose d'entrer dans le monde moderne en lui intégrant les plus hautes valeurs africaines. Nous seuls disons à l'Afrique, dont le génie fut le génie de l'émotion, que pour créer son avenir, et entrer avec lui dans la civi- lisation universelle, l'Afrique doit se réclamer de son passé. Nous attendons tous de la France l'universalité, parce que, depuis deux cents ans, elle seule s'en réclame.

Messieurs, en ce temps où l'héritage universel se présente à nos mains périssables, il m'advient de penser à ce que sera peut-être notre culture dans la mémoire des hommes, lorsque la France sera morte ; lorsque, «au lieu où fut Florence, au lieu où fut Paris - s'inclineront les joncs murmurants et penchés ... » Alors, peut-être trouvera- t-on quelque part une inscription semblable aux inscriptions antiques, qui dira seule- ment : «En ce lieu naquit, un jour, pour la France et pour l'Europe, puis pour la France, l'Afrique et le monde, la culture de la fraternité ».