A la mémoire de Georges Braque
Hommage du Gouvernement par Monsieur André Malraux, ministre d'Etat, chargé des affaires culturelles
Colonnade du Louvre, le 3 septembre 1963


Avant que Georges Braque repose dans le petit cimetière normand qu'il a choisi, j'apporte ici l'hommage solennel de la France.

Vous avez reconnu, Madame, la musique que vous venez d'entendre, avant ces cloches qui sonnaient jadis pour les rois : c'est la Marche Funèbre pour la Mort d'un héros. Jamais un pays moderne n'a rendu à un de ses peintres morts un hommage de cette nature. L'histoire de la peinture qui trouve dans l'oeuvre de Braque un accomplissement magistral a été une longue histoire de dédains, de misère et de désespoir. Et jusque par sa mort, Braque semble assurer la revanche des pauvres obsèques de Modigliani, du sinistre enterrement de Van Gogh ?... Et puisque tous les Français savent qu'il y a une part de l'honneur de la France qui s'appelle Victor Hugo, il est bon de leur dire qu'il y a une part de l'honneur de la France qui s'appelle Braque - parce que l'honneur d'un pays est fait aussi de ce qu'il donne au monde.

Ses tableaux se trouvaient dans tous les grands musées, et plus de cent mille Japonais, à Tokyo, s'étaient rendus à son exposition comme à un pélerinage. Dans son atelier qui n'avait connu d'autre passion que la peinture, la gloire était entrée mais s'était assise à l'écart, sans déranger une couleur, une ligne, ni même un meuble. Silencieuse et immobile comme les oiseaux blancs qui depuis sa vieillesse avaient apparu sur ses toiles. Il était devenu l'un des plus grands peintres du siècle.

Mais notre admiration ne tient pas seulement à ce génie pacifié que connaissent tant de maîtres à l'approche de la nuit. Elle tient aussi au lien de ce génie avec la révolution picturale la plus importante du siècle, au rôle décisif joué par Braque dans la destruction de l'imitation des objets et des spectacles. Et sans doute le caractère le plus pénétrant de son art est-il de joindre, à une liberté éclatante et proclamée, une domination des moyens de cette liberté, sans égale dans la peinture contemporaine.

De plus, en nous révélant, avec une puissance contagieuse, la liberté de la peinture, Braque et ses amis de 1910 nous révélaient aussi tout l'art du passé rebelle à l'illusion depuis notre peinture romane jusqu'au fond des siècles : patiemment ou rageusement penchés sur leurs tableaux insultés. Ces peintres ressuscitaient pour nous tout le passé du monde...

Enfin, ces tableaux exprimaient la France à l'égal de ceux de Corot - mais plus mystérieusement, car Corot, lui, l'avait beaucoup représentée. Braque l'exprimait avec une force de symbole si grande qu'il est aussi légitime chez lui au Louvre, que l'ange de Reims dans sa cathédrale. Samedi, nous avons retrouvé une trsitesse très lointaine mais bien connue; celle qui nous avait saisis naguère quand nous avions entendu : "Debussy est mort".

Demain matin, Madame, que l'on dise aux marins et aux cultivateurs de Varangeville, qui aimaient Georges Braque, évidemment sans comprendre son art : "Hier, quand il était devant le palais des rois et le premier musée du monde, il y avait dans la nuit pluvieuse une voix indistincte qui disait merci ; et une main très simple, une main usée de paysanne, qui était la main de la France, et qui se levait une dernière fois dans la nuit pour caresser doucement ses cheveux blancs".