Discours prononcé par André Malraux à l'occasion de l'inauguration de la Maison de la Culture de Bourges
le 18 avril 1964



Mesdames et Messieurs, d'abord merci d'être là.

Il faut que vous compreniez bien que ce qui se passe ici, est une certaine aventure, probablement dans le monde entier.

Il y a cinq ans nous avons dit que la France reprenait sa mission dans l'ordre de l'esprit et on nous a répondu de tous côtés: "Faites donc appel aux Français, ils ne viendront pas". Eh bien ! puisque la télévision existe, au lieu de regarder les orateurs, qu'elle prenne cette salle; la France qu'on avait appelée, elle est là, dans cette ville de 60 000 habitants. Voilà une salle entière de gens qui se sont dérangés pour le domaine de l'esprit ; et si à Paris, dans un district de 10 000 000 habitants, il y avait autant d'adhérents qu'il y en a dans cette ville, il n'y aurait pas une salle de Paris qui put contenir les Français qui devraient s'y trouver.

Pour cela, Mesdames et Messieurs, soyez remerciés.

Je dis que c'est une aventure dans le domaine de l'esprit, parce qu'il faut que l'on comprenne bien que le mot "loisir" devrait disparaître de notre vocabulaire commun.

Oui, il faut que les gens aient des loisirs ! Oui, il faut les aider à avoir les meilleurs loisirs du monde, mais si la Culture existe, ce n'est pas du tout pour que les gens s'amusent ; parce qu'ils peuvent aussi s'amuser, peut-être bien davantage, avec tout autre chose, et même avec le pire.

Ce qui est la racine de la Culture, c'est que la civilisation qui est la nôtre, et qui, même dans des pays en partie religieux, n'est plus une civilisation religieuse, laisse l'homme seul en face de son destin et du sens de sa vie.

Ce qu'on appelle "La Culture", c'est l'ensemble des réponses mystérieuses que peut se faire un homme, lorsqu'il regarde dans une glace, ce qui sera son visage de mort.

Comprenons bien que nous vivons le moment de la plus puissante métamorphose que le monde ait connue, depuis la fin de l'Empire Romain.

Si un Pharaon avait rencontré Louis XIV ou Napoléon, ils auraient pu aisément parler des mêmes choses. Les rois de France chassaient la moitié de la semaine, comme les rois mérovingiens, et Napoléon, comme un Pharaon, gouvernait sur la police, l'armée, les finances, ce qu'on appelle l'Administration, sans économie, sans un état économique, sans une réalité industrielle.

De même que Ramsès parlant de la bataille de Cadèche, ou Hannibal de la bataille de Cannes, pouvait parler aux vainqueurs d'Austerlitz, de même les chefs de l'administration sumérienne auraient pu parler aux ministres de Napoléon.

Mais, si Napoléon devait parler, non pas à l'un des plus grands capitaines du monde, mais à n'importe quel ministre d'aujourd'hui, ils ne parleraient plus de la même chose, parce que ce qui est aujourd'hui l'Etat, a complètement changé, mais surtout, parce que la vie des êtres humains a prodigieusement changé ; et si n'importe lequel d'entre nous rencontrait un Egyptien antique, il ne pourrait déjà plus lui faire comprendre ce qu'il fait du matin au soir ; tandis qu'un Français d'avant la Révolution aurait pu le faire très facilement.

Nous savons tous que le machinisme est un phénomène sans précédent. Mais, ce que nous semblons presque tous, sinon ignorer, du moins ne pas reconnaître, c'est que depuis un temps assez court (disons à peu près 30 ans), au machinisme considéré comme agissant contre l'homme, et surtout contre ses rêves, s'est ajouté un autre machinisme, qui est précisément le machinisme du rêve.

Nous avons inventé les usines de rêve les plus prodigieuses que l'humanité ait jamais connues, et à proprement parler, nous avons inventé les seules usines de rêve que l'humanité ait jamais connues.

Il y a 100 ans, il allait à Paris, 3000 personnes à un spectacle par jour. Si l'on tient compte de la télévision, il en va aujourd'hui probablement 3 000 000.

Or, quelles en sont les conséquences ? Les conséquences, c'est que l'humanité toute entière est investie par d'immenses puissances de fiction, et ces puissances de fiction sont aussi des puissances d'argent ou des puissances politiques de même nature ; mais je ne veux pas poser de problème politique.

Limitons nous au monde libre et aux puissances d'argent.

Faire rêver 100 000 000 d'hommes, c'est devenu possible à partir du moment où un metteur en scène américain utilisant une actrice suédoise, pour interpréter l'œuvre illustre d'un romancier russe (je veux dire "Anna Karénine") peut faire pleurer l'univers.

Nous avons découvert avec Chaplin et avec Garbo et avec tant d'autres, que certains moyens peuvent faire rire et pleurer l'univers, par-delà les immenses dépendances des races.

Nous avons découvert qu'il y a, en chacun de nous, une vulnérabilité du rêve, mais, en même temps, ceux qui vivent de ces usines, ont découvert quels étaient les moyens d'action sur cette vulnérabilité.

Et nous sommes dans une civilisation qui est en train de devenir vulnérable, au fait très simple que ce qui est le plus puissant sur les rêves des hommes, ce sont les anciens domaines sinistres qui s'appelaient "démoniaques", car c'est le domaine du sexe et le domaine du sang.

Même un peu plus bas, il y a tout à gagner dans le rêve, en regardant vers la terre. Il y a tout à gagner en regardant par en bas. Et l'enjeu, c'est qu'il s'agit de savoir, si l'humanité, dans la mesure où elle croit qu'elle s'amuse, acceptera de se vouer à ses rêves les plus sinistres.

Or, la seule force qui permette à l'homme d'être aussi puissant que les puissances de la nuit, c'est un ensemble d'œuvres qui ont en commun un caractère à la fois stupéfiant et simple, d'être les œuvres qui ont échappé à la mort. Lorsque nous parlons de culture, nous parlons très simplement de tout ce qui, sur la terre, a appartenu au vaste domaine de ce qui n'est plus, mais a survécu.

Ne parlons pas même d'immortalité, car la Renaissance a voulu l'immortalité, mais ce qui la précédait ne voulait que l'Eternité.

Peu importe, nous n'avons plus aucune réalité de César ou d'Alexandre, les rois sumériens sont à peine, pour nous, des noms, mais lorsque nous sommes dans un musée, en face d'un chef-d'œuvre contemporain d'Alexandre, nous sommes dans un dialogue avec cette statue.

Lorsque nous lisons l'Iliade, nous sommes dans un dialogue avec quelque chose dont il ne reste rien ; et lorsque nous pensons à ce que fut la Grèce antique, lorsque nous pensons qu'il ne reste absolument rien de ce qui fut pourtant la première liberté des hommes, nous savons que nous entendrons quelque chose que vous allez entendre tout de suite, car je n'ai qu'à le citer, c'est la voix d'Antigone lorsqu'elle dit :

"Je ne suis pas sur terre pour partager la haine, mais pour partager l'amour".

La Culture, c'est l'ensemble de telles paroles et, en gros, l'ensemble de toutes les formes, fussent-elles les formes du rire, qui ont été plus fortes que la mort parce que la seule puissance égale aux puissances de la nuit, c'est la puissance inconnue et mystérieuse de l'immortalité.

Si nous voulons que la France reprenne sa mission, si nous voulons qu'en face du cinéma et de la télévision les plus détestables, il y ait quelque chose qui compte et qui ne soit pas simplement les réprouvés (ce qui n'a aucun intérêt), il faut qu'à tous les jeunes hommes de cette ville, soit apporté un contact avec ce qui compte au moins autant que le sexe et le sang. Car, après tout, il y a peut-être une immortalité de la nuit, mais il y a sûrement une immortalité des hommes. Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que j'avais essentiellement à vous dire.

Il se trouve que certains pays ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils se réfugient sur eux-mêmes, avant tout la grande Bretagne. Ce n'était pas rien que la bataille de Londres.

Il se trouve que certains pays ne sont jamais grands que lorsqu'ils sont grands pour les autres.

La France, ce n'est pas la France fermée sur elle. Pour le monde entier, c'est à la fois les Croisades et la Révolution ; sur toutes les routes de l'Orient, il y a des tombes de chevaliers français ; sur toutes les routes de l'Europe, il y a des tombes de révolutionnaires français.

Reprendre le sens de notre pays, c'est vouloir être pour tous, ce que nous avons pu porter en nous.

Il faut que nous puissions rassembler le plus grand nombre d'œuvres pour le plus grand nombre d'hommes.

Telle est la tâche que nous essayons d'assumer de nos mains périssables. Nous avions d'abord besoin de confiance, cette confiance, Mesdames et Messieurs, vous nous l'avez apportée, ce soir.

Au nom de la France, soyez en remerciés.