Discours et communiqués de presse

Remise des insignes de Chevalier de la légion d'Honneur à Pierre Arditi
Mercredi 10 avril 2002


Mon Cher Pierre,

Tu l'auras compris : deux femmes pour un homme, ce n'est pas qu'un homme vaille deux femmes, mais dans ce domaine, les femmes ont tant de retard à rattraper que je souhaite leur donner cet avantage en nombre, puisque, sur le fond, je sais que cet avantage, elles l'ont depuis longtemps.

Cher Pierre Arditi, Lorsque l'on vous demande la raison de votre réussite, vous rappelez volontiers ce que vous devez à vos proches. Votre mère vous a donné sa force d'âme, son équilibre. Votre père, artiste, peintre, vous a toujours encouragé dans la voie de la création mais c'est votre sœur, Catherine Arditi, certaine de vos talents, qui vous a conduit un jour chez Marcel Maréchal pour remplacer un comédien défaillant. Ce fut le début de votre vie professionnelle. Vous avez interprété dans votre carrière des rôles très variés au théâtre, au cinéma, à la télévision, vous obligeant à faire preuve de beaucoup d'éclectisme, ce mot qui est pour moi un mot vertueux.

Et vous avez trouvé en chaque circonstance la justesse qui fait que vous avez marqué chacun de ces rôles de votre empreinte. Et n'est-ce pas la marque singulière de ce merveilleux métier d'acteur que de savoir entrer dans l'habit d'un rôle avec toute l'histoire de ceux qui l'ont déjà tenu et d'en être néanmoins pleinement soi-même avec sa propre invention. Ou bien au contraire de donner à un texte nouveau sa première voix, son premier visage. Au fil des années, vous vous êtes construit, au travers d'un cortège impressionnant de personnages, ce qui est votre signature, ce qui est la part des très grands artistes.

Votre remarquable engagement personnel vous a permis d'aborder toutes les formes du spectacle vivant, sans jamais vous départir du citoyen que vous êtes, devenant aussi le défenseur des causes qui vous ont paru justes et pour lesquelles vous ne cessez de militer avec générosité. On pourrait se contenter d'énumérer la longue liste de vos succès, mais, lorsque l'on vous interroge, vous ne manquez jamais de rappeler que vous vous inscrivez, presque humblement, dans la lignée de la grande histoire du Théâtre. Comme Catherine Sellers, Delphine Seyrig, Claude Régy et bien d'autres, vous avez été l'élève de Tania Balachova qui savait si remarquablement donner toute l'intensité dramatique des personnages qu'elle interprétait, elle qui avait été formée par Constantin Stanislavsky.

Votre talent vient de loin. Je crois que vous êtes reconnaissant à Balachova de vous avoir aidé à bâtir votre personnalité propre, à mettre en valeur vos capacités en valeur. Je le rappelais à l'instant, vous avez commencé au Théâtre avec Marcel Maréchal, un personnage emblématique pour ce que l'on ose appeler encore " théâtre populaire ".

En 1973, vous participiez à la distribution de " la Poupée " d'Audiberti au Festival d'Avignon. Puis vint votre rencontre, si importante, avec Alain Resnais, lorsque vous acceptiez un rôle dans " Mon Oncle d'Amérique " en 1979. De votre longue et fructueuse collaboration, on relèvera notamment " L'Amour à mort " où vous aviez pour partenaire Sabine Azéma, puis " Mélo " en 1986 qui vous valut le César du meilleur second rôle ; un peu plus tard, avec " Smoking, no smoking " en 1993, vous obteniez le César du meilleur acteur.

Toujours avec Alain Resnais, le film : " On connaît la chanson " vous permettait aussi d'être primé. Vous travaillez au cinéma avec de nombreux réalisateurs, et des plus grands, notamment Marguerite Duras, Costa-Gavras, Jean-Paul Rappeneau, Claude Lelouch, Bertrand Blier... Au Théâtre, vos succès nombreux vont de Brecht à Feydeau, de Guitry à Vaclav Havel, puisque, de cet ardent défenseur de la liberté et de la démocratie vous avez créé en France : " Audience et vernissage ".

Je citerai encore " Art ", cette pièce de Yasmina Réza qui fut tant appréciée du public qu'elle vous valut un Molière en 1995. Dans le même temps, vous tourniez avec votre compagne, Evelyne Bouix, le téléfilm " Jalousie ", qui recueillit une très large audience auprès du public. Je tiens à saluer cette audace qui vous permet de choisir, selon les temps de votre vie, aussi bien les grand auteurs du répertoire que les auteurs contemporains, qui sont autant de paris réussis. Puis vint, à son heure sans doute, le moment où Didier Bezace, que je salue ce soir, vous a proposé de revenir au théâtre public, dans la Cour d'Honneur du palais des papes en Avignon, puis au Centre dramatique national de la Commune d'Aubervilliers, et enfin dans de nombreuses villes françaises pour la production et la tournée de l'Ecole des femmes, dans le rôle d'Arnolphe où vous triomphez et que vous venez tout juste de quitter. J'ai partagé avec vous les tous premiers instants de ce spectacle en Avignon.

Je ne suis pas prête de l'oublier puisque, ce soir-là, se sont abattues des trombes d'eau sur la Cour d'Honneur et autour! Il faut avoir vu avec quel front, avec quel courage, l'ensemble des acteurs regardaient le ciel pendant des heures qui nous ont semblées très longues et priaient tous les Dieux du Théâtre. Soutenu par la présence de Didier, vous étiez là, pelotonné dans les coulisses, avec sur le cœur cet immense espoir et ce vrai trac qu'est une première d'un spectacle, vaincu par l'intempérie. Une grâce a décidé que vous alliez vous priver d'une journée de relâche pour que les spectateurs, privés ce soir-là de " L'Ecole des femmes " puissent vous retrouver dans la Cour d'Honneur. Pour les acteurs, ce moment de la rencontre avec le public est essentiel, cela m'a vraiment frappé ce soir-là, même si ce n'était pas pour moi une découverte.

Quelle que soient les avanies, alors que vous vivez une épreuve incroyable, cette frustration d'un représentation, votre pensée va d'abord au public. A travers vous, et à travers toute la profession, chapeau. Vous vous êtes imposé une longue préparation pour cet événement, afin de révéler le caractère tragique de ce personnage que Molière s'était réservé à lui-même. Votre interprétation est éblouissante, au milieu d'une distribution toute entière remarquable et d'une mise en scène elle aussi admirable. Au point qu'avec vous, en vous, Arnolphe malgré son aveuglement et son incroyable vision de la femme nous émeut profondément. Vous êtes, vos amis le savent, dévoré par l'impatience et le désir de vivre, vous craignez plus que tout le repos et l'inactivité, peut être parce que pour vous, comme pour Victor Hugo, " dormir c'est essayer la mort " et que vous êtes par votre talent, votre générosité, et votre grandeur un magnifique symbole de vie.

Pour cela, il était juste que la France reconnaisse vos talents. Pierre Arditi, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier de la Légion d'Honneur.


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