Monsieur le Ministre,
Votre décision –pour moi inattendue- de me décerner le grade de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres de la République Française m’honore grandement. Je vous en exprime ma vive gratitude, redoublée par votre geste exceptionnel de venir à Rome pour me remettre vous-même les Insignes de cette prestigieuse distinction, en cette Villa Bonaparte, siège de notre Ambassade de France près le Saint-Siège.
En vous remerciant des paroles trop aimables que le Ministre de la Culture de la République a eues pour celui que l’on appelle cavalièrement sur les bords du Tibre depuis presque un quart de siècle le Ministre de la Culture du Saint-Siège, permettez-moi, cher Collègue, si j’ose cette appellation plus familière que formelle, de dire merci du fond du cœur à Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur de France près le Saint-Siège, et à Madame Bernard Kessedjian, pour avoir convié à cette rencontre de culture, avec de fidèles amis parisiens, tant d’amis romains qui vous témoignent ainsi leur bonheur et leur fierté de vous avoir parmi nous en cette circonstance festive pour les arts et les lettres.
A l’aube du troisième millénaire, nous pressentons tous que l’identité culturelle sera sans nul doute la grande question de ce siècle, dès lors que la culture est l’ensemble des valeurs qui donnent aux êtres humains leurs raisons d’être et d’agir, et que nous partageons un passé à assumer et un avenir à assurer, dans un univers multiculturel et pluri-religieux contrasté. Chacun de nous y contribue à sa manière. Pour ma part, vous l’avez souligné, c’est un privilège de le faire avec toutes les ressources de la langue française dans le ministère qui est le mien à Rome.
La France et Rome.
Roma, amor. « Rome est la capitale du monde », disait Rabelais. « Chacun y est chez soi », pour le dire avec Montaigne, cependant que mon compatriote angevin Joachim du Bellay, chantre incomparable de son petit Liré qui est aussi le mien, décrivait de manière saisissante l’étonnante permanence de Rome dans sa mouvante mobilité :
Nouveau venu qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’aperçoit…
Rome de Rome est le seul monument…
Rome seule pouvait à Rome ressembler…
Veux-tu savoir, Duthier, quelle chose c’est Rome ?
Rome est de tout le monde un publique échafaud
Une scène, un théâtre auquel rien ne défaut
De ce qui peut tomber ès actions de l’homme.
Une fois encore, vous m’avez fait rouvrir les Regrets
jaunis de mon compatriote du petit Lyré, le poète Joachim du
Bellay. Et vous m’avez incité à transformer le premier
quatrain de l’un de ses sommets les plus fameux. J’oserai l’énoncer
ainsi aujourd’hui. « France, mère des
arts, des lettres et des lois », avant de démentir le
second tercet suivant :
« Puisque le français,
Quoiqu’au grec et romain égalé tu te sois,
Au rivage latin ne se peut faire entendre ».
Le Français aujourd’hui bien au contraire ne
cesse de se faire entendre au rivage latin et sur son versant Vatican, bien
entendu de façon privilégiée avec ses sœurs latines,
ses cousines anglo-saxonnes et ses plus lointains parents slaves.
Voici déjà un quart de siècle, alors que le jeune Pape
Jean-Paul II demandait au jeune Recteur de l’Institut Catholique de
Paris que j’étais de revenir à Rome pour y créer
le Conseil Pontifical de la Culture, je me permettais de lui observer, en
toute humilité, que je n’avais pas, comme lui et ses compatriotes
le don des langues. Alors il a posé un peu brusquement sa fourchette
–c’était un déjeuner de travail-, et il m’a
lancé en termes plutôt vifs –je les restitue de mémoire-
: « Alors naturellement, vous, les Français, partout vous pouvez
vous faire comprendre dans votre langue. Mais nous autres Polonais, si nous
voulons nous faire entendre, alors il faut bien apprendre le français
et d’autres langues ! ». Bel hommage, à vrai dire, et ce
n’était pas le premier que j’entendais en direct de la
bouche d’un pape. Le premier, c’était le bon Pape Jean
XXIII qui me disait, en ce lointain automne 1959, pour me détourner
d’un avenir universitaire déjà programmé : «
Tu es un jeune prêtre et tu veux servir l’Eglise.
Alors, si le vieux Pape te demande de l’aider, tu ne vas pas lui refuser
! ».
Son successeur, le Pape Paul VI, près de qui j’ai travaillé
de longues années à la Section française de la Secrétairerie
d’Etat, me partageait, un soir où il m’avait fait venir
chez lui –c’était alors tout à fait exceptionnel,
et disons même un peu suspect pour l’entourage- son bonheur d’un
discours dont l’exorde l’enchantait : « Au moment de prendre
la parole devant cet auditoire unique au monde ». Il me le répétait
de mémoire treize ans plus tard, quelques semaines avant sa mort, où
il m’avait demandé dans une belle lettre autographe de revenir
le voir une fois encore, ajoutant avec ferveur : «Le français,
cette langue qui exerce la magistrature de l’universel ».
Paul VI qui me disait, c’était à Pâques 1967, où
il m’avait demandé de présenter à la Salle de Presse
du Saint-Siège –ce fut ma première Conférence de
presse- l’Encyclique Populorum Progressio : « Cette encyclique
est née dans un berceau français. Et, avant même qu’elle
ne fût, je l’ai aimée ».
Un autre soir lointain, il me montrait avec tristesse la traduction française
d’une remise en cause de la foi catholique dont la langue originale
était moins répandue, et il ajoutait : « Maintenant que
c’est traduit en français, cela fera le tour du monde »
!
Notre Saint-Père Benoît XVI est le quatrième pape près
duquel j’ai le privilège de collaborer au service du Saint-Siège
pour l’Eglise. C’est le quatrième pape qui s’entretient
toujours avec moi en français, et il le fait avec une élégance,
et j’allais dire, un charme qui me touche profondément. J’ai
encore en mémoire l’allocution qu’il prononçait
ici même, alors que l’Ambassadeur de France lui remettait les
Insignes de la Légion d’Honneur, et qu’il faisait l’éloge
de « la douce France », comme il le fit encore quand il était
venu présider le Jury du Prix Henri de Lubac créé pour
honorer la meilleure thèse de doctorat en théologie écrite
et soutenue en français dans l’une des Universités pontificales.
Un autre souvenir, d’un tout autre ordre, me revient en mémoire. C’est celui de la première réunion du premier Conseil de la Culture, en janvier 1983. Le Président poète Léopold Sedar Senghor, avec un accent métallique que je ne saurais imiter, proféra avec solennité, d’une voix sentencieuse teintée de quelque gourmandise, cet adage savoureux : « Le plus beau mot de la langue française, c’est –je vous le donne en mille !-, c’est confiture ! ».
Le Cardinal Agostino Casaroli, alors le jeune Monseigneur
Casaroli, à cette époque lointaine où, ce qui était
alors la Première Section de la Secrétairerie d’Etat,
n’avait pas de minutant français, m’utilisait souvent pour
cet exercice périlleux de limer ses textes en parfait français.
Il me disait d’ailleurs avec humour : Je suis Archevêque titulaire
de Lima !
Il pratiquait avec une subtilité extrême notre langue et savait
me désarmer en me disant : « Je connais suffisamment votre belle
langue pour savoir que ce terme est trop fort », et comme je lui en
proposais un autre : « Mais celui-ci est trop faible
! », et il avait raison. Ce diplomate hors pair m’a beaucoup
appris l’art des nuances entre regretter et déplorer, apprécier
et approuver, et l’importance du mot juste, y compris et surtout dans
ces textes écrits que les diplomates appellent NOTE
VERBALE et qu’ils communiquent en des moments de tension accentuée.
Comme le Président Senghor, son attachement privilégié
à notre langue venait de l’aptitude singulière qu’il
lui reconnaissait, plus qu’à d’autres, d’épouser
les nuances les plus subtiles de la pensée, et d’en permettre
l’expression avec clarté et précision.
Si l’usage du français n’est plus ce qu’il était dans les chancelleries, le Conseil Pontifical de la Culture, pour sa part, l’utilise toujours avec autant de profit dans ses rencontres internationales, avec l’anglais bien sûr, l’espagnol et l’italien surtout, mais parfois en duo avec le russe, comme en mai dernier avec nos amis du Patriarcat de Moscou, à Vienne où l’exemple d’ailleurs nous fut donné par le Cardinal Archevêque, Son Eminence le Cardinal Christoph Schönborn, dont j’avais naguère présidé la brillante soutenance de thèse, rue d’Assas. Et quelle joie, à Moscou en juillet dernier, au Sommet Mondial des Leaders Religieux, de pouvoir converser en parfait français avec le Patriarche Theoktist de Bucarest, comme avec plusieurs des Représentants des Patriarcats de Moscou et de Constantinople, et ces jours derniers à la Rencontre d’Assise où des Représentants des grandes religions du monde me rappelaient avec ferveur leurs études à l’Institut Catholique de Paris.
Lorsque j’en étais le Recteur, le Président
Georges Pompidou, qui était un humaniste, m’avait demandé
de participer aux sessions du Haut Comité de la Langue française,
où j’avais le privilège de travailler avec d’éminentes
personnalités, dont en particulier Gabriel de Broglie, aujourd’hui
Chancelier de l’Institut,. Et je pourrais faire miennes les confidences
qu’il livrait naguère dans son beau livre « Le
Français, pour qu’il vive » (Gallimard, 1986) :
« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours ressenti le français
comme une fibre de mon être. L’amusement de mes jeux d’enfant,
l’impression de mes premières lectures, la force de mes premiers
sentiments, n’ont jamais été séparés de
la découverte des mots et des phrases qui les traduisaient. Langue
maternelle, mais davantage langue d’enfance, langue d’adolescence,
langue de maturité. Et aussi langue gardienne, langue heureuse, langue
laborieuse. Je n’ai jamais écrit une page sans solliciter le
secours de la langue. Fibre de mon être, perception de mes sens, paysage
de mon activité : j’ai vécu du français comme on
respire le bon air ».
Car la langue est plus que le langage. Dans un récent
discours au Cercle de la Revue des Deux Mondes, le 13 décembre 2005,
vous avez justement souligné, Monsieur le Ministre, l’importance
du rayonnement culturel dans les relations internationales, et exprimé
votre conviction qui est aussi la mienne : C’est par la culture que
la France est plus ancienne qu’elle ne sait, plus grande qu’elle
ne croit, plus audacieuse, plus généreuse qu’elle ne l’imagine.
Vous ajoutiez du reste aussitôt, et ce en parfaite syntonie avec le
Conseil Pontifical de la Culture : « La diversité culturelle
est une valeur essentielle qui offre la meilleure réponse à
l’uniformisation, qui est l’une des menaces de la mondialisation
actuelle » (Revue des Deux Mondes, Février 2006, p. 69-79).
Je l’ai redit le 27 octobre dernier à Faro
où j’avais l’honneur de présider la Délégation
du Saint-Siège pour la Célébration du cinquantième
anniversaire de la Convention européenne culturelle du Conseil de l’Europe
: « Le Saint-Siège, pour sa part, n’a cessé d’apporter
son soutien aux initiatives du Conseil de l’Europe pour que les Européens
reconnaissent leur patrimoine commun et divers, favorisent la mobilité
et les échanges en vue d’une meilleure connaissance et d’une
mutuelle compréhension, et soutiennent le vaste courant de coopération
culturelle entre les peuples, objectifs fixés par la Convention (Documentation
Catholique, n° 2349, 1er Janvier 2006, p.20).
Car s’il n’est bien évidemment d’universel qu’enraciné
dans le particulier, la culture d’expression française s’est
toujours reconnue une vocation d’universalité. Au reste, est-il
besoin de le souligner devant un parterre d’Ambassadeurs que je salue
avec respect et cordialité, pour chacun d’entre nous, notre amour
de la patrie n’est pas le nationalisme. Ce n’est pas un amour
exclusif. C’est un amour privilégié. Il en va de même
dans la pratique du dialogue des cultures que me confiait le Pape Jean-Paul
II voici quasi un quart de siècle, dialogue interculturel que son successeur,
le Pape Benoît XVI, m’a demandé de conjuguer désormais
avec le dialogue interreligieux, dont l’universalité ne peut
se particulariser qu’en s’exprimant dans les diverses cultures
de notre vaste monde.
En ce monde plus que jamais pluriel, si le français
privilégie la rigueur avec la nuance qui en assure au demeurant l’élégance,
il importe de souligner combien l’accès aux grandes langues comme
aux moins répandues ajoute de ressources de culture et donc d’humanité,
chacune dans son génie propre, tant dans la structure de la pensée
que dans le vocabulaire de l’expression, dont la fine pointe est souvent
intraduisible dans sa nuance la plus originale. Mais, n’est-ce pas notre
désir à tous, hommes d’Eglise aussi bien que diplomates
et hommes de bonne volonté que de conjoindre nos efforts pour surmonter
la tentation toujours récurrente de Babel par l’Esprit de Pentecôte.
Il n’est de culture que de l’universel, non pas d’un universel
abstrait, mais d’un universel concret, fait de la richesse des cultures
dont la rencontre féconde nous permet d’œuvrer tous à
cette civilisation de l’amour dont le Pape Paul VI déjà
se faisait le héraut inlassable.
Les arts et les lettres sont le plus bel ornement de la culture. Ils brillent
d’un éclat singulier dans l’expression millénaire
de la culture française, dans le riche éventail des cultures
du monde dont je salue les représentants avec respect et amitié.
La culture, j’aime à le rappeler, est l’expression incarnée
dans l’histoire de cette identité qui constitue l’âme
d’un peuple. Elle façonne l’âme d’une nation
qui se reconnaît dans des valeurs, s’exprime dans des symboles,
communique par des signes, se pérennise dans des institutions et constitue,
comme aimait à le dire le serviteur de Dieu Jean-Paul II, son
Ethos propre.
Dans la mutation culturelle qui ébranle le monde, chacun de nous est
à la fois fils et père de la culture où il est immergé,
qui imprègne sa manière de vivre, et s’en trouve progressivement
modelé. J’éprouve pour ma part une profonde gratitude
pour ma famille et ma paroisse natale, mon petit, grand et séminaire
universitaire, tous ces maîtres qui m’ont transmis un patrimoine
d’une richesse incomparable dont je leur suis redevable après
Dieu. Et je vous remercie, Monsieur le Ministre, de m’avoir donné
aujourd’hui l’occasion d’en rendre publiquement témoignage
en cette Ville de Rome, dont nous sommes tous les hôtes et qui incarne
depuis des millénaires l’insertion privilégiée
de l’universel dans le particulier, de la durée dans l’instant,
de l’éternité dans le temps.
Rome, cité des rencontres. Les rencontres culturelles
sont d’abord des rencontres humaines. Et quoi de plus humain que la
culture, dont chacune en sa propre histoire singulière est porteuse
de ferments d’humanisme universel.
Rome. Et puisque vous venez, Monsieur le Ministre, de la Ville lumière,
permettez-moi de vous dédier ces derniers mots empruntés à
mon compatriote poète Joachim Du Bellay qui ne trouva rien de mieux,
pour chanter la grandeur de Paris, que de prendre référence
à la Ville éternelle :
Paris est en savoir une Grèce féconde
Une Rome en grandeur Paris on peut nommer.