Chère Patti Smith,
Je suis très heureux et très fier de vous rencontrer ce soir, pour vous rendre l'hommage de la France. Et je sais que vous êtes revenue spécialement d'Espagne pour le recevoir. Il est vrai que vous aimez la France. Et je suis venu vous dire que la France et les Français vous aiment. L'hommage de la France, c'est d'abord celui de votre public, du public de Solidays, de l'immense foule assemblée ici-même, sur la pelouse trempée de Longchamp, pour vous voir, vous écouter, vous acclamer, et vibrer au son de vos paroles, de votre énergie et de celle de vos musiciens, qui ont même eu raison d'une pluie qui s'annonçait pourtant, vendredi soir, très menaçante.
Oui, il faut avoir vu ces dizaines de milliers de mains tendues vers le ciel, au son de "Gloria", ces milliers de poings tendus pour scander "People have the power" ; il faut avoir ressenti la transe qui s'est emparée des spectateurs, sautant au rythme de "Because the night " ; il faut avoir senti le profond silence et l'intense émotion qui ont accueilli l'hommage que vous avez rendu vendredi soir à votre ami, votre compagnon, votre complice, le célèbre photographe Robert Mapplethorpe, disparu en 1989 du Sida et que vous avez accompagné juqu'au bout, en harmonie avec votre combat, qui est la raison d'être de ce rassemblement de solidarité et de mobilisation.
Le Rock a eu ses héros, et vous avez rendu hommage à Dylan en interprétant sur cette même scène "Like a rolling stone". Le rock a eu ses égéries, ses muses. Vous êtes son héroïne, sa figure de proue. Vous lui avez apporté l'extraordinaire puissance créatrice de la poétesse que vous êtes sans doute avant tout, et votre charisme sans égal, en portant plus haut que jamais la flamme de son aventure artistique.
Votre parcours est exceptionnel, unique. Vous avez passé votre enfance et grandi dans la campagne du New-Jersey. Vous avez appris à lire très jeune, et vous saviez que vous écririez vos propres livres. Après avoir admiré Albert Schweitzer, vous renoncez à devenir missionnaire, quoique votre uvre possède une indéniable portée spirituelle, mais vous savez que vous serez écrivain, à la lumière de ces phares de la littérature française que vous admirez, de leur sensualité, de leur intelligence, de leur goût des sonorités et du rythme : Nerval, Baudelaire, Verlaine - Paul Verlaine - mais aussi Apollinaire, Eluard, Artaud et Genet. Profondément marquée par leur empreinte, vous frayez votre propre chemin en suivant leurs traces, et surtout, celles du "poète aux semelles de vent ", à qui vous vouez un véritable culte. La première destination de l'un de vos tout premiers voyages en France est Charleville. Oui, comme Arthur Rimbaud, dont nous avons célébré le centenaire de la mort l'an dernier, toute votre uvre nous dit :
"J'ai rêvé la nuit verte aux neiges
éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteur,
La
circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu
des phosphores chanteurs!"
Vous avez l'esprit rebelle du poète qui incarne sans doute le mieux la révolte, dans son uvre et dans sa vie. Et qui fuit très tôt Charleville, pour aller vers la capitale, où il rencontre à la fois le rêve politique de la Commune et les poètes que son talent et sa précocité vont éblouir. De même, c'est à New York, que vous êtes aspirée dans un tourbillon d'artistes et de créateurs prêts à repousser toutes les limites. Dans l'univers très masculin du rock underground du début des années 70, votre personnalité flamboyante, votre sens profond de l'engagement et votre puissance créatrice prennent racines. Vous apportez au monde du rock un langage et un style très personnels, une alchimie de sons électriques jusqu'alors inouïs et vos textes à l'inspiration puissante, imagée.
Sans doute vous reconnaissez-vous dans le génie poétique précoce
et prodige du "Bateau ivre". Et sans doute comme lui, vous électrisez
tous ceux que vous rencontrez. Je pense aux quelques dizaines de personnes
qui viennent et reviennent, chaque soir, chaque nuit vous écouter,
déclamer vos poèmes, seule, puis créer des sons nouveaux,
avec votre groupe, dans ce petit bar d'un quartier interlope, devenu de votre
fait un lieu mythique, le CBGB [CI BI DJI BI]. Je pense aux deux cents personnes
qui vous écoutent fascinées, stupéfaites, dire vos textes
dans l'église Saint-Marc de New-York. Je pense aussi aux 70 000 personnes
que vous mettez en transe pour l'étape historique de votre grande tournée
européenne à Florence en 1979. Je pense encore aux 30 000 personnes
rassemblées ici même vendredi soir. Partout, c'est la même
ferveur de tous ceux qui peuvent dire, avec l'auteur d'Une Saison en enfer
: "un soir, j'ai assis la beauté sur mes genoux". Et puis,
comme lui, vous vous êtes enfuie.
Ce que vous fuyez, ce n'est pas tant la vie douloureuse ou tapageuse des "poètes
maudits", ni l'immense succés dû à votre immense talent
de création, de mots et de sons, et d'interprétation, sur scène,
une scène que vous possédez, au sens le plus fort de ce terme,
comme personne. Mais, telle Rimbaud, qui tourne radicalement le dos à
la poésie, alors qu'il est au sommet de son art, pour aller conduire
des caravanes dans le désert du Harar, vous quittez la scène.
Vous savez qu'il y a d'autres rares pays au monde. Et surtout, d'autres mondes.
Oui, comme l'écrivait Rimbaud depuis Aden : "Le monde est très
grand et plein de contrées magnifiques (
) mais pour vivre toujours
au même lieu, je trouverai toujours cela très malheureux."
Votre deuxième album, après Horses, s'appelle Radio
Ethiopia. Comme Rimbaud vous n'allez pas où vous ne voulez pas
aller et vous ne faites pas ce que vous ne voulez pas faire. Et le Michigan
est votre Ethiopie. Vous vous retirez près de Detroit pour vivre une
nouvelle aventure : la famille. Vous vous consacrez à votre mari Fred
"Sonic" Smith, qui vous a inspiré le grand classique Frederick.
Vous élevez vos deux enfants, Jesse et Jackson. Lorsque vous revenez sur scène, en 1996, vous veillez à ce que les dates de vos apparitions publiques coïncident avec celles des vacances scolaires. Vous vous ressourcez. Et vous ne cessez jamais d'écrire et de jouer de la guitare. Vous éprouvez les joies et les peines de la vie, qui ne vous sont pas épargnées, avec la perte brutale de votre mari, Fred, avec qui vous avez écrit l'album Dream of life, en 1988, celle de votre frère Todd, après celle de votre ami de toujours, Robert Mapplethorpe, et de votre clavier Richard Sohl. Nous pensons particulièrement à eux ce soir.
Ces expériences, ces douleurs, imprègnent l'album qui marque votre vrai retour, Gone again, mais aussi une vraie sérénité, une très grande sagesse, alliée à une très forte ardeur de vivre, également présentes dans votre tout dernier album, Trampin', que vous avez titré en mémoire d'un Negro spiritual dédié à une grande chanteuse noire, Marian Anderson.
Et vous revenez sur scène, avec vos fidèles, Lenny Kaye, Tom
Verlaine, Jay Dee Daugherty, pour le plus grand plaisir de tous ceux qui ne
peuvent vous oublier et de tous ceux qui vous découvrent. Le public
parisien et français, en particulier, vous réserve un triomphe
renouvelé, que ce soit à l'Olympia, à l'Elysée-Montmartre,
au Bataclan ou au festival des Vieilles charrues, pour citer quelques
rendez-vous avec des publics transportés et des salles archicombles,
qui ont marqué toutes les générations qui se retrouvent
dans votre uvre. Et j'ai évoqué, au début de mon
propos, l'enthousiasme et l'énergie que vous avez fait partager ici
avant-hier.
Car vous ne cultivez pas la nostalgie. Mais le souffle de votre engagement
continue à être fait pour déplacer des montagnes. Votre
combat est toujours celui de la liberté et de la justice. Vous dîtes
votre vérité avec force. Sur la guerre, par exemple, dans Radio
Baghdad, dans votre dernier album ; en incitant les jeunes à s'inscrire
sur les listes électorales, et en vous engageant dans la campagne pour
l'élection du Président des Etats-Unis ; ou avant-hier soir,
ici même, en nous alertant sur le sens de la science dans le monde d'aujourd'hui,
lorsque vous vous êtes exclamé que la science est là pour
servir l'humanité, et non pas la course au profit, pour guérir
tous ceux qui en ont besoin, et non pour le bénéfice de quelques-uns.
Le tonnerre d'applaudissements qui a suivi montre combien votre participation
au festival Solidays est riche de sens. Oui, vous exprimez haut et fort vos
valeurs, votre engagement, votre sincérité, votre générosité,
en faveur de la liberté, de la solidarité, de la fraternité
humaines, plus fortes que toutes les différences, toutes les compromissions,
toutes les facilités.
Votre uvre tout entière résonne comme un appel à se mettre en marche. Elle a, bien sûr, une portée politique, au sens le plus haut de ce terme, de cette ambition. Chère Patti Smith, vous ne nous appelez pas seulement à rêver le monde. Mais à le changer. Vous nous appelez à la responsabilité, à l'action, qui est le sel de la vie. Epanouie par le temps, votre très haute exigence artistique, votre rage de vivre expriment cette belle et universelle mission de la culture, cette force sublime, celle d'une authentique citoyenne du monde et d'une militante de l'idéal.
"Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma
vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté"
Patti Smith, au nom de la République, nous vous faisons Commandeur dans l'ordre des Arts et des Lettres.
photos : Didier Plowy/MCC