Discours et communiqués de presse
Allocution de Renaud Donnedieu de Vabres à l’occasion de la remise des insignes d’officier dans l’ordre des Arts et des Lettres à Jenny Alpha

mercredi 9 février 2005



remise des insignes dofficier dans lordre des Arts et des Lettres à Jenny Alpha

remise des insignes d’officier
dans l’ordre des Arts et des Lettres à Jenny Alpha
photo François Tomasi © MCC


Chère Jenny Alpha,

Je suis particulièrement heureux de distinguer ce soir une très grande actrice, qui incarne une histoire, un héritage, une force irremplaçables dans le monde d’aujourd’hui. Parce que vous avez connu des témoins vivants de la génération qui fut libérée de l’esclavage. Parce que vous êtes une combattante exemplaire de la liberté humaine, cette « arme miraculeuse » - selon l’expression d’Aimé Césaire - , sans laquelle il n’est pas d’élan créateur, ni d’expression artistique authentiques. Votre trajectoire lumineuse, solaire, dans ses multiples facettes, est exemplaire du rayonnement du spectacle vivant dans notre pays.

Parce que vous avez su dire non à l’ombre, parce que votre voix ne s’est jamais laissée couvrir et encore moins briser, parce qu’elle s’est redressée, continûment, selon mille chemins, « comme l’épi même de la lumière » (Aimé Césaire), vous êtes devenue la référence incontestable de toute la communauté antillaise.

Elevée dans une famille foncièrement éprise de liberté, c’est dans cet esprit que vous vous êtes nourrie des plus grands auteurs de notre patrimoine : Corneille, Racine, Dumas, Zola, Hugo. Le rêve et l’amour du théâtre, des arts et de la poésie habitent votre vie depuis ce jour où, enfant, vous avez découvert la Traviata, et aussitôt chanté les airs de la plus célèbre héroïne de Verdi.

Dès l’âge de 19 ans, vous quittez la Martinique pour Paris, pour devenir professeur de lettres. Mais seul le théâtre vous passionne. Et vous vous donnez de surcroît une véritable formation professionnelle en chant, danse et jazz. Votre première vie parisienne fut marquée par vos rencontres, celles de Duke Ellington, qui vous prend dans ses bras et vous dit : « you look like my sister » [vous ressemblez à ma sœur], Francis Picabia qui fit de vous un portrait, Salvador Dali qui vous laissa un « veston philosophal », ou encore Joséphine Baker, Lionel Hampton, Ella Fitzgerald, Billie Holliday. Vous êtes à l’unisson des chantres de la négritude : Aimé Césaire, le poète guyanais Léon Gontran-Damas, Léopold Sédar Senghor et Amadou Hampaté Bâ.

En 1939, vous présentez pour la première fois un grand gala sur le thème du Carnaval antillais, au musée Guimet ! La guerre est déclarée. Vous vous réfugiez en Provence. Très vite, parce que vous chérissez par-dessus tout la liberté, vous vous engagez dans la Résistance. Après le décès de votre premier époux, Jacques Dessart, qui travaillait au musée du Louvre, vous rencontrez le poète Noël Villard, qui vous fait aimer Paul Valéry et tant d’autres poètes, et qui sera votre époux pendant quarante-trois ans.

En 1945, lorsque vous voulez entrer au Conservatoire d’art dramatique, on vous répond « qu’il n’y a pas de rôle pour les Noirs dans le répertoire classique ! ». Vous surmontez cette discrimination grâce à vos compétences, à votre talent, et vous devenez meneuse de revues dans des cabarets et des music-halls, qui vous amènent en tournées dans l’Europe entière, de la Grèce à la Finlande.

En 1947, le graveur Paul Lemagny vous choisit comme modèle pour le timbre qui représente la Martinique. Cette même année, vous interprétez au théâtre, Le Train de 8 heures 47 de Courteline. En 1949, vous participez à la revue « Colorado-Rhapsodie ». L’année suivante, vous devenez chef d’orchestre en créant un ensemble de variétés et de jazz que vous avez dirigé pendant plus de quinze ans.

En 1958, votre ami, Jean Genet vous confie le rôle de Neige dans sa pièce Les Nègres. C’est une première : votre maîtrise de la langue française classique étonne la critique ! Vous avez déjà interprété des centaines de rôles, notamment dans les émissions dramatiques à la radio, mais la pièce de Genet connut un tel succès qu’elle contribua à vous retenir au théâtre, où vous excellez dans Sophocle, Shakespeare, Corneille et tant d’autres classiques, aussi bien que dans les auteurs contemporains, tels Brecht, Aimé Césaire encore, ou Jean Audureau.

Vous me permettrez de relever la place que vous avez toujours su accorder aux créations, au théâtre comme au cinéma. Je pense, par exemple, à l’oeuvre de Julius Amédée Laou, La Folie ordinaire d’une fille de Cham, et à son film La vieille quimboizeuse et le majordome. Vous avez joué un rôle précurseur, pour faire connaître et reconnaître la culture des Antilles, ouverte sur toutes les sources de son histoire, exemplaire de la force de la liberté - liberté de créer et de recréer - et donc sur l’universel, parce que, pour paraphraser Aimé Césaire, dont vous avez lu les poèmes au Panthéon pour le cent cinquantenaire de l’Abolition, elle n’hésite pas à ébranler les assises du monde. De notre monde.

Comment ne pas être frappé par votre énergie ? Au théâtre, au cinéma, à la télévision, dans tous vos rôles, et encore tout récemment, dans La Cerisaie de Tchékov , à Saintes, à La Rochelle et à Bobigny, dans la mise en scène de Jean-René Lemoine, vous illuminez la scène et vous réveillez nos cœurs. Cette énergie, vous avez à cœur de la transmettre, par exemple, tout récemment, en acceptant d’être la marraine du Festival « Enfances du Monde ».

Je suis très heureux, très honoré et très fier de vous honorer ce soir.

Chère Jenny Alpha, au nom de la République, nous vous faisons officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.



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