Discours et communiqués de presse

 

Discours de Christine Albanel prononcé à l’occasion de la remise des insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres à Stephen Frears

mercredi 18 mars 2009

Cher Stephen Frears,

C’est un très grand honneur et une vraie joie pour moi de vous recevoir aujourd’hui ici, en ce Palais Royal où Laclos, secrétaire du duc d’Orléans, avait son bureau, et où Colette a élu domicile, juste en face de ces fenêtres.

Deux auteurs de la littérature française que vous avez adaptés au cinéma.

C’est aussi, à travers vous, un des cinéastes qui incarne le mieux l’idée d’un cinéma européen, que je voudrais saluer et honorer ce matin.

Un cinéaste profondément encré dans la réalité sociale, culturelle, politique de son pays : toute votre œuvre en est la démonstration; mais dont le talent a su déborder bien au delà des frontières du Royaume-Uni tout en défendant une certaine idée du cinéma, dont l’Europe a été le berceau.

En parcourant votre filmographie, si prolifique et diverse, on a du mal à croire que votre entrée dans le septième art s’est faite sur un « malentendu », comme vous le dites.

Heureux « malentendu », donc, que celui qui vous a fait délaisser votre formation initiale de juriste sur les bancs de Cambridge !

Car très vite, vous vous dirigez d’abord vers le théâtre, avec Lindsay Anderson, puis vers la télévision qui dans l’Angleterre des années soixante et soixante-dix a l’ambition de rivaliser avec le cinéma, et porte un vrai projet créatif, qui perdure aujourd’hui d’ailleurs.

C’est un aspect de votre carrière qui est peu connu de ce côté du Channel, mais avec près de quarante téléfilms ou épisodes de séries, vous êtes de ceux qui ont contribué à faire de la télévision anglaise sans doute une des meilleures du monde (…avec la nôtre !).

Cet attachement à la télévision et au style de création qu’elle permet, vous la partagez avec nombre de vos prestigieux confrères, je pense à Mike Leigh ou encore à Ken Loach.
Et cette curieuse expérience de téléfilm en direct, « Fail Safe » (« Point limite »), menée il y a quelques années avec la complicité de Georges Clooney, ou - plus récemment- le récit palpitant, qu’on a pu voir sur ARTE, du « Deal » entre deux figures politiques majeures de votre pays, témoignent bien de votre passion de réinventer en permanence l’écriture télévisuelle.

Cela ne vous empêche pas de flirter avec le grand écran, ce dès 1972 avec Gumshoe, votre premier long-métrage.

Et lorsque vous y revenez en 1984, avec un film policier magnétique au titre prédestiné, The Hit, c’est avec la même fièvre de tourner, avec aussi ce plaisir communicatif de disséquer l’humain dans toutes les conditions, dans tous les milieux, à toutes les époques.

C’est peut-être ça, le fil rouge de votre œuvre si variée, si multiple : la lutte des êtres avec leur époque, la transgression des codes, des carcans d’une société, qu’elle soit jubilatoire ou douloureuse, tragique.

C’est ce qui lie les héros de votre mémorable trilogie au vitriol sur les convulsions de la Grande-Bretagne puritaine : le punk homosexuel amoureux d’un Pakistanais, interprété par Daniel Day Lewis, dans My Beautiful laundrette ; le dramaturge Joe Orton, assassiné par son amant, joué par Gary Oldman, dans Prick up your ears ; ou encore le duo inattendu de Frances Barber et Shashi Kapoor dans Sammy et Rosie s’envoient en l’air.

Rien d’étonnant à ce que vous ayez ensuite voulu vous mesurer à l’un des chefs d’œuvre de la littérature de transgression, Les Liaisons dangereuses de Laclos, virtuose jeu de masques et de dupes, d’une rare cruauté, dont aucun personnage ne sort indemne. Vous réunissez une pléiade d’acteurs, Glenn Close, John Malkovich, Michelle Pfeiffer, Keanu Reeves, Uma Thurman, pour une adaptation magistrale, qui fait date. Elle vous vaut un succès international et le César du meilleur film étranger en 1990.

Vous passez maître dans l’art de disséquer les ressorts psychologiques du décalage, de l’inconvenance, de l’étrange, dont vous avez joué toutes les gammes. Etrangeté du discret et bougon Héros malgré lui, qui méprise la gloire et rejette les sirènes de la société hypermédiatique ; inconvenance de la grossesse mystérieuse et bien trop précoce de la jeune héroïne de The Snapper ; décalage des deux personnages de The Hi-Lo Country, deux cow-boys qui retrouvent, après la guerre, un Nouveau-Mexique qu’ils ne reconnaissent plus, prétexte pour vous à un incursion dans le western .

Vous explorez avec délectation la distance qui sépare vos héros de leur temps, qu’ils aient des idées un peu trop avant-gardistes, comme Mrs Henderson, l’excentrique mécène d’un music-hall présentant des spectacles en nu intégral (c’est l’étonnante Judy Dench).

Ou inversement, qu’ils soient attachés à des conventions immémoriales, parfois mal interprétées par leurs contemporains, comme dans The Queen, film qui a valu un Oscar à Helen Mirren pour son extraordinaire performance d’actrice.

Dans votre dernier film, Chéri [de nouveau produit par Jérôme Seydoux, que je salue], adaptation du roman de Colette, tourné à Paris et à Biarritz, que nous allons découvrir bientôt, une ancienne courtisane transgresse tous les codes de sa condition en tombant profondément amoureuse d’un adolescent.

Pour ce film, vous avez retrouvé la merveilleuse et trop rare Michelle Pfeiffer, mais aussi Christopher Hampton, le scénariste des Liaisons dangereuses. C’est une autre constante de votre travail, cette fidélité aux auteurs, aux scénaristes (notamment Alan Bennett, Tom Stoppard, ou encore Hanif Kureishi), dont vous souhaitez la présence chaque jour sur le tournage afin d’adapter sans cesse le ton et le dialogue, au plus juste, au plus près de cette vérité que vous souhaitez capter.

Dans ce même esprit, votre souci de constituer des distributions idéales, votre conviction que tout se joue au moment du choix des acteurs vous a fait réunir un nombre inimaginable de grands talents : de Dustin Hoffman à Vanessa Redgrave en passant par Angelica Huston et Harvey Keitel. Vous êtes aussi très soucieux de la qualité des musiques de vos films [et je salue la présence parmi nous d’Alexandre Desplats qui a signé la musique de « The Queen » et de « Chéri »].

Vous définissant comme « Anglais et empirique », vous dites vouloir faire des films pour « essayer de comprendre quelque chose à propos du monde ». De grands films de genre en chroniques plus intimistes, de polars en comédies sociales, de satires en films fantastiques, de westerns en fictions politiques, vous nous offrez des œuvres comme des laboratoires où vivent, se débattent, agissent et réagissent des concentrés d’humanité. Et votre regard sur les relations entre les êtres prend l’apparence d’une quête progressive et renouvelée au fil des intrigues et des décors dans lesquels vous les situez.

Vous me pardonnerez de ne pouvoir, faute de temps, évoquer toute votre filmographie.

C’est, cher Stephen Frears, la rançon d’une œuvre prolifique, d’un extraordinaire appétit de créer qui ne vous quitte plus. Vous auriez dit un jour que le métier de cinéaste ne s’apprend qu’en filmant, et vous faites ainsi de votre vie une passionnante expérience cinématographique. Pour notre plus grand bonheur.

Après avoir offert au public du Festival de Cannes une belle « Leçon de cinéma », en 2004, vous avez présidé le jury de son soixantième anniversaire en 2007. Vous avez été un président particulièrement attentif, impliqué, disponible et – Gilles Jacob ne m’en voudra certainement pas de le souligner (je sors de la lecture de son dernier livre) – non capricieux !

Je suis très heureuse de pouvoir vous témoigner une nouvelle fois l’admiration de la France pour votre œuvre foisonnante, spirituelle, exigeante, impertinente et de vous dire aussi que notre culture s’honore que des artistes comme vous aient l’initiative de s’emparer avec autant de talent de sa littérature pour la porter à l’écran.

Stephen Frears, au nom de la République française, nous vous remettons les insignes de Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres.