Discours et communiqués de presse


Discours de Christine Albanel prononcé à l’occasion de l’ouverture du colloque Contenus créatifs en ligne, organisé dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne au Musée du Quai Branly

jeudi 18 septembre 2008

Messieurs les ministres Jacques TOUBON et Jacques RALITE,
Mesdames et messieurs les parlementaires, européens et français Michel THIOLLIERE, Catherine MORIN-DESAILLY, Ignasi GUARDANS CAMBO,
Mesdames et messieurs les représentants de la Commission européenne,
Mesdames et messieurs les membres des délégations,
Cher Denis OLIVENNES,
Cher Xavier COUTURE,

Je suis ravie de vous accueillir au sein de ce lieu de découverte et de rencontre qu’est le musée du Quai Branly, « Là où dialoguent les cultures ». Si le séminaire est européen, l’enjeu des contenus créatifs est universel. Il est donc particulièrement symbolique que vos échanges puissent se tenir dans un lieu voué à la diversité des cultures et du dialogue des civilisations.

Dans mille ans, peut-être, dans un musée tel que celui-ci, présentant cette fois l’histoire de la civilisation occidentale, nous trouverons les traces de l’ère « Pré-numérique », des vinyles, des cassettes audio, des VHS ! Des témoignages de ce qu’étaient les pratiques culturelles avant la grande mutation technologique du début du XXIe siècle. Mais notre grand défi aujourd’hui, c’est de faire en sorte que les créateurs et les amateurs d’œuvres culturelles ne deviennent pas, prématurément, des pièces de musée.

C’est tout l’enjeu du séminaire qui va nous réunir pendant ces deux jours : donner aux artistes et au public la place à laquelle ils ont droit dans l’univers numérique. Et, de façon plus générale, faire en sorte que tous les acteurs économiques, ceux des industries culturelles aussi bien que des réseaux de communication, issus de tous les pays de l’Union européenne, bénéficient équitablement du développement d’Internet comme circuit de distribution privilégié des biens culturels.

En évoquant la culture, les économistes parlent d’une « économie de prototype », parce qu’une œuvre est le reflet de la singularité de son créateur.

L’œuvre possède en outre cette propriété éminemment démocratique de pouvoir être vue, écoutée, appréciée, sans rien perdre de sa valeur, en restant entière et disponible pour de nouveaux spectateurs, de nouveaux mélomanes, de nouveaux lecteurs. Pour rémunérer cette offre, pour financer la poursuite du processus de création, nous payons une place de cinéma, de concert ou encore l’entrée d’un musée, nous achetons un livre ou encore un journal.

Vous le savez, la révolution numérique a bouleversé les termes du problème de la diffusion et de la distribution des œuvres. Certes, elle constitue une chance historique pour l’accès de tous à la culture, en permettant une circulation accélérée des produits de la création. Mais elle menace également de tarir la source même de cette création, en offrant des moyens techniques inédits de contourner les droits des artistes et des entreprises qui les soutiennent.

Dans tous les pays européens, il y a urgence à retrouver ou à inventer de nouveaux équilibres. Aucun acteur, pris isolément, qu’il appartienne au monde de la Culture ou à celui de l’Internet, ne détient la solution globale. Et je dirais même qu’aucun pays, pris isolément, ne la détient – puisqu’Internet ne connaît pas de frontières.

D’où la nécessité de réfléchir tous ensemble à la façon d’aider nos industries culturelles et de réseaux à s’adapter à cette nouvelle donne, à trouver des solutions adéquates, qui respectent les intérêts de tous les acteurs.

L’ampleur des enjeux – culturels aussi bien qu’économiques – justifie que toutes les dernières Présidences du Conseil des ministres de l’Union européenne aient tenues à organiser une manifestation sur les contenus en ligne. Le présent séminaire s’inscrit donc dans une véritable continuité de réflexions et d’actions communes.

Pour autant, les exigences de l’heure critique que nous vivons – avec l’effondrement de pans entiers des industries culturelles –, nous dictent de passer à une vitesse supérieure dans la conception et la mise en œuvre de solutions concrètes. Car c’est bel et bien dans un état d’urgence que nous nous trouvons. Urgence, à tirer parti du potentiel de croissance économique que représentent les contenus créatifs. Urgence à faire cesser le pillage des œuvres en ligne.

Heureusement, la multiplication des initiatives, privées et publiques, nationales et communautaires, largement convergentes, traduit une prise de conscience généralisée : il faut agir, et agir sans tarder. Je ne citerai que les plus significatives.

Je pense d’abord à la plate-forme de discussion organisée par la Commission européenne, avec les parties prenantes, dans la foulée de sa communication du 3 janvier de cette année. Et je remercie par avance Gregory PAULGER, qui nous rendra compte de l’avancement de ses travaux.

Au Conseil de l’Union européenne, un projet de conclusions de la présidence, portant sur les contenus créatifs en ligne, est en cours de discussion. Il repose sur la double conviction que l’offre en ligne de contenus culturels présente un potentiel considérable de développement en Europe, qui peut bénéficier aussi bien aux créateurs qu’au public. Mais que le piratage, qui atteint dans certains secteurs un seuil critique – je pense en premier lieu à la musique – constitue un obstacle important, voire insurmontable, au développement de l’offre légale dont dépend, dans une large mesure, le dynamisme de l’industrie européenne des contenus culturels et créatifs.

Dans plusieurs Etats membres des démarches coopératives ont été engagées directement entre les créateurs, les industries culturelles et de média, et les opérateurs des réseaux numériques, en partenariat avec les pouvoirs publics.

Les deux processus les plus avancés à ce jour ont été engagés au Royaume-Uni et en France.

Chez nos amis britanniques, un accord exemplaire a été conclu le 24 juillet dernier, entre les principaux fournisseurs d'accès Internet et les industries culturelles, pour mettre en place des mesures d’information des consommateurs sur les conséquences – pour eux-mêmes et pour l’économie de la création – du piratage.

En France, c’est le 23 novembre 2007 que les fournisseurs d'accès à Internet, les chaînes de télévision et les ayants droit de la musique et du cinéma se sont entendus sur un plan qui comporte deux volets indissociable : d’abord, l’amélioration de l’offre légale de contenus créatifs en ligne et, ensuite, la mise en œuvre, avec l’aide des pouvoirs publics, d’un mécanisme de prévention du piratage. Cet accord s’est traduit, vous le savez, par un projet de loi que je défendrai dans quelques semaines devant le Parlement français.

Toutes ces initiatives sont prometteuses, car elles ont pour point commun de responsabiliser tous les acteurs de la chaîne de la création et de la diffusion pour favoriser le développement des contenus culturels en ligne.

Elles doivent se multiplier, et s’intégrer harmonieusement dans le cadre européen. L’Union offre en effet un espace politique particulièrement pertinent pour traiter cette problématique qui ignore les frontières étatiques, même si elle reste structurée dans une certaine mesure par les différences culturelles et linguistiques.

Et c’est ici que prend place le séminaire dont vous êtes les acteurs. Il s’agit de contribuer à la réflexion européenne – et à celle des Etats membres –, afin d’accélérer les convergences qui s’esquissent entre les acteurs des contenus créatifs en ligne. Vos travaux vont permettre de lancer des passerelles et de tracer la voie de futurs compromis qui bénéficieront à tous.

Cette orientation opérationnelle du séminaire supposait un travail de préparation important, auquel les intervenants des cinq ateliers se sont prêtés de bonne grâce, sous la houlette des dix modérateurs. Je tiens donc à vous remercier, très chaleureusement, de l’investissement consenti.

Les ateliers qui se dérouleront en parallèle concernent respectivement, vous le savez, l’évolution des usages, les modèles de financement, l’interopérabilité de l’offre, les moyens de favoriser une circulation accrue des œuvres en ligne, enfin, la forme que pourrait prendre une gestion européenne des droits.

. L’évolution des usages, d’abord, car nous devons partir de la question : qu’attendent les « consommateurs » ?

En effet, le temps passé sur Internet ne remplace pas toujours le temps passé devant les médias traditionnels. On n’attend pas la même chose de la télévision et, par exemple, d’Internet, d’un programme linéaire et d’un service de VOD. Il y a le plus souvent une forme de complémentarité. Les études montrent même que cette complémentarité, lorsqu’elle est exploitée par une chaîne qui décline ses émissions sur Internet, permet d’augmenter l’audience totale d’un programme.

C’est pourquoi, je pense que chacune des offres en ligne doit valoriser ses caractéristiques propres, afin de donner à l’utilisateur le plus large accès aux œuvres. Car Internet est bel et bien une opportunité pour le plus grand nombre d’accéder rapidement, au moment où il le souhaite, à une offre élargie de services. Il sera sans doute nécessaire, pour cela, de s’interroger sur la « chronologie des médias », ou encore de veiller à ce que le cadre réglementaire accompagne au mieux ces évolutions.

. Deuxième question essentielle : quels modèles économiques équitables pour les contenus créatifs en ligne ?

Autrement dit, comment faire converger tous les intérêts ? Les intérêts des artistes et de ceux qui les soutiennent, les intérêts des internautes et enfin ceux des opérateurs de télécommunications ? Chacun a besoin de l’autre : sans contenus, les réseaux ne sont que des tuyaux vides, sans réseaux, les contenus ne peuvent être distribués. Chacun a besoin de l’autre, mais tous ne parviendront à travailler ensemble que si les accords qui se nouent respectent les intérêts de chacun, qu’ils soient financiers ou moraux.

Il y a eu beaucoup d’avancées sur ce terrain au cours des derniers mois. Dans de nombreux pays, des accords ou des partenariats inter-industries ont été noués – et Xavier COUTURE est particulièrement bien placé pour les évoquer. Il y a quelques jours à peine, en France, le site de partage de vidéos Dailymotion a signé un accord avec trois sociétés d'auteurs, qui permettra à ces sociétés de percevoir des droits pour les œuvres de leur répertoire proposées sur ce site : par exemple des œuvres d’art graphique, ou des œuvres audiovisuelles, y compris des captation de spectacles vivants.

Ce colloque va nous permettre, là encore, de partager nos expériences et nos bonnes pratiques. Au-delà, nous réfléchirons ensemble aux moyens de développer des modèles économiques équitables.

Ces moyens, quels peuvent-ils être, très concrètement ? Parmi les leviers à la disposition de l’autorité publique, je pense au cadre fiscal, et, pour ne prendre qu’un exemple, au taux de TVA réduit dont je souhaite qu’il puisse s’appliquer à tous les biens et services culturels – et tout particulièrement aux services en ligne.

C’est un sujet, nous le savons, extrêmement complexe : si certaines mesures de protection sont indispensables au développement d’une offre légale sophistiquée, elles ne doivent pas être un obstacle pour les consommateurs. A partir du moment où on achète une œuvre, on doit pouvoir l’écouter partout, sur sa chaîne, sur son baladeur, sur son auto-radio…

A cause des DRM, ce n’est pas toujours possible et il y a une vraie incompréhension, une vraie déception de la part des consommateurs qui sont alors tentés de se détourner des offres légales. Je souhaite que l’atelier dédié à ces sujets techniques permette d’envisager des solutions concrètes et coopératives à ce problème majeur.

. Autre enjeu essentiel, celui de la circulation des œuvres et de la gestion des droits attachés à ces œuvres.

Internet représente une chance inédite pour les artistes de rayonner au-delà des frontières de leur pays d’origine. Pour cela, nous devons nous concerter sur le format des données permettant l’identification des œuvres.

Mais nous devons aussi, bien sûr nous assurer que la rémunération des créateurs n’en sera pas affectée et que cette circulation se traduira bien par un renforcement de la diversité culturelle et non pas, à l’inverse, par un phénomène d’uniformisation et, au final, d’appauvrissement. Chaque pays a son système propre pour gérer les droits des artistes. Les conséquences d’éventuelles évolutions de ces systèmes doivent donc être soigneusement évaluées avant toute décision. Là aussi, le sujet nécessite un débat approfondi.

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Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je ne crois pas qu’il existe, pour traiter l’un ou l’autre de ces enjeux de solution unique. Le but de ce colloque est justement d’explorer ensemble toutes les pistes, de façon très ouverte. Mais je crois que nous pouvons dès maintenant nous accorder sur un principe assez simple : ce n’est pas aux consommateurs de décider s’ils doivent payer ou non les contenus en ligne, c’est aux artistes et aux entreprises qui produisent ou diffusent les contenus créatifs en ligne. Je crois que personne ici ne songerait à faire reposer le nouveau modèle économique des contenus créatifs sur la simple générosité !

Ce principe a l’avantage de laisser toutes les portes ouvertes, y compris celle de la gratuité, à partir du moment où celle-ci a été consentie. Je pense même à la solution qu’a choisie le groupe Radiohead pour la sortie de son dernier album, à savoir laisser l’internaute décider du prix ! Mais c’est un choix délibéré des artistes eux-mêmes.

La seule chose que ce principe exclut, c’est le piratage. Parce qu’alors, le créateur n’a aucune prise, aussi bien sur l’exploitation de son œuvre, que sur le respect du droit moral dont il jouit sur l’intégrité de celle-ci. Mais aussi parce que si nous laissons le piratage se développer, tous les efforts qui sont menés actuellement pour proposer des offres attractives – et elles sont de plus en plus riches et innovantes – ne serviront à rien. Aucun modèle économique ne peut résister au piratage. Endiguer le piratage de masse n’est pas une fin en soi, c’est la condition sine qua non pour permettre le développement de l’offre de contenus en ligne.

. Certains aspects techniques jouent également un rôle important dans le développement des contenus créatifs en ligne. Je pense, bien évidemment aux systèmes de gestion numérique des droits, communément appelés DRM. Le rôle de ces verrous est double : ils permettent à la fois d’identifier les contenus et de donner des droits d’accès.

Or il est entré dans les mœurs, et depuis longtemps, surtout chez les plus jeunes. Comment pouvons-nous renverser la tendance ? Quels sont les moyens pour lutter, très concrètement, contre le piratage de masse ? Comment mobiliser tous les acteurs de la chaîne, artistes, producteurs, opérateurs de télécommunication ? Comment sensibiliser les pirates occasionnels qui ne mesurent pas toujours les conséquences de leur geste ? Quel rôle doivent jouer les pouvoirs publics dans ce qui relève aussi  d’une éducation au respect des œuvres et de la création ? Tous les Etats n’en sont pas au même point, n’ont pas adopté les mêmes mesures, ou n’ont pas choisi d’intervenir avec la même force et il est important de partager aujourd’hui nos expériences.

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je souhaite que les échanges qui auront lieu aujourd’hui et demain matin soient riches et constructifs, qu’ils constituent un pas de plus, une impulsion supplémentaire pour le développement des contenus créatifs en ligne.

J’ai pleine confiance en notre capacité à dégager des convergences fortes, capables de fonder des propositions porteuses d’avenir. Je remercie encore les modérateurs des ateliers qui ont accepté la tâche passionnante d’animer les débats et d’amener les discussions vers des solutions concrètes. Je remercie également tous les intervenants et participants qui vont ensemble contribuer à la richesse des échanges et à l’originalité des pistes proposées.

Je cède maintenant la parole à Monsieur Denis OLIVENNES, Président du Nouvel Observateur, ancien président directeur général de la FNAC, et à qui j’ai confié, voici tout juste un an, une mission de concertation et de propositions pour le développement des offres légales et la lutte contre le piratage, qui s’est traduite par la signature en France des accords de l’Elysée.