Cher Abd Al Malik,
Je suis très fière d’honorer aujourd’hui en vous
un authentique poète, au verbe sensible et engagé, un enfant
prodige de la culture hip hop, qui prône un rap conscient, un rap fraternel,
aussi ambitieux esthétiquement qu’humainement.
Avec votre groupe NAP – New African Poets – créé
en 1988, vous avez inscrit Strasbourg et plus particulièrement le quartier
du Neuhof, où vous avez grandi, sur la carte du rap français.
Convoquant le meilleur de la scène hip hop, sur des musiques et des
textes ciselés, puissants et réalistes, votre album La
Fin du monde fait date. C’est bien une apocalypse, pris dans
son sens premier, celui d’une révélation.
Je sais combien vous êtes attentif au sens et au pouvoir des mots. Cela
vous vient sans doute de vos études de philosophie et de lettres classiques
à l’université de Strasbourg. Cette culture humaniste
est un élément fondamental de votre parcours, tout comme la
profondeur de votre foi. Une foi lumineuse, universaliste, qui prône
la paix, le dialogue et le respect. Le renouveau spirituel qu’a représenté
votre rencontre avec le soufisme, vous le racontez avec beaucoup de générosité
et de sensibilité dans votre très
bel ouvrage Qu’Allah bénisse la France,
paru en 2004. C’est à cette date également que sort votre
premier album solo, Face à face des coeurs.
Mais c’est avec Gibraltar, deux ans plus tard, que le grand public découvre
votre visage et votre musique, métissage inédit de rap, de jazz
et de la veine la plus poétique de notre chanson, avec notamment des
clins d’oeil à Jacques Brel. C’est la consécration
pour vous, qui remportez le Prix Constantin, le Prix Charles Cros et une Victoire
de la musique. C’est un choc pour notre univers musical, une lame de
fond qui emporte les genres et les étiquettes sur son passage.
Vous avez inventé une nouvelle chanson française. Vous avez
inventé une nouvelle chanson engagée. Vous avez inventé
un nouveau rap. Votre nom vient sur toutes les lèvres dès qu’on
évoque le slam, dont vous êtes aujourd’hui l’un des
plus ardents et singuliers représentants. Et lorsque le ministère
de la Culture et de la Communication décide de mettre à l’honneur
les cultures urbaines dans l’un des plus beaux monuments français,
le Grand Palais, vous répondez présent.
Je sais que vous ne voulez surtout pas être considéré
comme un symbole, sans doute par peur d’être prisonnier de ces
clichés et de ces sectarismes que vous abhorrez. Mais je crois que
vous êtes justement, pour tous ceux qui vous écoutent, celui
qui a fait bouger les lignes, celui qui a abattu les murs entre les styles,
entre les clans, celui qui se revendique aussi bien de Jay-Z que de Miles
Davis ou Jacques Brel, celui qui réconcilie subversion et patriotisme
et prône un rap qui panse les plaies.
C’est tout le sens de votre engagement au sein du collectif Beni Snassen,
du nom de la confédération qui réunit les tribus des
montagnes du Maroc de l’Est. Les artistes de ce collectif revendiquent
tout autant leur
singularité que leur communauté de valeurs. Ces valeurs sont
celles des origines du rap, porteur à la fois de douleur et d’espoir,
de spleen et d’idéal, pour reprendre le titre de votre premier
album, signé dans votre label Gibraltar.
Qui d’autre que vous, cher Abd Al Malik, pourrait aujourd’hui
convoquer le génie baudelairien pour porter l’âme du mouvement
hip hop ?
J’ai lu quelque part que vous étiez aussi un très grand
admirateur de Raymond Carver. On retrouve en effet dans vos textes cette même
conscience du pouvoir des mots, de leur force, des mots dont vous n’abusez
jamais, préférant toujours la concision, la justesse, même
si elles s’expriment dans ce « flow » dont vous êtes
si fier.
Mais même si vous peignez, comme lui, des réalités parfois
très crues, même si vous chantez l’ennui ou la rage, vous
portez toujours un message d’espoir.
Merci, cher Abd Al malik, pour votre poésie sombre et magnifique. Abd
Al Malik, au nom de la République nous vous faisons Chevalier dans
l’Ordre des Arts et des lettres.