DISCOURS POUR LA REMISE DE DECORATION
A JULIA KRISTEVA

28 mai 2008


© Farida Brechemier /MCC

Chère Julia Kristeva,

C’est un plaisir et un honneur pour moi de vous accueillir aujourd’hui pour saluer en vous une femme de lettres, une femme d’engagement, qui a profondément marqué notre temps de sa pensée et de sa sensibilité.

« Un monstre de carrefours » : c'est ainsi que vous vous êtes définie, chère Julia Kristeva.

Carrefour des pays : celui où vous êtes née, – la Bulgarie –, celui où vous êtes arrivée – la France –, sans compter tous ceux que vous avez traversés, où vous avez vécu, enseigné dans les plus grandes universités, en partageant d'autres cultures, avec ce goût des rencontres qui vous a toujours animée.

Carrefour des savoirs, également : la linguistique, la sémiotique, la psychanalyse, le fait religieux, que vous avez tous explorés.

Carrefour des engagements politiques et humains, avec toutes les voix des femmes, des blessés du monde, des opprimés qui résonnent, à chaque instant, dans votre existence.

Carrefour, en vous-même, du corps et de l'esprit, de la sensualité et de la réflexion, de la chair et de la théorie.

Comment retracer un chemin, votre chemin au milieu d'un tel foisonnement de vie ?

Sans doute est-ce la psychanalyse, après l'aventure de Tel quel aux côtés de Philippe Sollers – qui est présent parmi nous et que je salue –, qui vous a donné cette profonde liberté, mais aussi cette vraie tendresse pour tous ceux qui sont éternellement de l'autre côté, cette volonté de connaître au plus près la version étrangère de nous-mêmes.

La psychanalyse ne vous a jamais servi de rempart, de protection. Elle n'a jamais été pour vous une cure de normalisation. L'expérience du divan révèle, au contraire, selon vous, une violence insurrectionnelle. Elle est associée à la révolte, qui est, pour vous, un thème, un élan essentiel.

Vous avez posé des questions qui restent très actuelles, dans votre livre Les nouvelles maladies de l'âme, où vous décrivez le risque pour l'homme moderne de perdre sa vie psychique, sa capacité de recul, de méditation, de reconstruction du passé, de confrontation à ses propres détresses, à sa mélancolie, à sa langue intérieure.

Le langage, cet inconnu, vous n'avez cessé de l’interroger, dans le sillage du structuralisme. La révolution du langage poétique, où vous avez exploré les plus hauts espaces de la pensée avec Mallarmé et la profondeur des fleuves noirs avec Lautréamont, reste un livre capital.

Vous êtes une très grande théoricienne du langage, reconnue, admirée dans le monde entier ; la plus fine exploratrice qui soit, aussi, du temps sensible, celui de Proust, celui du « moi profond ». C'est sur la chair de la pensée et de la littérature que se déploie tout votre travail.

A mi-chemin des œuvres culturelles et de l'observation clinique, vous avez, avec une magnifique perspicacité, étudié le « génie féminin » dans l'extraordinaire triptyque que vous avez consacré à Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette. Peut-être aimez-vous particulièrement le regard extrêmement complexe d'Hannah Arendt, qui mêle politique et philosophie. Cette pensée qui s'ancre dans la philosophie, passe par la politique et revient à la philosophie : n'est-ce pas aussi, votre démarche, votre chemin ?

Comme Hanna Arendt, qui a été la première à voir des similitudes entre les deux visages du totalitarisme, le nazisme et le stalinisme, vous n'avez jamais cessé de dénoncer toutes les prisons de la pensée, toutes les injustices. Celles, en particulier, qui frappent les femmes. Vous avez récemment rendu un merveilleux hommage à Simone de Beauvoir- à laquelle vous aviez, par ailleurs dédié les trois volets du « génie féminin ». Elle demeure à vos yeux celle qui a permis que la femme s’impose comme égale de l’homme à tous les niveaux, depuis le plaisir jusqu'à toutes les fonctions de la pensée, de la politique et de la vie sociale.

Simone de Beauvoir était aussi cette femme dont tous les combats passaient par l’écriture, dont la liberté s’incarnait, se réalisait par l’écriture. C’est sans doute ce qui vous fascine chez cet auteur, vous qui êtes contre toutes les injonctions, qu'elles soient politiques ou formelles. En tant que femme et en tant qu'écrivain. Le roman vous a offert pour cela une vraie liberté. Vous avez une manière, très singulière et très subtile, de subvertir la forme, de jouer avec tous les codes. La narration s'accompagne toujours, chez vous, d'une ironie souterraine. Vous nous emportez vers la beauté tout en nous en dévoilant les arcanes.

Des Samourais à Possessions en passant par Le vieil homme et les loups et Meurtre à Byzance, vous avez su allier culture et roman populaire, emportement et distance, mystère et intelligence. Vous n'êtes pas simplement dans la fiction; vous êtes aussi dans le réel, l'actuel, à l'affût de toutes les transformations, de tous les soubresauts du monde.

Dans Cet incroyable besoin de croire, paru en 2007, vous interrogez la place du religieux dans l'individu et nos sociétés post modernes. Vous repensez jusqu'à son fondement, jusqu'à sa source, ce besoin qui anime l'être humain. Vous remontez ainsi jusqu'au besoin de croire « pré-religieux » qui a traversé toutes les civilisations naissantes. En appuyant, d'une manière extrêmement concrète et concernée, vos analyses sur des faits de société récents, vous offrez une matière considérable pour tous les débats d’actualité.

Vous qui êtes non-croyante, vous avez admirablement cerné et analysé la pulsion de la foi humaine. Votre livre Thérèse, mon amour, paru tout dernièrement, est un récit fascinant. Votre écriture épouse merveilleusement, dans sa scansion, dans sa flamme, ce mélange de souffrance et de jubilation, d'extase et de clairvoyance extrême qui portait Thérèse d’Avila. « Jamais, je n'aurai votre vitesse, votre fièvre, souplesse, rudesse, ténacité désespérée, ni cette furieuse, caressante lucidité » ajoutez-vous.

On disait de Thérèse d'Avila qu'elle était un « conquistador spirituel ». Elle est à vos yeux une inlassable veilleuse. Comme vous l'êtes vous-même, avec un constant souci de l’autre, de tous les autres. Vos engagements sont sincères et fidèles. Vous faites partie, depuis plusieurs années, du Conseil National Handicap, dont le combat nous concerne tous.

Vous avez une fine compréhension de l'humain, qui touche tous ceux qui vous rencontrent. Et une telle passion de la pensée. Vous avez toujours avancé à la recherche de cette « folle vérité », comme si chacune de vos idées, de vos réflexions était, elle-même, à sa manière, une histoire d'amour. Vous, le « sombre sujet balkanique », comme vous l'avez dit de vous-même avec humour, vous êtes une lumière essentielle de notre culture et de notre pays.

Julia Kristeva, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier dans l'ordre de la Légion d'Honneur.