Discours et communiqués de presse

 

Lecture par Christine Abanel de
« On ne chemine jamais seul sur le chemin de la création »,
extrait de La Voie des masques de Claude Lévi-Strauss

vendredi 28 novembre 2008

Lecture par Christine Abanel, ministre de la Culture et de la Communication de « On ne chemine jamais seul sur le chemin de la création », extrait de La Voie des masques de Claude Lévi-Strauss, publié en 1979, chez Plon à l’occasion de la journée hommage à Claude Lévi-Strauss au musée du quai Branly.

Il serait […] illusoire de s'imaginer, comme tant d'ethnologues et d'historiens de l'art le font encore aujourd'hui, qu'un masque et, de façon plus générale, une sculpture ou un tableau, puissent être interprétés chacun pour son compte, par ce qu'ils représentent ou par l'usage esthétique ou rituel auquel on les destine. Nous avons vu qu'au contraire, un masque n'existe pas en soi ; il suppose, toujours présents à ses côtés, d'autres masques réels ou possibles qu'on aurait pu choisir pour les lui substituer.

En discutant un problème particulier, nous espérons avoir montré qu'un masque n'est pas d'abord ce qu'il représente mais ce qu'il transforme, c'est-à-dire choisit de ne pas représenter. Comme un mythe, un masque nie autant qu'il affirme : il n'est pas fait seulement de ce qu'il dit ou croit dire, mais de ce qu'il exclut.

N'en est-il pas de même pour toute oeuvre d'art ? En réfléchissant sur quelques types de masques de peuplades américaines, nous aurions alors posé un problème beaucoup plus vaste, qui est celui du style. Des styles contemporains ne s'ignorent pas mutuellement. Même chez les peuples dits primitifs, une certaine familiarité se noue à l'occasion des guerres suivies de pillage, des cérémonies intertribales, des mariages, des marchés, des échanges commerciaux occasionnels. L'originalité de chaque style n'exclut donc pas les emprunts ; elle s'explique plutôt par un désir conscient ou inconscient de s'affirmer différent, de choisir parmi tous les possibles certains que l'art des peuples voisins a refusés. Cela est aussi vrai des
styles qui se succèdent. Le style Louis XV prolonge le style Louis XIV ; et le style Louis XVI prolonge le style Louis XV ; mais, en même temps, chacun récuse l'autre. D'une façon qu'il veut faire sienne, il dit ce que disait dans son langage le style antérieur, et il dit aussi autre chose que celui-ci ne disait pas et qu'à la muette, il l'invitait à énoncer.

Une des notions les plus pernicieuses que nous ait léguée le fonctionnalisme, et qui tient encore tant d'ethnologues sous son empire, est celle de peuplades isolées, fermées sur elles-mêmes, vivant chacune pour son compte propre une expérience particulière d'ordre esthétique, mythique ou rituel. On méconnaît ainsi qu'avant l'ère coloniale et les siècles d'action destructrice à distance que, même dans les régions les
mieux protégées, le monde occidental a exercée par ses germes pathogènes et ses produits exportés, ces populations plus nombreuses étaient davantage aussi au coude à coude.

A quelques exceptions près, rien de ce qui se passait chez l'une n'était ignoré de ses voisines, et les modalités selon lesquelles chacune s'expliquait et se représentait l'univers étaient élaborées dans un dialogue ininterrompu et véhément.

A ceux qui nous contestent le droit d'interpréter les mythes ou les oeuvres d'art d'une population en les comparant aux mythes et aux oeuvres d'autres populations, et qui tiennent pour seule légitime la méthode consistant à rapporter, disons les mythes d'un groupe à l'organisation sociale, à la vie économique et aux croyances religieuses de celui-ci, on répondra : sans doute, il faut commencer par là, et demander d'abord à l'ethnographie du groupe considéré tout ce qu'elle peut fournir. C'est, d'ailleurs, ce que nous n'avons pas cessé de faire dans nos recherches sur la mythologie américaine en prenant soin, pour chaque groupe, de
nous entourer de toutes les informations de ce type recueillies par nousmêmes et d'autres sur le terrain, ou disponibles dans la littérature. Ces dernières sont les seules qu'on puisse utiliser dans le cas de groupes physiquement disparus ou dont la culture s'est effondrée au cours des ans, victimes d'un sort qui ne saurait justifier cet autre crime, cette fois d'ordre scientifique, consistant à faire comme s'ils n'avaient pas existé.

Seuls mésestiment notre déférence presque maniaque envers les faits ceux dont toute la culture ethnologique se réduit au groupe qu'ils ont personnellement étudié ; comme si, aujourd'hui encore, on ne travaillait pas de la façon la plus profitable et la plus neuve sur une littérature grecque, latine ou hindoue vieille de plusieurs millénaires, legs de peuples encore plus irrévocablement disparus que ceux qu'on nous reproche d'étudier à travers leurs oeuvres et sans nous rendre parmi eux, ce qui, pour les trois quarts des cas sinon même davantage, ne servirait pas ce genre d'enquête, dans l'état de délabrement où l'irruption de la civilisation mécanique les a placés...

La vraie question n'est pas là. Même dans la meilleure des hypothèses – celle d'une culture encore vivante, avec des croyances et des pratiques bien préservées –, l'étude des corrélations internes entre la mythologie ou l'art et tout le reste, constituerait un préalable absolument nécessaire, mais insuffisant. Ces ressources locales une fois exploitées, d'autres efforts sont requis de l'analyste. Car ces mythes s'opposent à d'autres mythes, ils les contredisent ou les transforment, et il serait impossible de comprendre
ceux-là sans se référer à ceux-ci, de la même façon que tout énoncé s'explique au moyen de mots qui, précisément, n'y figurent pas, pour autant que ceux employés par le locuteur tirent leur signification et leur portée d’avoir été choisis de préférence à d’autres qu'il aurait pu employer, et auxquels, en commentant le texte, il convient donc de se référer.

L'importance de ces contrepoints explicites ou implicites ressort, d'une manière particulièrement nette, des cas examinés dans le présent livre.

Les caractères plastiques des masques dzonokwa demeureraient inintelligibles sans les comparer à ceux des masques swaihwé. Pourtant, ils proviennent de populations différentes par la langue et la culture, mais
assez voisines toutefois l'une de l'autre pour qu'un des deux masques ait pu être emprunté : les caractères plastiques du masque xwéxwé, qui appartient aux Kwakiutl, ne s'expliquent que comme une imitation du
masque swaihwé des Salish. Mais sa charge sémantique est fonction tout à la fois de celle que possède chez eux le masque dzonokwa, et le swaihwé chez les Salish.

Parallèles ou opposées, toutes ces fonctions sémantiques forment entre elles un système qui relève de l'idéologie du cuivre, par l'intermédiaire de laquelle peuvent seulement s'éclairer les ressemblances qu'offrent, dans l’ordre plastique, les masques swaihwé d'un groupe et les plaques de cuivre ouvragées de l'autre.

A son tour, cette idéologie du cuivre et les fonctions sociales et économiques qu'elle exprime demandent, pour être comprises, qu'on articule les mythes des peuples de la côte avec ceux de leurs voisins de l'intérieur : les Déné. Rapprochement que la proximité géographique seule rendrait légitime, mais qui tire une raison supplémentaire du fait que, dans le nord-ouest de l'Amérique, les principaux gisements de cuivre sont en territoire athapaskan, et que, par l'intermédiaire des Tlingit, presque tout le cuivre indigène venait de là. Ce n'est pas tout ; car les Déné ou Athapaskan du Nord, qui, dans le passé, surent recuire, détremper et forger le cuivre natif, surpassèrent tous leurs voisins dans l'art de la métallurgie : peut-être parce qu'il faut voir en eux les derniers héritiers de cette vieille culture du cuivre, florissante dès le cinquième millénaire dans la région des Grands Lacs et dont, en conséquence de changements climatiques survenus vers le troisième millénaire, les premiers représentants auraient émigré vers le nord pour suivre le recul de la forêt boréale, et de sa faune qui formait leur gibier habituel.

Par l'intermédiaire d'opérations logiques qui projettent à distance, transforment ou inversent les représentations, une histoire à l'échelle des millénaires, qui s'est déroulée dans l'extrême Nord, viendrait donc s'imbriquer avec une autre plus récente et de périodicité plus courte : celle que, loin vers le sud, attestent les migrations saIish du continent vers l'île, puis de l'île vers le continent, ainsi que les conflits et les alliances de ces mêmes Salish avec les Kwakiutl méridionaux : développements dont les traditions locales préservent le souvenir, même si elles les transfigurent en événements mythiques.

Sur une longueur de près de trois mille kilomètres, des structures idéologiques se sont échafaudées, respectant toutes les contraintes inhérentes à leur nature mentale et qui, en conformité avec elles, encodent, comme on dit aujourd'hui, les données du milieu et de l'histoire.

Elles incorporent ces informations à des paradigmes préexistants, et elles en engendrent ainsi de nouveaux sous forme de croyances mythiques, de pratiques rituelles et d'oeuvres plastiques. Sur cette immense étendue, ces croyances, pratiques et oeuvres restent solidaires les unes des autres quand elles s'imitent, et même, peut-être surtout, quand elles semblent s'infliger des démentis. Car, dans l'un et l'autre cas, elles se font équilibre par-delà les frontières linguistiques, culturelles et politiques dont toute notre argumentation a prouvé la transparence, à moins que leur fermeture toute relative n'instaure une contrainte logique autant qu'historique, et ne marque les points où s'opèrent les renversements.

En se voulant solitaire, l'artiste se berce d'une illusion peut-être féconde, mais le privilège qu'il s'accorde n'a rien de réel. Quand il croit s'exprimer de façon spontanée, faire oeuvre originale, il réplique à d'autres créateurs passés ou présents, actuels ou virtuels. Qu'on sache ou qu'on l'ignore, on ne chemine jamais seul sur le chantier de la création.