Claus Sluter peut être considéré comme une des
plus grandes personnalités artistiques de la fin du Moyen Âge.
Au moment où domine dans les -principales capitales de l’Europe
ce qu’on nomme le « gothique international », c’est-à-dire
un art qui se caractérise par des formes souples et élégantes,
expressions du raffinement aristocratique des alentours de 1400, Sluter
rompt avec ce monde formel pour lui substituer une véhémence
plastique et un renouvellement du langage expressif dont les conséquences,
d’abord en Bourgogne même, mais bientôt dans une
partie de l’Europe, vont être déterminantes.
Le nom de celui qui deviendra en 1389 le sculpteur attitré
ou « ymagier » du duc Philippe le Hardi apparaît
pour la première fois – entre 1350 et 1388 ! –
sur les registres des tailleurs de pierre de Bruxelles : Claes de
Slutere van Herlamen. Le début de son activité doit
se situer en Brabant aux alentours de 1380. Aucune œuvre assurée
n’est attestée avant son arrivée à la cour
de -Bourgogne en 1385 : ni les consoles de Bruxelles, de Bruges ou
de Malines, qui sont relativement médiocres, ni celles du château
de Vincennes (des années 1370), une commande royale, dans lesquelles
on a voulu voir récemment des œuvres de jeunesse, n’annoncent
d’une manière ou d’une autre l’exceptionnelle
personnalité du sculpteur telle qu’elle se déploie
à Dijon. Nous ignorons tout de ses contacts possibles avec
la cour de France et avec les artistes parisiens qui ont joué
un rôle déterminant dans le développement artistique
des années 1370-1400.
Trois ensembles d’œuvres sont à rattacher directement
à son activité au cours de sa maturité : les
commandes de la fontaine de vie et du portail faites par le duc de
Bourgogne pour la chartreuse de Champmol (fondée en 1383),
ainsi que le tombeau ducal conservé au musée des beaux-arts
de Dijon. La conception du portail de la chartreuse est certainement
due à l’architecte Drouet de Dammartin et au sculpteur
Jean de Marville auquel on attribue la très belle Vierge à
l’Enfant du trumeau. Mais, pour des raisons encore mystérieuses,
le portail sera élargi de façon à abriter dans
les piédroits, soutenues par d’amples consoles figurées,
les statues en prière du duc et de la duchesse Marguerite de
Flandre, chacun étant accompagné d’un saint intercesseur,
respectivement Jean-Baptiste et Catherine. Cette disposition est inspirée
des portails parisiens sous le règne de Charles V. Mais Sluter
confère aux sculptures des piédroits, qu’il exécute,
une fois à la tête de l’atelier ducal après
la mort de Jean de Marville survenue en 1389, une énergie,
une présence remarquables : les quatre physionomies sont traitées
avec une acuité telle que l’on conçoit tout ce
que la peinture néerlandaise (d’un Robert Campin ou des
frères Van Eyck) va pouvoir tirer de cette magistrale réalisation.
Les six figures de prophètes – Moïse, David, Jérémie,
Zacharie, Daniel, Isaïe – initialement surmontées
d’un calvaire, qui constituent la fontaine traditionnellement
connue sous le nom de Puits de Moïse, au centre de l’ancien
cloître des chartreux, donnent la pleine mesure du génie
visionnaire de Sluter. Nous ignorons la part exacte de son travail
personnel et celle de son neveu Claus de Werve qui est son compagnon
au sein de l’atelier ducal, mais l’« inventio »,
la conception de ces extraordinaires figures viriles ne peut être
due qu’à Claus Sluter lui-même. Une grande part
de leur impact plastique et de leur expressivité si puissante
et si singulière vient des costumes imaginés par Sluter
et dans lesquels les corps sont le plus souvent comme empêtrés.
Les physionomies n’ont plus rien de « réaliste
», comme on l’a dit, elles n’appartiennent pas au
monde des humains. Les anges deuillants offrent également l’exemple
d’une reformu-lation géniale d’un thème
ancien. Les fondations du Calvaire sont posées en 1396 et les
travaux ont dû être achevés en 1402.
Le troisième ensemble ne doit peut-être à Sluter
que la supervision des travaux confiés pour l’essentiel
à Claus de Werve et à d’autres compagnons : il
s’agit du tombeau du duc et de la duchesse, dont l’atelier
ducal, encore sous -l’autorité de Jean de Marville, avait
conçu à partir de 1384 la structure d’ensemble
avec ses arcatures surmontées de dais. Déjà affaibli
par la maladie qui allait l’emporter dans l’hiver 1405-1406,
Sluter a cependant répondu à -l’appel de Jean
sans Peur et, par un contrat daté du 11 juillet 1404, l’année
de la mort de Philippe le Hardi, il s’engage à achever
le tombeau de celui-ci avec -quarante pleurants en albâtre,
semblables aux deux qui avaient déjà été
-exécutés (par Jean de Marville ou par lui-même
?). Même si la part de la participation effective de Sluter
à cet ensemble paraît aujourd’hui bien discutable,
certaines figures de pleurants sont d’une invention si magistrale,
si puissante, qu’on ne saurait exclure la paternité de
Sluter, du moins du dessin de ces œuvres.
Un autre ensemble, aujourd’hui disparu, permettrait de compléter
d’une façon significative le corpus des œuvres du
génial artiste : il s’agit d’un groupe sculpté
champêtre qu’il a créé en 1393 pour la résidence
favorite de Philippe le Hardi et de Marguerite de Flandre, le château
de Germolles (au nord-ouest de Chalon-sur-Saône). Assis sous
un orme, le duc et la duchesse étaient entourés de moutons.
Ce groupe complétait le décor du château dont
les peintures murales et les tapisseries développaient d’autres
thèmes bucoliques.