Il n’y a pratiquement plus de grand problème de l’ethnologie
que nous -puissions traiter sans nous référer à
l’œuvre de Griaule » déclarait Claude Lévi-Strauss
dans son Hommage1. Figure majeure de l’ethnologie française,
Marcel Griaule fut un pionnier de l’ethnographie et des enquêtes
de terrain à l’époque où, pour étudier
les populations lointaines, les chercheurs ne quittaient guère
leur cabinet.
Dès 1928, il parcourut l’Abyssinie, l’ancienne
Éthiopie, à pied ou à dos de mulet, puis il dirigea
la fameuse mission Dakar--Djibouti de 1931 à 1933, expédition
d’une audace folle, première grande aventure ethnologique
française en Afrique. Plus encore, Griaule et son équipe
multiplièrent les enquêtes en pays dogon jusqu’au
jour miraculeux où, devant son assiduité à comprendre
le religieux, l’ethnologue fut jugé digne d’être
initié. Le vieux sage Ogotemmêli, avec l’accord
du conseil des anciens, lui révéla des pans entiers
de sagesse, la vision symbolique de l’univers, les clés
de la cosmogonie dogon. Griaule s’empressa de publier un livre
grand public, Dieu d’eau, régulièrement réédité
depuis sa parution en 1948, pour montrer au plus grand nombre, sans
l’appareil scientifique habituel, la complexité et la
cohérence parfaite de la pensée dogon.
Sa vie durant, Griaule aura été habité par un
idéal d’humanisme et de vérité. Son œuvre,
son enseignement, son action, tout son être furent entièrement
dévoués à une même cause, la défense
de l’Afrique, l’apologie des cultures et des mythologies
africaines, le combat contre le racisme et les préjugés
des Blancs, contre le colonialisme et l’impérialisme.
Avec une intuition sans faille, il s’enthousiasmait déjà
pour le développement durable, la politique de petits -travaux
et, à ce titre, avait obtenu la construction d’un barrage
à échelle humaine en pays Dogon.
Homme d’action et militaire, commandant aviateur, croix de guerre
39-45, son engagement antifasciste n’a jamais faibli, contre
l’agression italienne en Éthiopie d’abord, pendant
l’Occupation ensuite. Son livre La peau de l’ours a figuré
sur la « liste Otto » des livres interdits par les autorités
allemandes, tandis qu’il s’est attiré les foudres
de la presse collabo. Tout entier dévoué à l’Autre,
militant indigné, voyageur-ethnographe, irrésistible
tribun à l’assemblée de l’Union française,
écrivain, professeur à la Sorbonne, Griaule ne s’est
pas installé dans le confort de la gloire et des certitudes,
il ne s’est pas laissé ébranler non plus par quelques
jalousies et aigreurs malveillantes, il a inlassablement poursuivi
son œuvre jusqu’à la mort, hélas prématurée.
Les Dogon ne s’y sont pas trompés car, fait sans précédent,
Griaule a rejoint les Ancêtres en recevant des funérailles
selon leurs propres coutumes. Résolument moderne et visionnaire,
cette grande figure humaniste n’aura jamais été
autant d’actualité.