Tu sauras que je suis présentement sous la presse. Je perds
ma virginité d’homme inédit de jeudi en huit,
le 1er octobre. […] Je vais pendant trois mois consécutifs
emplir une bonne partie de la Revue de Paris. » Flaubert n’est
plus tout à fait un jeune homme – il a déjà
trente-cinq ans – lorsque paraît Madame
Bovary, dans la revue dirigée par Maxime Du Camp, le
compagnon du voyage en Orient. L’histoire littéraire
ne retient d’ordinaire que la date de 1857, l’année
du procès, en janvier-février, et de la publication
en volume chez Michel Lévy, courant avril. Mais le scandale,
moral et littéraire, éclate au dernier trimestre de
1856.
Soit que le sujet lui fût imposé, soit que Flaubert se
l’imposât comme antidote à l’exubérance
de sa nature, Madame Bovary prit cinq années au long desquelles
la littérature n’a jamais rimé aussi richement
avec la rature. Au total, 4500 pages manuscrites, conservées
comme autant de preuves, pour en faire imprimer 500. Ce n’est
pourtant pas que ce premier roman publié, à la -différence
des suivants, exigeât de nombreuses lectures préparatoires
ou des recherches documentaires poussées : la Normandie, il
y habite ; la vie d’un médecin, il la connaît de
famille ; les mœurs de son temps, il les subit ; et il a fait
du Bourgeois son ennemi le plus intime.
Ce ne sont pas non plus les combinaisons de l’intrigue qui retardent
la composition : elle est tellement plate et banale, cette histoire
d’adultère finissant mal, qu’un suicide comme celui
de Delphine Delamarre, l’épouse d’un médecin
à Ry, près de Rouen, peut, en lui fournissant le prétexte
d’un fait divers, rassurer l’auteur quant à l’extrême
banalité de son sujet. Les difficultés viennent d’ailleurs
; elles surgissent à chaque tour de phrase d’impératifs
contradictoires qui rendent presque impossible l’acte d’écrire
: que les mots soient à la fois justes et musicaux ; que les
détails, se détachant pour eux-mêmes, vaillent
comme éléments entrant dans un ensemble ; que le Style
et que l’Art s’enlèvent sur un fond de vulgarité
sans sublimation ; que la prose prenne la densité du vers en
conservant les moyens de la prose ; que l’Ironie plane et que
l’Obscène se fasse sentir sans qu’on puisse leur
assigner une origine ; que la Voix du sentiment, sortie des livres
romantiques, et que la vox populi, colporteuse d’idées
reçues, s’autodétruisent ; que l’auteur,
présent partout, s’absente en tant qu’homme, et
que l’écrivain mâle se transforme en petite femme
souffrante.
Quand il achève la rédaction, en mars 1856, Flaubert
sait qu’il n’en a pas encore fini avec son interminable
roman. S’ouvre alors une longue période -d’incessants
remaniements au gré des censures, des résistances et
parfois des autocensures. Après un premier avis de Maxime Du
Camp, Flaubert allège son manuscrit d’une trentaine de
pages, certaines corrections relevant moins de -l’esthétique
que de la précaution. Mais les ciseaux d’Anastasie ne
s’arrêtent pas là : à la seconde lecture,
les directeurs de la Revue procèdent à de nouvelles
« coupures […] indispensables » : l’auteur
récupère son manuscrit hachuré en plus de soixante-dix
endroits par des hommes de bon goût qui veulent estomper «
l’ignoble réalité » (par exemple, les «
mouches à viande » sont chassées des Bertaux)
et qui censurent les mots interdits : adultère, concubine,
filles, concupiscence disparaissent sous les biffures. Par une violente
réaction, Flaubert obtient qu’on rétablisse le
texte dans son intégralité. Et la publication commence.
Peu après la première livraison dans la Revue, l’autre
directeur, LaurentPichat, reconnaît que l’auteur révoltera
quelques lecteurs, mais que « le début va bien ».
La suite va beaucoup moins bien, en revanche : dans la cinquième
livraison, celle du 1er décembre – où devaient
paraître les six premiers chapitres de la troisième partie,
commençant aux retrouvailles avec Léon – Du Camp
exige une franche amputation : « Ta scène du fiacre est
impossible, non pour nous qui nous en moquons, non pour moi qui signe
le numéro, mais pour la police correctionnelle qui nous condamnerait
net. » La Revue courant le risque de la suppression, Flaubert
accepte le sacrifice de la scène, en contrepartie d’une
note signée « M.D. » [Maxime Du Camp], donnant
acte à l’auteur du retran-chement d’un «
passage qui ne pouvait convenir à la Revue de Paris ».
Au nom
de ces mêmes convenances, la Revue impose la suppression de
trois autres -passages dans la dernière livraison, datée
du 15 décembre. Mais cette fois, Flaubert est décidé
à faire valoir son bon droit d’auteur, fût-ce au
prix d’une action en justice. Quelques semaines avant le procès
intenté par le ministère public aux directeurs de la
Revue de Paris et à l’auteur de Madame Bovary, celui-ci
a consulté l’avocat Senard en vue de traîner ses
propres éditeurs en justice, pour abus de pouvoir et manquement
à la parole donnée. Finalement, une solution de compromis
est trouvée : dans une note, l’auteur proteste avec -sécheresse
contre la suppression faite au nom de la morale, et décline
la responsabilité d’une œuvre ainsi fragmentée.
Cette note de l’auteur, ajoutée à celle de Maxime
Du Camp, en bas de pages de deux numéros successifs, a très
probablement attiré l’attention du ministère public,
rendu vigilant à l’égard d’une publication
républicaine qui avait déjà fait l’objet
de deux avertissements pour des motifs politiques (elle sera supprimée
en 1858, après l’attentat d’Orsini).
Pour Flaubert, l’année 1856 se termine sur deux événements
gros de menaces et de promesses : le 24 décembre, il signe
le contrat avec Michel Lévy ; le 27, une lettre de Du Camp
lui apprend que l’instruction est ouverte.
D’où vient cette « beauté de provocation
», stigmatisée par l’avocat Pinard, en des termes
mieux sentis que ceux de la défense moralisatrice assurée
par Senard ? Elle tient surtout à des procédés
qui révoltent les convenances autant qu’ils révolutionnent
les conventions romanesques. Sous couvert d’un roman balzacien,
présenté comme « Mœurs de province »,
Flaubert met en place des dispositifs de désorientation et
de démoralisation du public : les regards croisés en
focalisation interne, l’emploi fréquent du style indirect
libre brouillant l’énonciation, l’absence d’un
personnage « positif » disant la norme, privent le lecteur,
et surtout la lectrice, de repères stables dans l’ordre
des valeurs. Au nom du principe d’impersonnalité, mis
au point dans les lettres contemporaines à Louise Colet, l’auteur
se rend coupable d’une sorte de délit d’abstention.
Si la justice du second Empire lui intente un procès, c’est
qu’il n’a pas instruit préalablement dans son roman
le procès du vice et de la bêtise. Par là, il
bafoue l’éthique et l’esthétique. Le succès
de scandale qui s’en suivra donne du jour au lendemain la notoriété
à un inconnu, qui entre en Littérature sur un malentendu
: il disait ne viser qu’à l’Art pur dans le silence
de sa retraite, et le tribunal lui renvoie bruyamment le blâme
d’une mauvaise action.