Lorsqu’on envisage les progrès qui ont été
accomplis en physique depuis une dizaine d’années, on
est surpris du mouvement qui s’est produit dans les idées
sur l’électricité et la matière. »
La jeune femme très pâle, mince, vêtue de noir,
qui parle d’une voix douce et nette dans l’amphithéâtre
de physique de la Sorbonne est Marie Curie, première femme
à y enseigner. Sa leçon inaugurale, le 5 novembre 1906,
fut un événement mondain : à côté
des étudiants se pressaient journalistes et curieux, femmes
du monde aux immenses chapeaux et sévères professeurs.
Accueillie par de longs applaudissements, Marie Curie avait commencé
son cours en -expliquant la théorie de la radioactivité,
les travaux de Becquerel et leurs conséquences, citant «
monsieur Curie » et ses recherches tragiquement interrompues.
« Son cours terminé, et après avoir donné
une vision de la petite lueur bleue du radium, madame Curie se retira
comme elle était apparue, modeste et simple, insensible aux
applaudissements et aux ovations de son -auditoire » comme l’écrivit
L’Illustration avec admiration. Les autres journaux ne furent
pas en reste, Le Journal voyant en ce jour une grande victoire du
féminisme : « Le temps est proche où les femmes
deviendront des êtres humains. »
Chargée de cours à l’École normale supérieure
de jeunes filles depuis 1900, Marie Curie avait développé
une approche réservée jusqu’alors au seul enseignement
masculin en introduisant des compléments de mathématiques
et des travaux pratiques. Mais c’est la mort brutale de Pierre
Curie en avril 1906 qui fit d’elle la première femme
professeur d’université.
La désignation d’un successeur à Pierre Curie
avait posé un problème difficile. La chaire qu’il
occupait seulement depuis dix-huit mois avait été créée
spécialement pour lui. Certes, la définition de l’enseignement
correspondant était très souple, lui laissant toute
latitude pour aborder des sujets variés, les questions de symétrie
aussi bien que de l’ionisation des gaz et la radioactivité.
Le développement de ce dernier domaine avait motivé
la création de la chaire. Bien qu’il songeât toujours
à revenir à des travaux de cristallographie, ses recherches
menées en collaboration avec Marie Curie et quelques élèves
dans le laboratoire de la rue Cuvier portaient sur la radioactivité.
Ce laboratoire, certes insuffisant pour répondre aux besoins,
rassemblait des appareillages délicats, des sources de radioéléments
particulièrement précieuses. Marie Curie était
chef de travaux et, à l’évidence, personne n’était
plus qualifié qu’elle pour reprendre le flambeau, –
mais aucune femme n’avait jamais enseigné à la
Sorbonne –. Rompant avec la tradition, la faculté des
sciences nomma Marie Curie chargée de cours et -directrice
du laboratoire. Elle devint professeur titulaire deux ans plus tard.
Pierre Curie (1859-1906), auquel elle succède dans ces circonstances
dramatiques, était un physicien à la fois exceptionnel
et atypique. Avec son frère Jacques, il avait découvert
en 1880, à vingt et un ans, la piézoélectricité,
à -l’origine de multiples applications.
Préparateur (1882), puis chef de travaux enfin professeur (1895)
à l’École de physique et chimie industrielles
de la ville de Paris, il s’intéressa d’abord aux
questions de symétrie, puis au magnétisme. Le principe
de symétrie de Curie énonce un certain nombre de relations
entre les éléments de symétrie des causes et
ceux des effets produits lors d’un phénomène physique.
Sa thèse de -doctorat « Sur les propriétés
magnétiques des corps à diverses températures
» -établit les lois applicables aux trois types d’éléments
connus, diamagnétiques, paramagnétiques et ferromagnétiques
et la disparition à haute température (point de Curie)
des propriétés particulières de ces derniers.
En 1895, Pierre Curie épouse Maria Sklodowska, jeune Polonaise
venue poursuivre ses études scientifiques à la Sorbonne.
Fin 1897, Marie Curie entreprend une thèse de doctorat sur
les « rayons uraniques » découverts par Becquerel.
Un appareillage de mesure quantitative du rayonnement utilisant un
quartz piézoélectrique est mis au point avec Pierre
Curie à l’École de physique et chimie. Constatant
que l’émission de rayonnement est plus intense pour les
minerais d’uranium que pour l’uranium lui-même,
elle soupçonne la présence d’un élément
inconnu. La recherche de cet élément, menée en
commun avec Pierre Curie, les conduit à découvrir en
juillet 1898 le polonium puis en décembre le radium, parachevant
ainsi la découverte de la radioactivité. Les Curie partagèrent
avec Henri Becquerel le prix Nobel de physique de 1903, Pierre obtint
enfin une chaire de physique à la Sorbonne et fut admis en
1905 à l’Académie des sciences.
Pierre Curie s’intéressa très tôt aux effets
biologiques des rayonnements en collaborant avec des médecins.
« Enfin dans les sciences biologiques les rayons du radium et
son émanation produisent des effets intéressants que
l’on étudie actuellement. Les rayons du radium ont été
utilisés dans le traitement de certaines maladies (lupus, cancer,
maladies nerveuses). Dans certains cas leur action peut devenir dangereuse.
» indique-t-il dans son discours de réception du prix
Nobel. La conclusion de ce dernier illustre l’ampleur de ses
vues et une extraordinaire prescience. « On peut concevoir encore
que dans des mains -criminelles le radium puisse devenir très
dangereux et ici on peut se demander si l’humanité a
avantage à connaître les secrets de la nature, si elle
est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera
pas nuisible. L’exemple des découvertes de Nobel est
caractéristique, les explosifs puissants ont permis aux hommes
de faire des travaux admirables. Ils sont aussi un moyen terrible
de -destruction entre les mains des grands criminels qui entraînent
les peuples vers la guerre. Je suis de ceux qui pensent avec Nobel
que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes
nouvelles. »
Pierre Curie meurt le 19 avril 1906 dans un accident de circulation.
Traversant une rue sous la pluie, abrité par son parapluie,
il ne vit pas arriver un lourd camion hippomobile. Il tenta de se
raccrocher à l’un des percherons, mais glissa entre les
sabots. La roue arrière gauche lui broya la tête, le
tuant sur le coup. Marie Curie resta marquée à jamais
par cette catastrophe. L’émotion de la communauté
scientifique contribua certainement à la décision prise
de nommer Marie Curie professeur à la Sorbonne. La voie d’accès
aux postes élevés de l’enseignement supérieur
et de la recherche était ouverte aux femmes.
Hélène Langevin-Joliot
directrice de recherche émérite CNRS-IN2P3
et Alain Bouquet
directeur de recherche au CNRS
directeur du Musée Curie