1956 est une année importante dans l’histoire intérieure
de la France, notamment parce qu’elle ébranle la puissance
du « parti de Maurice -Thorez ». Depuis qu’au
printemps de 1934 Staline avait découvert que l’ennemi
le plus dangereux pour le communisme de l’URSS n’était
pas la pauvre France de Poincaré et d’Herriot mais
l’Allemagne d’Hitler, le PCF avait reçu pour
rôle d’appuyer le patriotisme français, allié
potentiel de la Russie, et pour cela de réintégrer
la Nation. Cette politique eut un immense succès populaire,
qui valut au PCF une croissance en effectif, en électorat,
des influences de toutes sortes et fit de lui un acteur de tout
premier ordre aux temps du Front populaire, de l’Occupation
et de la Résistance, de la Libération et encore (défensivement
cette fois) au temps des débuts de la « guerre froide
». Puissance énorme (peut-être 500.000 adhérents,
25% des voix aux élections, contrôle total de la CGT,
etc.), consolidée par une discipline de fer et une cohésion
morale redoutable, consistant en fait en une véritable dévotion
aux dirigeants, Staline le premier d’entre eux, et Thorez
pour la France. C’est ce système qui est contesté
de diverses façons, en 1956, du dehors et du dedans, ce qui
justifie que l’on fixe à cette date son entrée
dans une phase durable de lent affaiblissement.
Du dedans d’abord. La mort de Staline (9 mars 1953) inquiète
et Khrouchtchev tarde à devenir un leader incontesté.
C’est chose faite en février 1956, au XXe congrès
du PCUS, où son rapport de secrétaire général
reconnaît qu’il y a eu des fautes dans la politique
de Staline.
Puis survient la publication dans la presse internationale (en France,
Le Monde du 4 juin) d’un autre rapport, initialement secret,
reconnaissant et dénonçant des « crimes ».
Le PCF le mit en doute (« rapport attribué à
K. ») mais le tabou de l’admirable perfection du régime
et des dirigeants du « pays du socialisme » était
bel et bien rompu.
C’est le début d’une ère de contestations
internes, notamment de la part des intellectuels, qui ne cessera
plus, sinon par la série longuement échelonnée
de l’exclusion ou de la démission des contestataires.
D’autant que – quand une brèche est ouverte elle
ne peut que s’élargir – la contestation ou la
discussion ne s’en prennent plus seulement aux outrances sectaires
de la propagande ou de la discipline mais aussi à des actes
relevant de la politique générale elle-même
en cours de changement1. C’est dans le même semestre
que le parti décide de maintenir son soutien au gouvernement
SFIO (Guy Mollet), refusant ainsi de prendre clairement parti pour
la révolte nationale des Algériens, ce que bien des
militants eussent trouvé plus conforme aux principes révolutionnaires.
Ceci nous amène vers l’extérieur. L’Algérie
en révolte donc, ce qui mènera la France au fiasco
de Suez. Mais aussi réactions antistaliniennes en Europe
dans les démocraties populaires (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie,
etc…). Khrouchtchev, auteur d’une esquisse de libéralisation
en URSS, ne peut accepter en Europe centrale des libéralisations
qui aboutiraient, de fait, au -rétrécissement de l’Empire
soviétique. Là il joue la résistance, et c’est
l’inter-vention meurtrière de l’armée
rouge qui rétablit le communisme à Budapest.
Quand Khrouchtchev, qui leur était suspect, redevient un
brutal stalinien, les staliniens français redeviennent khrouchtcheviens
: ils approuvent l’entrée des chars russes dans la
capitale hongroise. Et c’est la deuxième date -historique
de cette extraordinaire année 1956. L’opinion publique
française, toujours majoritairement hostile au communisme,
s’indigne avec colère à la fois contre l’URSS
et contre la direction du PCF ; survient le 7 novembre une -véritable
émeute au centre de Paris pour attaquer et tenter de détruire
le siège de L’Humanité et celui du comité
central. Il y a plusieurs morts. Il en reste une trace marquante
de topographie symbolique : le siège du comité central
était au 44, rue Le Peletier, sur le carrefour dit de Châteaudun
(en souvenir de la ville martyrisée par les Prussiens en
1871). Châteaudun devient le carrefour Kossuth (1848, la Hongrie
et la Liberté) à la suite d’une décision
du conseil de Paris. Le PCF vit diversement ce choc. Beaucoup d’intellectuels
quittent alors le parti avec colère, d’autres ont plutôt
tendance à rester et serrer les rangs devant ce qui paraît
être une menace d’hostilité fascisante. Mais
il est sûr qu’une date de spectaculaire importance est
franchie.
Quant à Maurice Thorez, vrai symbole du long demi-siècle
écoulé, il survit jusqu’en 1964, mais l’ébranlement
de sa santé interférant avec celle, bien réelle,
du système de direction et aussi avec la confusion politique
de l’époque a déjà mis un terme à
son « règne ».
Maurice Agulhon
professeur honoraire au Collège de France
membre du Haut comité des célébrations nationales