César-François Cassini de Thury (1714-1784), petit-fils
du grand -astronome, est le maître d’œuvre de la
Carte générale et particulière de la France dont
la première feuille est mise en vente le 15 août 1756.
Neuf ans plus tôt, Louis XV lui-même a confié au
savant le levé de ce qui deviendra la première carte
de base de la France. Pendant l’été 1756, Cassini
présente la feuille de Beauvais (2e feuille) au roi résidant
alors à Compiègne ; après avoir admiré
la précision des détails, le monarque annonce que le
trésor royal ne peut plus aider l’entreprise. Très
rapidement est constituée une association dont l’objectif
est de permettre la continuation de l’œuvre par un soutien
financier qui va couvrir 20 % des dépenses. Elle comprend cinquante
membres parmi -lesquels figurent la marquise de Pompadour, le comte
de Saint-Florentin, chargé de la Maison du roi, le contrôleur
général Peyrenc de Moras, des militaires de haut rang,
des membres de l’Académie des sciences, des conseillers
d’État, des magistrats du parlement de Paris et de la
Chambre des comptes. Pour équilibrer les comptes, Cassini usera
d’autres moyens : vente des feuilles, souscriptions, contrats
avec les États provinciaux, participation des généralités.
Les contri-butions des provinces correspondront à 38 % des
dépenses, mais obligeront à publier, parallèlement
aux feuilles de la carte de France, des cartes spéciales pour
le Languedoc, la Bourgogne, la Bresse et la Provence, la Guyenne constituant
un cas particulier.
La carte de Cassini est levée et gravée à moyenne
échelle, le 1 : 86 4001. Cassini veut réaliser un document
de validité permanente dont les points forts sont les positions
des objets, principalement des clochers des villages. Pour -chacune
des 175 feuilles, trois cents de ces positions sont déterminées
par l’enchaînement de triangles, eux-mêmes rattachés
à la triangulation générale du royaume achevée
par l’Académie en 1744. Les éléments susceptibles
de changement sont considérés par le savant comme de
simples compléments qui ne peuvent bénéficier
de la même précision que celle accordée au positionnement
des villages. Cassini limite la représentation du réseau
routier à celle des principaux chemins et n’envisage
pas de la corriger alors que les ingénieurs des Ponts et Chaussées
réalisent d’importants travaux. En 1793, la carte est
transférée de l’observatoire de Paris, maison
des Cassini, au dépôt de la Guerre. Les militaires vont
entreprendre les indispensables mises à jour et corriger les
planches de cuivre pour constituer une nouvelle édition de
la carte avec deux échelles, l’une en toises et l’autre
en mètres. Notons, par ailleurs, qu’aucun nivellement
-systématique n’est effectué au XVIIIe siècle
et que le traitement du relief par les ingénieurs de Cassini
est vivement critiqué par leurs collègues servant dans
l’armée.
La collecte des toponymes figurant sur la carte de France mérite
une attention particulière. Les ingénieurs de Cassini,
formés aux opérations géométriques, partent
sur le terrain munis d’un graphomètre à lunettes,
d’une règle, d’un compas, d’une lunette,
d’une loupe et d’un rapporteur. Pour pointer, avec le
graphomètre, les objets dont ils déterminent la position
par des mesures d’angles, ils montent dans les clochers accompagnés
par le curé ou un habitant du lieu, qui leur indique les noms
des objets sélectionnés. De retour à Paris, ils
calculent les distances entre les objets d’après les
mesures angulaires qu’ils ont recueillies et, avant de repartir,
ils déposent auprès de Cassini les registres contenant
ces calculs, mais aussi les listes des toponymes écrits suivant
l’« usage ordinaire » (usage local).
Déjà lorsqu’en 1733 ont repris les travaux de
triangulation couvrant la France « pour le bien de l’État
et l’utilité du public », le père de César-François,
Jacques Cassini (1677-1756), insiste sur l’intérêt
que présente la carte de France pour la connaissance exacte
de l’étendue du royaume et l’établissement
de projets utiles à l’État et au commerce : nouveaux
chemins et nouveaux canaux, en facilitant le transport des marchandises
d’une province à l’autre, procureront l’abondance
au royaume. De tels projets font bientôt l’objet de cartes
prévues par la circulaire de 1738 sur les Ponts et Chaussées,
à l’origine des grands atlas « de Trudaine ».
Par la suite, les bonnes relations existant entre les Ponts et Chaussées
et Cassini de Thury se traduisent par la nomination de Jean-Rodolphe
Perronet à l’un des trois postes de directeur de la société
de la carte de France.
Mais un autre objectif, plus ancien, est toujours d’actualité
: la simplification des divisions administratives, alors marquée
par l’esprit géométrique manifesté par
la carte de France et les opérations menées par les
Ponts et -Chaussées. Cet esprit anime, en effet, les projets
élaborés dans les années 1780 par Robert de Hesseln
et, bientôt, ceux du comité de constitution préconisant,
en septembre 1789, le découpage de la France en quatre-vingt-un
carrés -réguliers. À cette date, les révolutionnaires
font table rase des privilèges des pays d’États
et de l’affirmation de la personnalité des provinces.
La carte de Cassini devient l’instrument nécessaire au
découpage de la France en départements. Considérée
par Pierre Dumez et Pierre-Gilles Chanlaire comme propriété
de la Nation, elle leur permet de produire l’Atlas national,
publié à partir de 1790 pour faire connaître les
nouvelles divisions.
Le passage de la carte de Cassini à la carte de l’État-Major
se fera très -lentement. La nouvelle carte commence à
paraître en 1832 et ne sera achevée qu’en 1880
; entre-temps, elle fait l’objet de nombreuses mises à
jour. La lenteur de sa production va prolonger la vie de l’œuvre
des Cassini. La confiscation de 1793 est un épisode douloureux
pour Jean-Dominique Cassini (1748-1845), fils et continuateur du créateur
de la carte de France, mais c’est Louis Capitaine qui fait valoir
les droits des associés en engageant une action aux multiples
rebondissements.
Les historiens de la cartographie pourraient mettre à profit
l’anniversaire de la publication de la carte de Cassini pour
célébrer les œuvres marquantes des XVIIe et XVIIIe
siècles. Celles-ci, contrôlées par l’Académie
des sciences, ont bénéficié de l’appui
de rois éclairés et de ministres œuvrant pour le
progrès : Colbert, le comte d’Argenson, Maurepas, le
duc de Choiseul ou encore Fleurieu… Grâce à ces
hommes, des méthodes sont diffusées, des moyens sont
attribués ; au XIXe siècle, ces acquis vont permettre
la multiplication, tant sur terre que sur mer, d’œuvres
presque parfaites.
Monique Pelletier
directeur honoraire du département des cartes
et plans de la Bibliothèque nationale de France