Issu d’un milieu modeste, Eugène Carrière passe
son enfance et sa jeunesse à Strasbourg. Il y fréquente
à -partir de 1862 l’école municipale de dessin
et, dès 1864, est placé comme apprenti chez un lithographe
industriel. En 1869, contre l’avis de son père, il s’installe
à Paris et entre dans l’atelier de Cabanel, puis à
l’École des beaux-arts en 1873. En 1876, il échoue
au Prix de Rome et expose pour la première fois au Salon (Portrait
de la mère de l’artiste, Strasbourg, MAMCS). Il se marie
en 1878, sa femme Sophie et leurs sept enfants seront, dans son œuvre,
des modèles récurrents.
Se dégageant progressivement de l’influence de l’École,
il trouve au milieu des années 1880 son propre vocabulaire
plastique. Il reçoit le soutien des critiques et des collectionneurs,
autant d’amitiés dont témoignent les portraits
peints par l’artiste. En 1890, il rallie la Société
nationale des beaux-arts et peint le portrait de Paul Verlaine (Paris,
musée d’Orsay) qui deviendra une « icône
». S’ouvre alors pour Eugène Carrière une
période extrêmement féconde. Reprenant la lithographie,
il met au point une technique qui influence sa peinture : monochromie,
évincement des détails, stylisation et déformation
: « Je n’ai su mon métier que depuis la découverte
que j’ai faite, que la ligne courbe était le contour
de toute chose, et jamais la ligne droite. (..) Ça doit se
dessiner avec la ligne ondulante d’une plante… et c’est
ainsi que doit être dessinée une femme, un horizon, enfin
tout », confie-t-il à Edmond de -Goncourt en 1896.
La seconde moitié de la décennie 1890 est jalonnée
de compositions de grande envergure : Théâtre Populaire
(Paris, musée Rodin), Christ en Croix (Paris, musée
d’Orsay) ainsi que des commandes de décors publics (Sorbonne,
mairie du XIIe arrondissement). Voyageant en France et en Europe,
il peint -également de nombreux paysages. En 1898, il ouvre
une « académie » qui accueille notamment Matisse
et Derain. À la fin du siècle Carrière, qui fréquente
le salon d’Aline Ménard-Dorian, prend une part active
aux débats de son temps. Il milite en faveur de l’éducation
populaire avec Gustave Geffroy. Aux côtés de Georges
Clemenceau, il s’engage en faveur du capitaine Dreyfus et réalise
en 1897 une affiche pour le lancement de l’Aurore.
À la fin de l’année 1902, Carrière, atteint
d’un cancer de la gorge, est opéré. Affaibli par
la maladie mais sollicité de toutes parts, il envisage de -s’installer
en Belgique où il fait de longs séjours. En 1903, il
est le premier président du Salon d’automne. Le 20 décembre
1904, un banquet, présidé par Rodin, est organisé
en son honneur. Fin 1905, Carrière subit une nouvelle -opération
qui le laisse paralysé et le condamne au mutisme. Ses amis
se relaient à son chevet, échangeant avec l’artiste
des conversations au crayon. Il s’éteint à Paris
le 27 mars 1906, dans sa maison de la Villa des Arts.
Resté en retrait des querelles artistiques de son époque,
Eugène Carrière fut toute sa vie un ardent humaniste,
plus préoccupé de ce qui rassemble les hommes que de
ce qui les sépare. « Visionnaire de la réalité
» selon ses propres termes, il cherche à fixer sur la
toile une réalité psychologique : « Quand je fais
un être, j’ai la pensée, tout le temps, que j’ai
à rendre des formes habitées ». Sa peinture, loin
de se cantonner aux scènes de l’intimité familiale
et aux portraits, embrasse l’ensemble des genres picturaux,
qu’il traite avec le même synthétisme. À
bien des égards, son art est proche des préoccupations
esthétiques du symbolisme pictural. Sans descendant direct,
en partie à cause de la leçon de liberté et de
connaissance de soi qu’était son enseignement, ce maître
des jeunes Fauves eut néanmoins une influence marquante sur
le Picasso de la période bleue ainsi que sur les jeunes futuristes
italiens.