« M. de Tocqueville, causons,
disait Louis-Philippe, je désire que vous me parliez un peu d’Amérique.
». Depuis deux siècles les Français – comme
les Américains – parlent d’Amérique avec Tocqueville.
Il est l’inspirateur de ceux qui réfléchissent sur
l’art de gouverner les démocraties modernes. Il est aussi
celui qui a, plus que tout autre, mis en évidence la -singularité
de la culture française, façonnée par les habitudes
de l’absolutisme et par l’aventure incomparable de la Révolution.
Par ses origines Tocqueville semblait prédestiné à
étudier la difficile adaptation de la démocratie en France
; sa pensée est inséparable du roman noir de son histoire
familiale. Né le 29 juillet 1805, il appartient par son père
à la noblesse normande d’épée, par sa mère
il est l’arrière-petit-fils de Malesherbes qui protégea
les encyclopédistes avant de défendre Louis XVI devant
la Convention, ce qui lui valut d’être guillotiné.
De son milieu et de la tradition des Lumières, Tocqueville hérite
le sens du service de l’État, le goût des Lettres,
l’attachement à la liberté et à ses garanties.
Fils de rescapés de la Terreur révolutionnaire, il est
aussi obsédé très précocement par l’idée
de la ruine inéluctable de l’ancien ordre aristocratique;
la révolution de Juillet 1830 le confirme dans le sentiment que
la démocratie est irrésistible ; il décide alors,
à vingt-cinq ans, de partir pour les États-Unis afin d’y
répondre à une interrogation politique -douloureuse :
comment installer en France une démocratie libérale et
éviter la récurrence des violences révolutionnaires.
Pour partir, il fallait un « prétexte » : jeune magistrat,
Tocqueville recourut à un sujet à la mode pour obtenir
une autorisation d’absence. La réforme des prisons passionnait
l’opinion éclairée européenne : il proposa
d’aller étudier les prisons américaines avec son
ami Gustave de Beaumont. De son voyage (avril 1831-février 1832),
il rapporta un solide rapport Du système
pénitentiaire aux États-Unis et de son application en
France (1833) écrit en collaboration avec son compagnon
; il rapporta surtout les éléments du livre qui allait
faire de lui, à trente ans, un publiciste acclamé en Europe
comme aux États-Unis : De la Démocratie
en Amérique, publié en 1835, offre de la constitution
américaine une analyse dans la manière de Montesquieu.
Tocqueville y étudie les traits qui préservent la liberté
aux États-Unis : le fédéralisme, le « self-government
» qui permet aux citoyens de participer à la vie publique
dans les communes, véritables « écoles primaires
» de la liberté ; le pouvoir judiciaire, enfin, qui fait
contrepoids aux excès de l’exécutif et du législatif.
Après ce livre de science politique, Tocqueville élargit
son projet de l’étude de l’Amérique à
celle des démocraties en général, et des lois aux
mœurs. Le second volume de De la Démocratie
en Amérique, publié en avril 1840, explore la culture
démocratique sous toutes ses formes : sentiments, passions, idées
philosophiques ou esthétiques, croyances religieuses, mœurs
politiques ; Tocqueville s’y place dans la lignée des grands
moralistes.
Ce nouvel ouvrage, plus vaste dans
son objet, est aussi plus sombre. Candidat malheureux à la députation
en 1837 à Valognes dans le Cotentin près du château
de ses ancêtres, puis élu en 1839, Tocqueville découvre
sur le terrain la tendance naturelle des individus dans les démocraties
à se replier sur leurs intérêts privés. Cet
« individualisme » favorise l’émergence d’un
despotisme nouveau dont Tocqueville imagine les traits en un texte célèbre
; un despotisme « tutélaire », « absolu, détaillé,
régulier, prévoyant et doux » mais qui ne travaille
au bonheur des hommes que pour les réduire éternellement
en enfance. Étonnante prémonition des effets possibles
d’un État providence, qui en 1840 n’était
qu’embryonnaire, et où certains ont cru lire audacieusement
une anticipation des totalitarismes modernes.
Pourtant Tocqueville n’est pas un penseur désespéré
; d’abord député, il se rallie à la République
en 1848 sans enthousiasme ; il devient ministre des Affaires étrangères
du 2 juin au 31 octobre 1849 et s’efforce de freiner la dérive
réactionnaire qui suit l’échec des révolutions
de 1848. Sans succès : les Souvenirs,
rédigés en 1850, brossent un tableau féroce du
monde politique ; aussi bien la vocation de Tocqueville était-elle
plus théorique que pratique. Le coup d’État de Louis
Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, interrompt sa
carrière politique, lui donnant le loisir de chercher dans l’Histoire
les raisons qui expliquent le retour des révolutions en France.
Le grand coupable, dans notre histoire, c’est l’absolutisme
royal. L’Ancien Régime et la Révolution, publié
en juin 1856, découvre l’origine de la centralisation administrative
dans la monarchie absolue qui a monopolisé tous les pouvoirs
et inspiré aux Français l’habitude de s’en
remettre à l’État ; le succès des théories
révolutionnaires, en 1789 comme en 1830 ou en 1848, tient à
l’inexpérience politique d’une nation toujours maintenue
en tutelle. Tocqueville songeait à rédiger ensuite des
considérations sur la Révolution et l’Empire. La
tuberculose l’emporta en 1859, alors qu’il avait à
peine ébauché son travail.
Science politique, histoire, sociologie de la culture… L’œuvre
de Tocqueville est rétive aux classifications. Elle offre à
la fois une analyse-incomparable des risques que les sociétés
égalitaires font courir à la liberté, et une réflexion
normative sur l’art d’accommoder les démocraties.
Aussi bien le retour de Tocqueville en France depuis quarante ans, est
bien davantage qu’une mode, ou une idéologie. Depuis Raymond
Aron, Claude Lefort, François Furet, la lecture de Tocqueville
est au cœur du débat sur la modernité politique et
sur ce qu’on a appelé l’exception française.