Mort il y a neuf cents ans, Rashi continue
aujourd’hui à être le commentateur de référence
dans l’exégèse juive de la Bible. Comment expliquer
cette fortune singulière qui, dès la génération
de ses disciples, fait que ses œuvres sont diffusées, recopiées,
reconnues pour leurs qualités pédagogiques, dans les communautés
juives mais aussi, très rapidement, chez les biblistes chrétiens
? Rashi, c’est-à-dire R[abbi] Sh[elomoh] I[tzhaki], Salomon
fils d’Isaac – Rabbi Salomon ou Salomon de Troyes, comme
le désigneront les auteurs chrétiens, après des
études dans la vallée du Rhin, revient dans sa Champagne
natale, y fonde une école talmudique, célèbre dans
tout l’Occident, et y passe le restant de ses jours, se consacrant
surtout à l’enseignement mais peut-être aussi à
la viticulture. Ses œuvres sont issues de cet enseignement : commentaire
de presque toute la Bible hébraïque, commentaire du Talmud,
réponses à des consultations (teshuvot).
Le moment où il vit explique en partie le succès de cette
œuvre. En -Occident chrétien, les communautés juives,
établies depuis longtemps, n’ont pas encore connu d’essor
intellectuel : si, dès la seconde moitié du XIe siècle,
les signes avant-coureurs d’un renouveau du savoir se font très
largement percevoir, tant chez les juifs que chez les chrétiens,
avec la multiplication pour les uns des yeshivot (écoles rabbiniques),
pour les autres des écoles cathédrales, si de plus en
plus des maîtres célèbres attirent à eux
des étudiants que n’effraient pas les distances –
c’est un peu plus tard, avec ce que l’on a appelé,
peut-être avec quelque exagération, la « Renaissance
du XIIe siècle », que se produira l’éclosion
des savoirs, dans tous les domaines de la vie intellectuelle.
Rashi fait partie de ces maîtres qui préparent et expliquent
cette floraison. Il recueille l’héritage de ses prédécesseurs
juifs – grammairiens et commen-tateurs de la Bible, dont les travaux
ont été recueillis dans de grands recueils anonymes, comme
le Midrash Rabba sur le Pentateuque. Or, il se trouve que l’exégèse
mise en œuvre dans ces ouvrages (qui transmettent les plus anciennes
traditions d’interprétation), fondée sur les catégories
du midrash, étrangères aux schèmes mentaux des
intellectuels d’Occident, n’est plus comprise. En prônant
un retour aux textes bibliques, en exigeant une compréhension
réelle de leur signification littérale (sans pour autant
renoncer totalement aux apports du midrash), Rashi opère une
véritable révolution. Son œuvre féconde à
son tour les travaux de ses disciples, que l’on regroupe sous
l’appellation d’ « école exégétique
de France du Nord » – puisqu’en effet c’est
des pays de langue d’oïl que sont originaires les principaux
d’entre eux.
L’exégèse chrétienne
se trouve elle aussi stimulée par le renouveau de l’exégèse
juive : à une époque où les échanges entre
juifs et chrétiens sont particulièrement intenses, les
biblistes chrétiens réalisent l’importance de l’intelligence
littérale des Écritures : les maîtres de l’école
parisienne de Saint-Victor, Hugues et André notamment, posent
les fondements de ce renouvellement de l’exégèse
chrétienne et mettent à profit l’apport des auteurs
juifs – qu’ils citent tout d’abord anonymement (Hebraei
dicunt, « Les Hébreux disent ») ; le rôle même
de Rashi sera pleinement reconnu, au début du XIVe siècle,
par l’un des plus grands exégètes du Moyen Âge,
le franciscain Nicolas de Lyre, dont chaque page de la Postille sur
l’Ancien Testament cite Ra. Sa., où l’on aura reconnu
notre Rabbi Salomon.
De la sorte, Rashi est l’un des premiers grands auteurs français
– antérieur à Chrétien de Troyes, il est
contemporain des premières Chansons de geste. Auteur français,
non seulement parce qu’il a vécu la plus grande partie
de sa vie en France, mais surtout parce que son œuvre fournit le
premier grand corpus de termes français dans les domaines de
la vie quotidienne et des techniques. En effet, selon une tradition
qui s’est hélas perdue, la lecture liturgique de la Bible
hébraïque s’accompagnait d’une traduction en
langue vernaculaire ; les très nombreux mots français
dont sont émaillés ses commentaires proviennent sans doute
de cette traduction. Mais le vocabulaire français qu’il
fournit est encore plus considérable, si l’on ajoute les
gloses françaises des commentaires talmudiques. Auteur français
aussi par ses qualités majeures – celles qu’on louera
chez les écrivains du Grand Siècle : absence de verbosité,
précision, clarté.