Faut-il parler d’absurde ? L’écrivain français
qui meurt, sous l’uniforme anglais, dans un obscur combat de la
Campagne de France, vient de rompre, à l’automne 1939,
avec l’organisation – faut-il parler d’église
? – au service de laquelle il a mis depuis, à peu près,
sa vingtième année, l’essentiel de son énergie,
le Parti communiste français, dont il n’a pas accepté,
lui, journaliste en charge des questions internationales dans son grand
quotidien du soir, qu’il justifie le pacte Hitler-Staline. C’est
un homme libéré de ses attaches partisanes, lancé
dans l’écriture de son quatrième roman – qui
achève de pourrir aujourd’hui, introuvable, dans le sol
d’une petite ville belge –, renvoyé plus que jamais
à l’amour qui l’unit à « Rirette »,
son épouse, et à ses deux enfants. C’est cet homme-là,
entre ironie et désespoir, qu’une balle allemande réduit
au silence, à trente-cinq ans. Nul ne pourra jamais dire ce qu’eût
été l’évolution du troisième des fameux
« petits camarades » de la rue d’Ulm dont le dernier
survivant, Raymond Aron, dira, élégamment, à la
veille de sa mort, qu’il était le plus brillant d’eux
trois et auquel le troisième, Jean-Paul Sartre, redonnera existence
pour la génération des années 60, grâce à
sa superbe préface à la réédition du premier
livre paru de Nizan, Aden Arabie.
Au reste, à son mariage avec Henriette Alphen, les deux témoins,
à la mairie du Ve arrondissement, sont les deux susnommés...
Mais « Paul-Yves » ne mérite pas de rester dans la
mémoire collective pour sa seule biographie d’intellectuel
engagé, fût-elle exemplaire par sa précocité,
son radicalisme, sa rigueur morale et son désespoir. Si nos contemporains
méritent Nizan, c’est un peu pour l’acuité
dérangeante de sa critique politique, celle qui soulève
d’une indignation tendue aussi bien Aden
Arabie et Les
chiens de garde que ses trois romans parus
entre 1933 et 1938 (Antoine Bloyé,
Le Cheval de Troie, La Conspiration) ; c’est,
surtout, au-delà des choix idéologiques de ses lecteurs,
pour la qualité de son écriture. Les romans démontrent
la possibilité d’avoir une écriture politique sans
langue de bois, les deux pamphlets prouvent l’inanité de
l’idée reçue, pas sans intention, suivant laquelle
l’extrême-droite serait seule à maîtriser la
langue de la polémique. Le ton Nizan est net, coupant, sans complaisance
rhétorique, à l’image de la phrase qui signa son
entrée en littérature (« J’avais vingt ans.
Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge
de la vie. »). En même temps, et c’est ce qui fait
sa force pour aujourd’hui comme, déjà, pour son
temps, il y a toujours chez lui un arrière-plan d’inquiétude,
une inquiétude rongeante, celle qui mène Antoine Bloyé
à un lent suicide existentiel, qui provoque la mort ou la dérive
de certains des personnages – les plus complexes, les plus problématiques
– du Cheval de Troie,
son roman le plus injustement méconnu, et de La
Conspiration, son roman le plus achevé.
On peut penser que, tant qu’il existera des raisons de se révolter
contre l’état du monde et, dans le même mouvement,
d’en désespérer sourdement, la voix de Paul Nizan
vaudra d’être entendue ; encore faut-il la faire entendre.
La commémoration de 2005 – plus ou moins jumelée
avec celles de Sartre et d’Aron – peut être l’occasion
sinon, à chaque pas, de le suivre du moins, pour commencer par
le commencement, de le lire.