La sortie de Tristes tropiques, c’est
d’abord le choc provoqué par l’allitération
du titre et le sens qu’il convoyait, et aussi par la phrase initiale
si souvent citée depuis : « Je hais les voyages et les
explorateurs ». Comment un livre consacré apparemment au
voyage pouvait-il s’ouvrir sur cette profession de foi et poser
en principe que tristes en réalité sont les tropiques
radieux de la romance publicitaire et de l’imagerie traditionnelle
? C’est qu’il s’agit en fait d’un « voyage
philosophique ». Le voyageur moderne court « après
les vestiges d’une réalité disparue », mais
il sait en revanche qu’eût-il été ce voyageur
ancien qu’il se plaît à imaginer, le sens du prodigieux
spectacle qu’il aurait vu lui aurait échappé, comme
il ne doute pas que, pour le voyageur de l’avenir, il aura été
ce spectateur infirme, « imperméable au vrai spectacle
qui prend forme en cet instant ».
Publié dans la collection « Terre humaine » (1) dirigée
par Jean Malaurie, Tristes tropiques est
le premier ouvrage d’ethnologie qui ait touché et même
fasciné le grand public. Ce fut un événement. Celui
d’une parole élégante et libre où, en refusant
le laisser-aller à la subjectivité pure, l’auteur
livre non seulement ses feuilles de route, l’histoire de sa vie
et de son parcours, ses comptes-rendus ethnographiques, ses réflexions
théoriques, une palpitante méditation sur le monde tel
qu’il va, mais aussi des ouvertures sur son imaginaire («
Je pense d’abord au Brésil comme à un parfum brûlé
») et sur la part émotionnelle de son mode d’être
au monde, qu’il parle de façon fugitive du trouble ressenti
au contact des corps à la peau veloutée de sable des jeunes
filles nambikwara, des peurs, du temps perdu ou de la part de souffrances
qu’inflige le terrain, ou des soins donnés à Lucinda,
le petit singe accroché à sa botte qui figure sur une
photographie très connue.
Les lecteurs ont été sensibles à l’élégance
du style (il fut question du prix Goncourt), à la beauté
des descriptions, mais aussi au ton désabusé du propos
devant le constat amer que « l’air devient partout aussi
lourd » à cause d’une « civilisation proliférante
et surexcitée » qui laisse derrière elle «
des terrains vagues grands comme des provinces… et un relief meurtri
» ou un milieu naturel urbain fait d’ordures, de ruines
et de suintements. Et cependant, à côté de la désillusion
et du désenchantement, on découvre, bien palpable, devant
les petits groupes indiens si fragiles qu’il suit dans leurs pérégrinations
nomades, un sentiment profond de compassion à l’égard
de cette « humanité si totalement démunie »
où se retrouve « quelque chose comme l’expression
la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse
humaine ».
Tristes tropiques est aussi un grand
livre d’ethnologie et fut accueilli comme tel. Quatre parties
sur les neuf qu’il comporte sont consacrées à
l’étude de groupes indiens : Caduveo, Bororo, Nambikwara
et Tupi-Karahib. Il contient des dizaines d’analyses théoriques
éclairantes ou des suggestions qui n’ont pas toutes été
suivies, ainsi qu’une réflexion sur la nature même
de l’aventure -ethnographique où se rejoignent la petite
histoire et la grande.
Voyage philosophique ou essai ethnographique, Tristes
tropiques est une immense méditation, un grand monologue
dont nous serions les auditeurs fascinés, dépourvu d’illusions
sur le devenir de l’humanité et porteur néanmoins
de la force spinoziste d’un double engagement. « Le monde
a commencé sans l’homme et il s’achèvera
sans lui », mais la seule manière d’y vivre est
soit d’essayer de le comprendre, à la recherche d’un
ordre ni contingent ni arbitraire mais signifiant, soit d’accepter
de suspendre sa marche pour entrer en contemplation devant une pierre,
une fleur ou l’œil d’un chat
.Françoise Héritier
professeur honoraire au Collège de France
1. Sur cette collection lancée en 1954 par les éditions
Plon, voir Brochure des célébrations nationales 2004,
p. 260