Apparemment simple, aisément
lisible, la peinture fermement composée et joyeusement colorée
de Fernand Léger peine pourtant à recueillir l’adhésion
du plus large public, qui semble lui préférer ses contemporains
Picasso ou Matisse, entre autres. Paradoxalement, c’est peut-être
la dernière décennie de son parcours, la plus diffusée,
celle de l’engagement aux côtés du parti communiste,
et du choix de thèmes résolument populaires, qui en a
occulté la meilleure part : la richesse d’inventions plastiques,
la délicatesse du traitement pictural, qui caractérisent
ses périodes antérieures.
Par ailleurs ses curiosités multiples et visionnaires, ses réalisations
dans de nombreux domaines (architecture, vitrail, scénographie,
cinéma), ses talents d’enseignant (il anima un important
atelier, formant de nombreux élèves étrangers),
et d’écrivain, la générosité exceptionnelle
de sa personnalité et les amitiés entretenues avec les
plus grands poètes, architectes ou cinéastes de son temps,
lui assurent une place éminente dans l’histoire de la première
moitié du XXe siècle.
Cubisme ou tubisme : la loi des contrastes (1907-1914)
Après de premières études d’architecture,
Léger se forme à Paris, à l’École
des arts décoratifs, et à l’académie Julian.
Très vite, il décide d’aller « aux antipodes
de l’impressionnisme », et revendique, comme tous les artistes
les plus originaux de sa génération, sa propre lecture
de Cézanne. Sa première œuvre majeure, Nus
dans la forêt, fait scandale au Salon
des indépendants de 1911. Elle présente un enchevêtrement
de figures robotisées, construites à -partir d’emboîtements
de tubes, dans une gamme presque monochrome de gris, beiges et verts
sombres.
Dans un deuxième temps seulement, entre 1912 et 1914, Léger
élabore sa théorie des contrastes – notion primordiale
qui guidera son œuvre entière – et s’applique
aussi bien aux formes (contraste de formes géométriques,
nettement découpées, et de zones plus floues, fumées
ou brouillards, dans La Noce
de 1911, ou dans La femme en bleu,
1912) qu’aux couleurs (choc des rouges et des verts, des jaunes
et des bleus, scandés par des noirs et des blancs purs). L’utilisation
systématique de ce principe va mener Léger jusqu’à
la quasi-abstraction des Contrastes de
forme de 1913-1914. Variations sur des motifs
minimaux, ils combinent les mêmes formes simples (cylindres et
tambours), et les mêmes couleurs violentes. Cette présence
forte de la couleur le différencie de ses camarades cubistes
: Picasso et Braque – ils ont pourtant le même marchand,
Daniel-Henry Kahnweiler, et partagent l’espace de sa minuscule
galerie, rue Vignon. Léger est plus proche du groupe de Puteaux,
autour de Jacques Villon, et se lie avec Robert et Sonia Delaunay.
Du front au rappel à l’ordre
: 1914-1925
Au sortir de la terrible expérience de la guerre – mobilisé
en août 1914, Léger ne sera finalement réformé
que fin 1917 – il retrouve la peinture avec un appétit
renouvelé.
Dès l’automne 1917, hospitalisé à Villepinte,
il entreprend une série de petites toiles construites à
partir des objets de son quotidien (le poêle, le pot à
tisane, l’horloge …), découpés en éléments
géométriques et remontés en joyeuses mécaniques.
Cette série culmine avec La Partie
de cartes, sujet cézannien, mais aussi
scène de la vie des tranchées.
L’année suivante, Les Disques
résument tout l’effort de Léger et marquent sa rupture
avec l’avant-guerre. Plus de tubes, mais des cercles, des bandes
et de grandes obliques franches, un pur contraste de courbes et de droites,
délibérément aplaties, délibérément
abstraites.
Même si l’on peut penser à une évocation de
la géométrie symbolique et élémentaire des
signaux ferroviaires, ou à de vagues engrenages, la série
des Disques comme celle des Éléments mécaniques,
expriment avant tout une réalité d’ordre plastique,
un rythme syncopé de formes simples qui s’opposent et se
répondent, s’entrechoquent et s’entraînent.
Ces toiles, si plates, si posément agencées, renvoient
cependant à l’intérêt grandissant de Léger
pour l’image mobile, pour le cinéma. Il ne tardera d’ailleurs
pas à collaborer au film d’Abel Gance, La
Roue. Disque ou roue, c’est le «
cercle en action » qui fascine Léger, comme le souligne
son ami Blaise Cendrars : « Et voici/la peinture devient cette
chose énorme qui bouge/La roue/La vie/La machine/L’âme
humaine/ une culasse de 75/Mon portrait ».
Les Disques
annoncent le grand chef-d’œuvre de 1919, La
Ville (Philadelphie), construit sur un format
panoramique et combinant des motifs urbains contemporains (poutrelles
métalliques, escaliers, lettrages publicitaires, etc.) sur un
même rythme à la fois monumental comme un grand mur et
syncopé comme un air de jazz.
Après ces célébrations de la beauté de la
machine et de la ville moderne, Léger va revenir à la
figure, au début des années 20. Une série de magnifiques
variations sur le thème de « l’odalisque »
– la femme nue dans un intérieur – est sans doute
à mettre en rapport avec les baigneuses contemporaines de Picasso
ou de Derain, ou avec la production niçoise de Matisse.
Mais par rapport à ce mouvement de « rappel à l’ordre
», Léger maintient fermement le principe d’une «
figure-objet » mécanisée, démultipliée
dans des compositions raffinées (Le
grand déjeuner, 1921, MOMA), toujours
fondées sur la répétition, le contraste et le contrepoint.
La lecture, 1924 (MNAM/Centre Pompidou) en offre un exemple particulièrement
abouti : deux figures (l’une allongée, l’autre debout),
deux livres – les seules taches rouges, dans une harmonie plutôt
froide – trois fleurs, deux mains visibles avec des ongles nettement
dessinés et quatre bras de géantes, puissants comme des
bielles, dessinent un engrenage vivant et animé, devant la grille
abstraite du fond.
Poésie de l’objet (1926-1935)
Dans son film Le Ballet mécanique
réalisé en 1923-1924 avec le cinéaste Dudley Murphy
et Man Ray, Léger mettait déjà en avant «
l’objet », cadrant en gros plan un alignement de bouteilles,
trois chapeaux, un collier de perles, ou une bouche fardée …
Il s’inspire également de l’arrangement des vitrines
et des procédés de la publicité pour peindre en
1926-1927 une série de natures mortes monumentales, dressant
en majesté des objets manufacturés très simplifiés
et isolés, tels que parapluie, machine à écrire,
roulement à billes ou accordéon.
Puis un tournant s’opère dans sa production. À une
esthétique du contraste succède entre 1929 et 1934 ce
qu’on pourrait appeler une esthétique de la métamorphose.
Il abandonne les formes géométriques, pour les circonvolutions
et les replis, et se met à dessiner d’après nature
des feuillages, des silex tortueux, des mouchoirs, des vieux gants.
Tous ces motifs sont recombinés dans des compositions superbement
peintes où joue la poétique étrangeté de
certains rapprochements incongrus (la Joconde et un trousseau de clefs,
dans La Joconde aux clefs
1930, musée Fernand Léger, Biot). Dans La Baigneuse 1931,
c’est l’évocation d’une possible métamorphose
: une baigneuse géante aux bras sinueux, à la chevelure
flottante « ressemble » au tronc sculptural, pourvu de branches
semblables à des bras, peint à côté d’elle.
Réalisme plastique et art social
(1936-1955)
Mais bientôt la victoire du Front populaire et l’arrivée
à des postes d’influence de certains de ses amis vont requérir
Léger pour des entreprises plus ambitieuses – décorations
monumentales comme l’immense Composition aux deux perroquets,
1935-1939 (MNAM/Centre Pompidou) ou projet de spectacle total (Naissance
d’une cité avec Jean Richard Bloch, 1937) –, des
entreprises -destinées à la foule des hommes et non pas
seulement à l’individu bourgeois introverti ce dont il
a toujours rêvé.
Trois longs séjours à New York entre 1931 et 1939, pleins
de projets et de rencontres (avec l’écrivain Dos Passos
notamment) avaient familiarisé Léger avec cette métropole
emblématique de la modernité. Il y passe les années
1940-1945, et trouve dans la ville, mais aussi dans le paysage américain,
de nouveaux motifs : matériel agricole abandonné, végétation
sauvage, ou belles cyclistes en « shorts » et maillots multicolores.
Il y invente surtout un nouvel usage de la couleur, en s’inspirant
du jeu des projecteurs publicitaires balayant les façades de
Times Square : la couleur se trouve désormais dissociée
du dessin. « J’ai libéré la couleur de la
forme en la disposant par larges zones sans l’obliger à
épouser les contours de l’objet : elle garde ainsi toute
sa force et le dessin aussi »
dira-t-il.
Juste avant son retour en France et un an après Picasso, il adhère
au parti communiste en octobre 1945. Il devient dès lors une
des figures majeures de la politique culturelle très active du
P.C. (ce qui ne l’empêche pas de participer au programme
d’art sacré du père Couturier, par les vitraux réalisés
à Assy et à Audincourt). Ses thèmes, la série
monumentale des Constructeurs
(1951), les Parties de campagne,
ou La Grande parade
(1954) – qui rend hommage aux acrobates, aux clowns, aux écuyères,
à tout ce monde du cirque qu’il aime depuis sa jeunesse
– illustrent certes son engagement humaniste et fraternel, aux
côtés des « travailleurs ». Mais ces toiles
qu’il a voulues directes et accessibles à tous relèvent
aussi d’une tradition classique. En témoigne l’hommage
explicite à David que constitue Les Loisirs, peint en 1948-1949
(MNAM/Centre Pompidou).