Gloire à Cyrano !
Merveilleux Cyrano ! Prodigieux Cyrano
! Mais aussi insaisissable Cyrano ! Il a réussi malgré
lui la mystification la plus inouïe de notre histoire ! Cyrano
de Bergerac, le plus célèbre de tous les Français
de par le monde avec Napoléon, de Gaulle, Molière et Louis
XIV. J’ose ajouter Zidane et Platini ! Oui, Cyrano de Bergerac
qui n’a rien et qui a tout, la laideur et le panache, et dont
l’amour total, l’amour absolu, l’amour passion, l’amour
caché finit par triompher même au-delà de la mort,
oui ce Cyrano gouailleur, follement drôle et pathétique,
oui ce « Mister de Bergerac » n’a rien à voir
avec le « docteur -Savinien de Bergerac » le vrai, mort
il y a 350 années et que la France se devait de célébrer
en 2005.
L’homme en noir était, nous osons l’écrire,
mille fois plus héroïque, mille fois plus touchant, mille
fois plus grand que son reflet scénique qui l’a pourtant
rendu célèbre. Pour simplifier, disons que tout est faux
chez l’un et que tout est vrai chez l’autre ! Faux donc
drôle, émouvant, envoûtant chez le héros de
Rostand, vrai donc douloureux, pathétique et déchirant
chez l’illustre inconnu que fut le Savinien de Paris ! Car il
n’a aucun rapport avec les illusions de l’autre ! C’est
Edmond lui-même que Rostand a peint en son fier Gascon de la Porte
Saint-Martin !
Rendons justice au nôtre, Savinien rata tout, gâcha sa vie
au cours de laquelle aucun malheur ne lui fut épargné
: trahi de toutes parts, ruiné, atrocement mutilé à
la guerre, crevant de faim dans sa chambre misérable, assassiné,
probablement, et vérolé jusqu’à l’agonie,
Savinien de Cyrano ne devint célèbre que trois siècles
après sa mort. Prenez une poignée de Gainsbourg pour la
qualité d’invention de sa langue baroque et rebelle, ajoutez
une poignée de Rimbaud pour sa solitude arrogante, son génie
inventif, son homosexualité poignante et secrète, arrosez
enfin d’un zeste de van Gogh pour son âme brûlée
de visionnaire, sa folie, sa démesure, et vous obtiendrez Cyrano.
Il tenait son prénom de son grand-père Savinien, marchand
bon -bourgeois de Paris « conseiller et secrétaire du Roy,
Maison et Couronne de France » qui posséda entre autres
le fief de Bergerac sis près de Chevreuse. Notre Savinien de
Cyrano est né à Paris en 1619. Baptisé en l’église
Saint-Sauveur, il vivait avec ses parents rue des Vieux-Augustins dans
la paroisse Saint-Eustache. Son père, piètre financier,
dilapida l’héritage du grand-père, fuit Paris pour
s’établir à Mauvières (et Sousforest devenu
fief de Bergerac), dernier patrimoine des Cyrano. Abel avait sacrifié
la fortune du grand-père, il sacrifia la jeunesse de son fils
en le confiant à un bon prêtre de campagne qui prenait
des « petits -pensionnaires ».
À 12 ans, Cyrano est au collège de Beauvais à Paris
où les études sont en latin, le français étant
interdit. Savinien se morfond et se révolte. Il s’octroiera
le nom de Bergerac à la vente de Mauvières et Bergerac
cinq ans plus tard. Il se -forgera un caractère d’acier
sous une enveloppe de sensibilité rare. Il décidera voluptueusement
de consacrer sa vie de poète à parcourir le français
justement et, cosmonaute du mot perdu dans la prodigieuse voie lactée
de cette langue française interdite, il va jouer sa vie à
pile ou face durant le peu d’années qui lui seront dévolues.
Il bravera tous les interdits, réinventant la langue française,
y forgeant une kyrielle d’œuvres insolentes et fulgurantes
d’audace et deviendra l’égal des plus rares poètes
maudits de notre histoire.
À l’aise dans l’invisible rêve comme dans la
lumière des ténèbres, il -s’engage sur un
coup de tête comme soldat de Gascogne et fait la guerre à
19 ans (!) pour se venger de tout, de sa famille, de son père,
de cette vie qui l’a déjà violé, au propre
et au figuré. Guerre contre les Espagnols et les Croates, qu’il
livre engagé parmi les Cadets de Gascogne en s’étant
fait passer pour l’un des leurs grâce à l’usurpation
de son pseudonyme de Bergerac ! Il va devenir plus qu’un Gascon,
un héros ! À 20 ans contre les Allemands à la frontière
de Champagne, la compagnie est humiliée. Les Gascons défaits
se réfugient dans la ville proche de Mouzon et là Savinien
de Cyrano est blessé cruellement d’un coup de mousquet
au travers du corps. Va-t-il succomber ? Non, car le 21 juin 1639 le
maréchal de Châtillon les délivre et lors ils vont
assiéger Arras, qu’ils prennent. Mais Cyrano reçoit
là un coup d’épée dans la gorge. C’en
est fini de la vie militaire. Il n’a que 22 ans !
Il loge au collège de Lisieux fondé rue Saint-Estienne
des Grez. Il consacre sa vie à l’étude et se transfigure
en elle. Il se lie d’amitié et d’amour avec Gassendi1,
Chappelle et Molière semble-t-il, qui n’hésitera
pas à lui piller son célèbre « Mais que diable
allait-il faire en cette galère ? ». Le poète maudit
a fait place au héros. Plus d’argent, et cette maladie
inavouable, la vérole ou la tuberculose, qui le ronge à
en crever. Il accumule les dettes pour se soigner. Il a 26 ans, il en
paraît 50. L’ombre de la mort se rapproche inexorablement.
Dès 1653, il ne voyage plus que par l’esprit, en Angleterre,
au Canada, en Pologne. Dans la nuit du ciel, les étoiles peuplent
la solitude infernale qui lui pèse.
En mai 1655, une bûche lui tombe dessus. Attentat, accident ?
Dès le 23 juillet, on le transporte précipitamment à
la campagne chez son cousin Pierre de Cyrano, où il s’éteint.
Où a-t-il été enseveli ? J’aime à
croire en chacun de nous.
Oui, le miracle et la résurrection eurent lieu grâce à
son double c’est vrai, surtout. Et chaque Français porte
en son cœur une poussière de cette si belle âme qui
ne cessera de séduire et de grandir notre belle France car c’est
dans cette poussière d’âme qu’ont pris racine
nos valeurs françaises les plus sincères et les plus belles
: la révolte, l’audace, le panache !