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des manifestations
Le 18 avril 1904, le premier numéro de l’Humanité
sort dans les kiosques. Jean Jaurès, qui souhaite doter d’un
quotidien le parti socialiste français, en est le principal
instigateur et maître d’œuvre. Dans ce domaine,
son expérience est grande. Il a en effet toujours utilisé
la presse pour exprimer ses convictions. Après s’être
essayé à des critiques de livres, sous la signature
du Liseur, à la Dépêche de Toulouse, il a commencé
une activité de journaliste qui n’a jamais cessé
et qui est le complément régulier de son activité
politique. Après sa défaite aux élections législatives
de 1898, cette activité devient prioritaire et s’exerce
en particulier à la Petite République dont il prend,
après le départ de Millerand, la direction politique
et où il écrit un éditorial chaque jour. Il
l’accepte, non seulement parce que, privé de son indemnité
parlementaire, il a besoin de ressources régulières,
mais aussi parce qu’il conserve de la sorte le moyen d’intervenir
chaque jour sur l’actualité. C’est dans la Petite
République qu’il publie, en août 1898, sa série
d’articles sur l’affaire Dreyfus, « Preuves »,
qui sera, avec le « J’accuse » de Zola, l’un
des deux ou trois écrits décisifs dans la longue marche
vers la révision du procès.
Cependant, Jaurès n’est pas le maître de ce journal
dont il doit partager la responsabilité en particulier avec
Gérault-Richard. Depuis longtemps, il songe à créer
son propre titre. Cette fois, le moment lui apparaît opportun,
alors que montent les risques de guerre et qu’une grande partie
de la presse, à propos de l’alliance franco-russe et
de la guerre russo-japonaise, se montre à la fois aveugle
et vénale. Lucien Herr, Léon Blum et Jaurès
sont persuadés qu’il y a la place pour un grand journal
de vérité qui ferait pièce non seulement aux
feuilles à fort tirage mais à l’organe du parti
de Jules Guesde, Le Socialiste.
Ils pensent d’abord à racheter la Petite
République puis, devant le refus de ses propriétaires,
décident de fonder un nouveau quotidien, « authentiquement
et activement socialiste ». Herr, Blum et Lévy-Bruhl
parviennent à réunir les fonds nécessaires
pour faire démarrer l’entreprise : 800 000 francs.
Il s’agit de trouver un titre : on pense à Lumières
mais Herr suggère L’Humanité que Jaurès
justifiera ainsi dans son -premier éditorial intitulé
« Notre but » : « L’humanité n’existe
point encore, ou elle existe à peine. À l’intérieur
de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par
l’antagonisme des classes, par l’inévitable lutte
de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul
le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété
commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et
fera de chaque nation enfin -réconciliée avec elle-même
une parcelle d’humanité » (1).
Il s’agit de trouver des collaborateurs : Aristide Briand,
René Viviani, Jean Allemane, Lucien Herr, Francis de Pressensé,
Léon Blum, Tristan Bernard, Jules Renard, Anatole France,
Octave Mirbeau, Henry de Jouvenel et Abel Hermant répondent
à l’appel et participent d’emblée à
cette aventure collective : beaucoup sont agrégés
et normaliens ce qui fait dire à Briand, non sans ironie
: « Ce n’est pas L’Humanité, ce sont les
humanités ».
Le premier numéro, tiré à 140 000 exemplaires,
vendu à 138 000, est un grand succès. Jaurès
précise, dans son éditorial, la ligne du journal qui
ne se veut pas un outil de propagande, mais doit apporter des «
informations étendues et exactes », garantir «
la loyauté des comptes rendus, la suite de [ses] renseignements,
l’exactitude de [ses] correspondances », manifester
« un souci constant et scrupuleux de la vérité
» qui n’empêchera pas la « vigueur du combat
». L’Humanité est en effet sur tous les fronts
et d’abord celui de la laïcité. Le 17 mai 1904,
après la visite du président Loubet à Rome,
le journal divulgue une note confidentielle du Vatican qui laisse
entendre que le Saint Siège ne maintient ses relations avec
Paris que dans l’attente de la chute prochaine du gouvernement
français. Jaurès, qui souhaite « l’entière
émancipation de la France », n’était pas
sans savoir que cette publication risquait de peser lourd dans la
rupture du Concordat : et de fait l’écho est retentissant
(2).
Pourtant, la qualité du journal et l’importance qu’il
prend d’un coup dans le paysage politique français
ne sont pas une garantie de succès. Bien que devenu l’organe
du parti, après la réaction de la S.F.I.O. en avril
1905, et malgré la présence dans la rédaction
des leaders de tous les courants, le jeune quotidien ne réussit
pas plus que ses prédécesseurs à conquérir
un public à la mesure de l’influence du parti socialiste.
Les agrégés ont-ils fait un journal d’intellectuels
en marge des luttes de la classe ouvrière à laquelle
il est destiné ? Sans doute quelques erreurs d’appréciation
– comme la publication en première page des résultats
de l’agrégation de 1904…– ont-elles creusé
l’écart entre le journal et son lectorat potentiel.
En 1905, le quotidien frôle la faillite. Son tirage tombe
à 15 000 exemplaires (3). En janvier 1906, Jules Renard note
dans son Journal que les rédacteurs travaillent aussi longtemps
que possible dans la pénombre, attendant les -dernières
minutes pour allumer les bougies, par mesure d’économie.
Jaurès s’adresse en vain à Viviani et à
Briand : « Il n’y a pas de plus grand intérêt
socialiste que de sauver un journal socialiste. Vous savez tous
les embarras, les charges, que m’imposerait à moi personnellement
une liquidation forcée, faite de hâte, sous le coup
de la nécessité. Vous m’aiderez, Viviani et
vous, à écarter ce péril » (4).
Néanmoins Jaurès tient à sauvegarder l’intégrité
de son titre. Il rejette une proposition d’achat par la banque
Rothschild puis, en 1906, une offre de 200 000 francs faite par
Raffalovitch, (un économiste qui travaille pour le gouvernement
tsariste, grand dispensateur des fonds de l’ambassade) sous
condition que le journal cesse de dénoncer les emprunts russes.
Finalement, celui-ci échappe au naufrage grâce aux
souscriptions des ouvriers, des syndicats, des coopératives,
à des augmentations de capital et à des emprunts qui
lui permettent de survivre. Puis il se modifie. La photographie
et la caricature le rendent moins austère, tandis qu’une
plus grande place est faite aux informations et à l’actualité
sociale. Le tirage remonte. Il approche de 80 000 en 1912, permettant
de passer à six pages en 1913.
Le rôle de l’Humanité est capital dans cette
période. Le journal est de toutes les luttes. Il dénonce
la catastrophe de Courrières et soutient les revendications
ouvrières, tente d’arracher la France au « guêpier
marocain » et surtout se dresse contre le péril de
la guerre. Le 31 juillet, dans son ultime éditorial, Jaurès
écrit : «C’est à l’intelligence
du peuple, c’est à sa pensée que nous devons
aujourd’hui faire appel si nous voulons qu’il puisse
rester maître du sol, refouler les paniques, dominer les événements
et surveiller la marche des hommes et des choses pour écarter
de la race humaine l’horreur de la guerre ». Le lendemain,
l’Humanité paraît encadré de noir. Un
titre immense en première page : « Jaurès assassiné
» . « Il cherchait à écarter l’horrible,
le terrifiant péril » dit l’éditorial.
Durant la Première Guerre mondiale, l’Humanité,
dirigé d’abord par Pierre Renaudel, est soumis aux
vicissitudes du mouvement socialiste. Les -résolutions solennelles
contre la guerre sont mises sous le boisseau et le journal soutient
le gouvernement Viviani. Mais le succès des minoritaires,
lors des congrès d’octobre 1918, entraîne le
remplacement de Renaudel par Marcel Cachin (qui restera directeur
du journal jusqu’à sa mort en 1958). Puis, en décembre
1920, à la suite de la scission au sein de la S.F.I.O. lors
du congrès de Tours, l’Humanité, qui tire alors
à 140 000 exemplaires, reste l’organe de la majorité
et devient donc le quotidien du P.C.F. Une page est tournée.
Le journal d’avant-guerre, dominé par un esprit de
réformisme, change de nature et suit désormais strictement
la voie du communisme révolutionnaire.
Jean-Noël Jeanneney
ancien ministre
président de la bibliothèque nationale de France
membre du Haut comité des célébrations nationales
« Une » de L’Humanité
du 18 avril 1904
collection du journal L’Humanité
© L’Humanité – Mémoires d’Humanité