Célébrations nationales
2004
>> 1804,
L’Empire
Louis de Fontanes, poète
et grand maître de l’Université impériale
Niort, 6 mars 1757 – Paris, 17 mars 1821
Une grande littérature est une forêt
: elle n’est pas peuplée seulement de grands arbres, mais
d’une végétation luxuriante sur laquelle les promeneurs
tardifs, qui répugnent à quitter les chemins frayés,
sont tentés de ne jeter qu’un regard distrait. Le poète
Louis de Fontanes a cessé de publier ses poésies en 1791,
bien qu’il ait continué à en composer pour lui-même
et ses intimes. Son œuvre en vers et en prose n’a été
réunie qu’en 1839, dix-huit ans après sa mort, précédée
d’un superbe essai de Sainte-Beuve et d’une « lettre
» étrangement brève de Chateaubriand. Cette œuvre
attend toujours son édition critique. Rétrospectivement,
elle se confond dans la production poétique, oratoire et journalistique
des années 1780-1814 que jusqu’ici l’histoire littéraire,
n’ayant d’yeux que sur ce qui dépasse, s’est
le plus souvent contentée de survoler.
Qu’est-ce qui peut valoir aujourd’hui à M. de Fontanes,
après deux siècles ou presque, une « commémoration
nationale », on est presque tenté d’écrire une
« commisération nationale » et, qui sait ? l’attraction
d’un jeune chercheur ? Jusqu’ici, si son nom n’a pas
été oublié, Fontanes le doit à la place considérable
qu’il a tenue dans la carrière littéraire de Chateaubriand,
qu’il a connu jeune pousse en 1789-1790 et qu’il a aidé
plus tard à devenir géant, sous le Consulat et l’Empire.
Chateaubriand lui a marqué sa reconnaissance en le nommant au premier
rang du « personnel » des Mémoires
d’outre-tombe, citation à l’ordre
de l’éternité qui vaut à Fontanes de figurer
dans les notes des Mémoires
et dans les biographies de leur auteur. À tel ou tel tour de phrase
cependant, on devine que, « dragon » du grand goût classique
corrigeant et censurant le Génie
et Les Martyrs,
ou bien protecteur attitré du poète auprès de l’Empereur,
et donc incité à le morigéner d’importance,
le fougueux Fontanes Mentor a pesé sur l’inventeur d’une
« littérature nouvelle » aussi bien que sur son caractère
indépendant et ombrageux : il n’a pas laissé que de
riants souvenirs à l’auteur des Mémoires.
Fontanes a eu droit aussi à un article dans le Dictionnaire
Napoléon de Jean Tulard (1987).
C’est que, journaliste, puis orateur
politique, il est entré, après le 18 brumaire, dans le sillage
de l’autre géant de son époque, Bonaparte. L’Empereur
fit de Fontanes en 1808 son Grand maître de l’Université.
Ce poète passé à l’action et à l’ambition
politiques a été le premier des ministres français
de l’Instruction publique et de l’Éducation nationale.
Par ce mandat qu’il exerça six ans, il devrait figurer en
tête d’un chapitre de l’histoire moderne de notre enseignement,
mais celle-ci préfère commencer par Victor Duruy, et oublier
Fontanes.
Depuis le bicentenaire de 1789, un intérêt nouveau se manifeste
chez les historiens pour la résistance aux Lumières et à
la dérive totalitaire de la Révolution française.
À ce second titre, le marquis Louis de Fontanes mériterait
d’être étudié de plus près. Sa biographie,
sa personnalité, son œuvre littéraire, sa carrière
politique sont typiques d’une famille d’hommes de lettres
d’Ancien régime jusqu’ici négligée, sinon
méprisée : les conservateurs
modérés. Fontanes avait du mérite
à cette modération conservatrice. Ses origines, son enfance
et son adolescence auraient fort bien pu le dresser, comme tant d’autres,
contre « la société » où il était
né. Sa famille paternelle, languedocienne et calviniste, avait
dû émigrer lors de la révocation de l’Édit
de Nantes. De retour en France et fixé à Niort, son père,
peu fortuné, avait épousé une catholique qui fit
élever ses deux fils dans la religion romaine. Le cadet Louis,
faute de moyens pour -l’envoyer comme son aîné au collège
oratorien de la ville, fut mis en pension chez un curé janséniste.
Élevé dans une religion
de crainte, il fit une fugue. On le rattrapa. La famille put s’arranger
pour qu’il rejoignît son frère aîné au
collège ; tous deux excellaient dans l’art des vers. Une
série de deuils priva prématurément Fontanes de son
frère et de ses parents. Il « monta » à Paris
chercher fortune. Il avait plusieurs atouts : sa beauté physique
et son tempérament méridional, qui le firent apprécier
des femmes ; sa culture et ses dons littéraires, qui lui valurent
l’estime des oracles de la République parisienne des lettres
et des salons où il mondanisait. Dès 1780, Fontanes reçut
l’accolade du célèbre poète et dramaturge Ducis
pour son poème La Forêt de
Navarre, où il retrouvait, dans le genre
descriptif à la mode, la gravité et la cadence du vers de
Voltaire dans La Henriade,
mais avec une fluidité mélodieuse qui lui était propre.
En 1783, il publiait La Chartreuse de Paris
et il lisait dans les salons Le Jour des
morts, renouant, à contre courant du
XVIIIe siècle français, avec la poésie de méditation
religieuse de Racine.
Cette religion poétique n’empêchait pas ce bon vivant
de savourer les plaisirs dont abondait l’Athènes de l’Europe
et d’avoir une liaison officielle avec une actrice (qualifiée
de « charmante » par Chateaubriand dans ses Mémoires),
Mademoiselle Desgarcins.
En 1789, son Essai
sur l’astronomie fit l’admiration
du critique La Harpe, qui déclara : « Voilà décidément
un poète qui tuera l’école de Dorat ». C’est
le temps où il fit la connaissance du très jeune Chateaubriand,
qui composait des Rêveries en vers et cherchait à les placer
dans l’Almanach des Muses.
Fontanes faisait alors figure de rival de l’abbé Delille,
rompant plus résolument que le poète des Jardins
avec le souffle court et facile du lyrisme
« rocaille ». Dans les mêmes années, David peignait
des tableaux religieux s’inspirant de Le Sueur et des tableaux d’histoire
imités de Poussin ; André Chénier se donnait pour
programme : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques
».
En 1788, l’Épître sur l’édit en faveur
des protestants, écrite par Fontanes à la gloire de Louis
XVI, renouait à contretemps avec la poésie officielle du
Grand siècle catholique, mais sur le thème nouveau de la
tolérance : le XVIIe siècle de Fontanes était celui
du Fénelon des Aventures de Télémaque et de la Lettre
à l’Académie, et non celui d’Arnauld, de Pascal
et de Bossuet. Mais c’était néanmoins le XVIIe siècle
chrétien, nourri de Virgile et d’Horace. À la fureur
de Chamfort, l’Académie, toute « philosophe »
qu’elle fût devenue depuis le secrétariat perpétuel
de d’Alembert, couronna cette Épître politiquement
incorrecte, puisqu’elle réconciliait tolérance, monarchie
et catholicisme. Il n’est pas surprenant que quatorze ans plus tard,
en 1802, Chateaubriand ait tenu à faire figurer la version définitive
et intégrale de La Chartreuse de Paris, le chef-d’œuvre
du jeune Fontanes, dans Le Génie
du Christianisme. Le poème avait fait
figure, deux ans avant la Révolution, de manifeste en faveur d’un
retour littéraire à la religion. Manifeste ferme, quoique
prématuré, et que Chateaubriand pouvait à bon droit
tenir pour un incunable, sinon un programme, de son grand œuvre :
[…]
Me trompé-je ? Écoutons : sous
ces voûtes antiques
Parviennent jusqu’à moi d’invisibles cantiques,
Et la Religion, le front voilé, descend,
Elle approche : déjà son calme s’insinue ;
Entendez-vous un Dieu, dont la voix inconnue
Vous dit tout bas : « Mon fils, viens ici, viens à moi,
« Marche au fond du désert : j’y serai près
de toi. »
Maintenant, du milieu de cette paix profonde,
Tournez les yeux : voyez dans les routes du monde
S’agiter les humains, que travaille sans fruit
Cet espoir obstiné du bonheur qui les fuit.
Rappelez-vous les mœurs de ces siècles sauvages,
Où sur l’Europe entière apportant les ravages,
Des Vandales obscurs, de farouches Lombards,
Des Goths se disputaient le sceptre des Césars ;
La force était sans frein, le faible sans asile :
Parlez, blâmerez-vous les Benoît, les Basile,
Qui, loin du siècle impie, en ces temps abhorrés,
Ouvrirent au malheur des refuges sacrés ?
Déserts de l’Orient, sables, sommets arides,
Catacombes, forêts, sauvages Thébaïdes,
Oh ! que d’infortunés votre noire épaisseur
A dérobés jadis au fer de l’oppresseur ! […](1)
Louis de Fontanes, professeur de belles-lettres à
l’École centrale des Quatre Nations
Henri-Pierre Danloux (attribué à), - huile sur toile
Châteaux de Versailles et de Trianon - © RMN / Gérard
Blot
Le Génie,
dont le lancement avait été organisé de main de maître
par les deux amis, donna enfin une immense résonance au catholicisme
rousseauiste et fénelonien que Fontanes avait célébré
dès 1788, en le dissociant résolument de la crainte janséniste,
et en le créditant de la renaissance moderne des arts, des lettres
et de la poésie. Présentant le poème de son ami,
Chateaubriand pouvait écrire : « Ces beaux vers prouveront
aux poètes que leurs muses gagneraient plus à rêver
dans les cloîtres qu’à se faire l’écho
de l’impiété ».
Alarmé par le tour radical que prit la Révolution française,
mais non par son initiale générosité, Fontanes se
retrouva en 1790 dans les rangs clairsemés des « monarchiens
», qui luttaient en faveur d’une monarchie constitutionnelle
et représentative donnant au roi les pouvoirs de contrôler
et contenir le torrent. Avec une noire ironie, le Chateaubriand des Mémoires
qualifie ce parti (qui avait ses sympathies en 1789-1791) de « stationnaire
» : il le voit voué à être « toujours
déchiré par le parti du progrès qui le tire en avant
et le parti rétrograde qui le tire en arrière ». Avec
son ami Carbon de Flins, Fontanes créa le journal intitulé
Le Modérateur,
organe des « monarchiens ». En 1791, les locaux du journal
furent saccagés et Fontanes dut s’enfuir à Lyon, où
il se maria. Il comptait faire progresser dans l’ombre et loin du
bruit une épopée, La Grèce sauvée, allégorie
de la France menacée de barbarie comme l’Athènes de
Miltiade. Le sujet lui avait été suggéré par
le Voyage du jeune Anacharsis,
de l’abbé Barthélémy, paru avec un immense
succès en 1788.
1. -« La Chartreuse de Paris »,
Œuvres de M. de Fontanes, recueillies pour la première fois
et -complétées d’après les manuscrits originaux,
Paris, Hachette, 1859, t. I, p. 29-30.
La guerre civile française vint interrompre furieusement ce rêve
de loisir lettré. L’armée de la Convention ne tarda
pas à assiéger, bombarder et décimer Lyon coupable
de girondisme. Il s’échappa à Paris, où il
eut le temps, dans sa cachette, de rédiger en une nuit, pour les
députés de Lyon, le discours que le lendemain l’un
d’entre eux lut devant la Convention, d’abord décontenancée
par ce tableau de Terreur, mais bientôt reprise en main par Collot
d’Herbois, proconsul montagnard de Commune affranchie. Abandonnant
Paris après avoir frôlé l’arrestation, il trouva
refuge à Sevran, près de Livry, avec sa femme et sa fille,
née à Lyon sous les bombes, chez son amie la poétesse
Mme Dufrénoy.
Après le 9 thermidor, Fontanes entra à l’Institut
et devint professeur de belles-lettres à l’École centrale
des Quatre Nations, installée dans le palais du Collège
Mazarin. Avec La Harpe et l’abbé de Vauxcelles, il fonda
un journal royaliste, Le Mémorial, qui polémiqua contre
les Idéologues républicains de La Clef du Cabinet et du
Journal de Paris. Le jugement de Sainte-Beuve sur Fontanes journaliste
littéraire dans ces années 1794-1797 est un chef-d’œuvre
de finesse :
« Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d’écrivains
d’un talent doux, affectueux, tendre, avait tout à côté
l’épigramme facile, acérée.
Chez lui la goutte de miel lent et pur
était gardée d’un aiguillon très vigilant.
S’il ne -montrait d’ordinaire que de la sensibilité
dans le talent, il portait de la passion dans le goût. Il était,
ai-je dit, de l’école française en tout point : et,
en effet, tout ce qui, à quelque degré tenait au germanisme,
à l’anglomanie, à l’idéologie, à
l’économisme, au jansénisme, tout ce qui sentait l’outré,
l’obscur, l’emphatique, se liait dans son esprit par une association
rapide et invincible ; il voyait de très loin et très vite
: son imagination faisait le reste. En somme, toutes les antipathies qu’on
se figure que Voltaire aurait eues et nous les représente, et non
par routine ni par tradition, mais bien vives, bien senties, bien originales
aussi ; il était né tel. De la famille de Racine par le
cœur et les vers, il touchait à Voltaire par l’esprit
et par le ton courant. Très aisément son tact fin tressaillait
offensé, irrité : son accent se faisait moqueur ; et, en
même temps, sa veine de poëte sensible, et son imagi-nation
plutôt riante, n’en souffraient pas. Qu’on approuve
ou non, il faut convenir que tout cela constitue en M. de Fontanes un
ensemble bien varié et qui se tient, une nature, un homme enfin.
» (2)
2. -M. Sainte-Beuve, Œuvres de M. de Fontanes,
recueillies pour la première fois d’après les -manuscrits
originaux, Paris, Hachette, 1859, t. I, p. 1xviii.
Le 15 août 1797, Le Mémorial publia une lettre ouverte de
Fontanes au général Bonaparte, qui en termes à peine
voilés l’appelait à renverser la République
directoriale. Bonaparte n’oublia jamais cet acte de confiance qui
lui venait du côté royaliste. Mais quinze jours plus tard,
le jeune général soutenait le coup d’État du
18 fructidor qui inscrivit Fontanes sur la liste des déportés.
Il put s’évader de France avant d’être arrêté.
Il gagna Hambourg, puis Londres, les deux capitales de la France émigrée.
À Londres, il retrouva Chateaubriand, le présenta à
la « haute émigration » qui l’avait boudé
jusque-là, et le rallia à son programme de restauration
religieuse dont Bonaparte pourrait être le bras -séculier,
première étape avant une restauration politique, avec ou
sans les Bourbons. Il semble bien qu’un véritable pacte,
outre une vive amitié réciproque, les ait dès lors
liés. De retour en France dans la clandestinité, Fontanes
put en sortir soudain avec un exceptionnel éclat quand Bonaparte,
devenu entre-temps Premier consul, lui demanda de prononcer aux Invalides
l’éloge funèbre du Washington. Il le rédigea
cette fois encore en une nuit, donnant le Président américain
en exemple de modération au chef français de l’État.
Dès lors, ce poète et publiciste royaliste, cajolé
par le Premier consul, amant de sa sœur Élisa et intime de
son frère Lucien, devint tour à tour conseiller au ministère
de l’Intérieur, puis membre du Corps législatif, dont
il fut élu président en janvier 1804. Il avait auparavant
dirigé le Mercure de France, qui fit campagne contre les Idéologues
de La Décade et contre l’essai De la littérature de
Mme de Staël et qui contribua amplement au triomphe du Génie
du Christianisme.
La position de Fontanes devint scabreuse après l’assassinat
du duc d’Enghien. Royaliste, et choyé comme tel par Bonaparte,
il dut collaborer, non sans marquer clairement sa différence et
sauvegarder sa dignité, à la transfor-mation du Consulat
en Empire. Son double jeu virtuose lui permit de protéger à
plusieurs reprises son ami Chateaubriand contre la colère de Napoléon,
et de gagner une difficile bataille contre Antoine-François de
Fourcroy. Ce chimiste, ancien collaborateur de Lavoisier qu’il n’avait
rien fait pour sauver de la guillotine, est l’auteur de la loi du
11 fructidor An X organisant le système de l’Université
impériale. C’est Fontanes en effet, et non Fourcroy, qui
fut choisi par l’Empereur comme Grand maître de la nouvelle
institution d’État. L’enjeu était de taille
: l’esprit des jeunes générations. Fourcroy représentait
l’Idéologie et les sciences, Fontanes les belles-lettres
et le catholicisme. L’Empereur choisit le poète royaliste
contre le chimiste ex-jacobin. Il se le reprochera amèrement dans
ses confidences de Sainte-Hélène à Las Cases.
Fontanes fit avaliser par l’Empereur
la nomination de Bonald, de Joubert, du Supérieur de l’Oratoire
l’abbé Émery, de son ancien professeur de rhétorique
à Niort, l’oratorien Ballan, le frère de M. de Sèze
(le défenseur de Louis XVI) et même du futur Mgr Frayssinous,
soit au Conseil supérieur, soit à l’Inspection générale,
soit dans les rectorats. La prépondérance « littéraire
» qui a longtemps caractérisé l’enseignement
français date de Fontanes. Tout en lui retirant ses fonctions de
Grand maître, que Chateaubriand tenta en 1821 de lui faire rendre,
la Restauration marqua la reconnaissance qu’elle devait bien à
Fontanes : il fut nommé pair de France et reçut le grand
cordon de la Légion d’honneur. La jeune génération
de poètes qui fera couronne autour de Chateaubriand dans les années
1820 avait été formée par l’Université
de son ami. Plus encore que le Génie du Christianisme, ce sont
les Méditations de Lamartine qui ont tenu les promesses de la poésie
de jeunesse de Fontanes. L’autorité littéraire conquise
par un Villemain était un héritage de La Harpe et de Fontanes,
dont il avait été le disciple et l’ami.
Évoluant sous le masque dans la haute « nomenklatura »
de l’Empire, sans rien renier de ses convictions royalistes, Fontanes
n’en continua pas moins à écrire des poèmes
clandestins où ses sentiments véritables sur la dictature
napoléonienne trouvaient une expression douloureuse et ciselée.
Son Ode sur l’assassinat du duc d’Enghien, celle Sur l’enlèvement
du Pape, ses Stances à M. de Chateaubriand (pour le consoler du
tir groupé de la presse impériale contre Les Martyrs), donnent
la clef des silences ou des tours de phrases allusifs par -lesquels le
président du Corps législatif marqua ses réserves
sur la politique du Premier consul et de l’Empereur. Jamais l’art
de l’éloge n’a mieux mis en œuvre que chez Fontanes
son envers de critique et de conseil. Napoléon n’était
pas dupe. À plusieurs reprises, il fut tenté de sévir.
Mais Fontanes était une lumière du royalisme, la seule qui
brillât sur sa couronne.
L’Empereur était d’ailleurs
-fasciné par la haute tradition littéraire française
qu’incarnait à ses yeux Fontanes, et celui-ci ne l’était
pas moins par la personnalité prodigieuse de l’Empereur,
ce qui ne l’empêchait pas de le comparer in petto, et très
défavorablement, à Henri IV et Louis XIV. Quand il pouvait
tourner le dos à la politique et à l’administration,
le Grand maître de l’Université portait lentement à
la perfection, dans son cabinet de travail de Courbevoie, d’exquises
poésies de goût horatien : Où vas-tu jeune beauté
? ou bien Au bout de mon humble domaine… Au grand scandale des -recteurs
et inspecteurs qui lui rendaient visite, le Grand maître-Poète
avait sous les yeux un buste de Vénus. Il s’en défendit
par une Ode :
[…]
Loin de nous, Censeur hypocrite
Qui blâme nos ris ingénus !
En vain le scrupule s’irrite,
Dans ma retraite favorite
J’ai mis le buste de Vénus.
Je sais trop bien que la volage
M’a sans retour abandonné ;
Il ne sied d’aimer qu’au bel âge ;
Au triste honneur de vivre en sage
Mes cheveux blancs m’ont condamné.
Je vieillis ; mais est-on blâmable
D’égayer la fuite des ans ?
Vénus, sans toi rien n’est aimable ;
Viens de ta grâce inexprimable
Embellir même le bon sens (3)
[…]
Cela ne l’empêcha pas en 1813, quand il devint clair que
l’Empire allait à la catastrophe, d’écrire
le plus sombre de ses poèmes, La Société sans religion
où il attribue la fragilité des régimes issus de
la Révolution française, présents et à venir,
à leur mépris de la pierre angulaire de toute société
durable, la foi -religieuse :
[…]
Sur la religion les cités s’établissent,
Et partout des cités, où ses lois s’affaiblissent
Le déclin est venu ;
L’excès des maux succède à l’excès
des blasphèmes,
Et le sage et le fort tombent frappés eux-mêmes
D’un délire inconnu.
Oui : dès que notre main, par l’orgueil égarée,
Voulut toucher la pierre éternelle et sacrée,
Fondement des états,
L’édifice à grand bruit en trembla jusqu’au
faîte,
Et l’effroi de sa chute a fait courber la tête
Des plus fiers potentats.
L’autel tombe, et les mœurs, bientôt anéanties,
Ne garantissent plus des vieilles dynasties
Le sceptre méprisé ;
Du sort des souverains un vil sénat décide,
Et de Cromwell encor le poignard régicide
Est contre eux aiguisé.
Alors du cœur humain s’ouvrent les noirs abîmes ;
Lui-même il ignorait qu’il cachât tant de crimes
Dans ses plis tortueux ;
Et, quand de ses progrès la raison s’est vantée,
L’orgueilleuse raison recule épouvantée
De ses fruits monstrueux.
Hélas ! plus de bonheur eût suivi l’ignorance !
Le monde a payé cher la douteuse espérance
D’un meilleur avenir ;
Tel mourut Pélias, étouffé par tendresse
Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
Le devait rajeunir.
[…] (4)
3. « Sur un buste de Vénus, placé
dans mon cabinet », ode, 1813, ouvr. cit., t. I, p. 145.
4. « La Société dans la religion », ode, 1813,
ouvr. cit., t. I, p. 150-151.
François-René, vicomte de Chateaubriand,
méditant sur les ruines de Rome
Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, huile sur toile
Châteaux de Versailles et de Trianon
© RMN / Gérard Blot
Il n’avait jamais cessé d’augmenter de quelques vers,
sans pouvoir jamais l’achever, son épopée
La Grèce sauvée, dont l’allégorie
optimiste ne correspondait décidément pas au tour qu’avaient
pris en France les événements. En 1814, il vota avec le
Sénat conservateur la déchéance de l’Empereur,
« décret libérateur pour la France, écrit l’auteur
des Mémoires d’outre-tombe,
infâme pour ceux qui l’ont rendu ».
La Restauration fut gâchée pour Fontanes par la mort en duel
en 1819 de son fils unique, Saint-Marcellin, qu’il adorait. Lui-même
mourut le 10 mars 1821, au moment où Chateaubriand, appuyé
par Mme de Duras et Mme Récamier, mais volant enfin de ses propres
ailes, patientait dans son ambassade de Berlin en attendant, du moins
le croyait-il, de prendre un jour les rênes de l’État
royal. En dépit d’impalpables froissements d’antennes
entre les deux amis, d’une évidente disproportion de stature
et du décalage de générations, ils avaient en commun
la suprême ambition de Fénelon, celle de devenir le Mentor
du prince et de faire de la France une autre Salente.
Marc Fumaroli
de l’Académie française,
professeur honoraire au Collège de France,
membre du Haut comité des célébrations nationales
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