Célébrations
nationales 2004
Arts
Lorsqu’il confessait au sujet
de ses modèles : “Ils croient
que je ne saisis que les traits de leurs visages, mais je descends
au fond d’eux-mêmes à leur insu et je les remporte
tout entiers”, Delatour avait-il réellement
conscience de dire toute la vérité ? Nombreuse et
diversifiée, la clientèle du maître n’était
pas dupe. Elle avait su percer son secret. Encensé par la
critique tout au long des années, loué par le milieu
de la finance malgré les prix qu’il demandait, convié
à la cour bien qu’il fût “un impoli qui
n’avait aucun usage du monde”, invité des salons
les plus prestigieux et éclairés où il s’employait,
selon Marmontel, à régler tous les destins de l’Europe,
l’homme s’était imposé à son siècle
en artiste, en psychologue, en « corsaire », et en philanthrope. Agréé à l’académie royale de peinture et de sculpture en 1737 puis reçu en 1746, le portraitiste peignit désormais tout ce que la France connut de plus distingué et il donna à l’art du pastel français ses lettres de noblesse. Celui que le critique Baillet de Saint-Julien louait en 1753 pour sa capacité, par son tact subtil et magique, à saisir et fixer le sel volatil de l’esprit, s’attacha à faire passer à la postérité les traits des membres de la famille royale (2), ceux des puissants (3), des généraux (4), des philosophes (5), et des artistes, musiciens, chanteurs et peintres (6). Par sa maîtrise de la technique du pastel, “l’incomparable M. de la Tour” sut faire concurrence à la peinture. Au Salon de 1741, son portrait du Président de Rieux (7) réunissait tous les éloges. Au Salon de 1755, l’effigie de Madame de Pompadour (8) témoignait de son talent à faire parfaitement ressembler tout en offrant la force et le fini de l’huile. Mais pour avoir créé avec tant de succès cette galerie de portraits, l’homme n’en avait pas pour autant été privé de tout doute. Celui que Diderot avait vu peindre tranquille et froid avouait à Marigny en août 1763 combien il regrettait la faiblesse de certaines couleurs au pastel, l’absence de ton juste, et l’impérieuse nécessité de faire les teintes directement sur le papier et de donner plusieurs coups avec différents crayons au lieu d’un. Anxieux, le maître l’avait été aussi de l’image qu’il souhaitait donner en société, celle d’un « corps rare » qui se mêlait d’art, de poésie, de morale, de théologie, de métaphysique et de politique. Mais, ainsi qu’il le reconnaissait
lui-même en 1770, la perfection qu’il recherchait était
au-dessus de l’humanité. En 1784, après cinquante
années de gloire, Delatour quittait la scène parisienne,
contraint par des signes de démence sénile à
rejoindre sa famille à Saint-Quentin. En cette occasion,
sans le savoir, le portraitiste faisait un ultime cadeau à
sa cité natale. En effet, le pastelliste n’avait jamais
souhaité se départir des œuvres qui constituaient
son fonds d’atelier. Portraits d’amis, copies d’après
les maîtres, études ou préparations, répliques
d’effigies autrefois vendues ou données, tous ces pastels
se voulaient un résumé de sa vie et de son art. Appelés
à demeurer à Saint-Quentin, ils s’imposeraient
en ce « stupéfiant musée de la vie et de l’humanité
d’une société, » en ce « Panthéon
du siècle de Louis XV, de son esprit, de sa grâce,
de sa pensée, de tous ses talents, de toutes ses gloires
» que les frères Goncourt célébreraient
avec tant de flamme.
Xavier Salmon
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