Au début des années 1950,
l’essentiel du milieu musical français ignorait pratiquement
tout des innovations musicales introduites depuis longtemps par
Schönberg, Berg, Webern ou Varèse, ainsi que des trouvailles
plus récentes de John Cage ou des perspectives ouvertes par
la musique concrète.
C’est alors qu’apparut un groupe de jeunes compositeurs
français, âgés de vingt à vingt-cinq
ans, presque tous élèves d’Olivier Messiaen
et de René Leibowitz, qui s’acharnèrent à
pourfendre violemment les certitudes esthétiques dominantes.
Ces jeunes compositeurs entrevoyaient l’existence d’un
univers sonore inouï et se rendaient bien compte que leur projet
esthétique ne pouvait être réalisé au
moyen du langage musical hérité de leurs prédécesseurs
immédiats.
D’où la nécessité de créer un
organisme capable de diffuser les nouvelles œuvres musicales
de la jeune génération.
C’est Pierre Boulez qui en prit l’initiative. Bien qu’âgé
de moins de trente ans, Boulez était le mieux introduit dans
les milieux d’avant-garde. Il était à la fois
un familier du salon de Suzanne Tézenas (dans lequel se retrouvaient
les plasticiens et les écrivains les plus significatifs de
l’avant-garde), il était le responsable de la musique
de scène pour la compagnie Renaud-Barrault, et avait déjà
eu de nombreux échanges avec l’étranger (notamment
avec l’Allemagne de l’Ouest et les États-Unis).
Enfin, il bénéficiait des relations et des conseils
avisés du philosophe Pierre Souvtchinsky, un ancien proche
de Stravinsky.
Jean-Louis Barrault et la directrice du théâtre Marigny
acceptèrent de lui prêter, pour un cycle de quatre
concerts, le Petit théâtre Marigny – une petite
salle de 250 places, destinée au théâtre d’essai.
Le premier concert eut lieu le 13 janvier 1954 et fut très
représentatif d’une nouvelle manière de penser
la musique. Il comprenait à la fois une œuvre de référence
(L’Offrande musicale de Jean-Sébastien
Bach), deux œuvres des « classiques du XXe siècle
» (Renard d’Igor Stravinsky
et le Konzert op. 24 d’Anton
Webern) et deux premières auditions de deux jeunes compositeurs
étrangers : Polifonica, Monodia, Ritmica
de Luigi Nono et Kontrapunkte de Karlheinz
Stockhausen – le tout sous la direction du chef allemand Hermann
Scherchen.
Dès la fin de la saison, Pierre Boulez fonda l’association
Les concerts du Domaine musical, placée sous la présidence
de Suzanne Tézenas. Bien que toutes les aides de l’État
lui aient été refusées, cet organisme bénéficia
très rapidement du soutien financier du mécénat
privé, grâce au cercle d’amis de Suzanne Tézenas
: aristocratie, haute bourgeoisie d’affaires, monde de la
peinture, de la littérature, …
Le public du Domaine fut évidemment qualifié de «
snob » par les détracteurs de l’avant-garde.
Ces concerts furent pourtant un lieu de rencontres pour des artistes
provenant des autres formes d’expression contemporaine : André
Pieyre de Mandiargues, Robert Cioran, Nicolas de Staël, Henri
Michaux, Armand Gatti, René Char, Jacques Dupin, Pierre-Jean
Jouve, Francis Ponge, Michel Butor, Zao Wou Ki, Vieira Da Silva,
et bien d’autres.
C’est grâce au Domaine
musical que purent être jouées en France, durant vingt
ans, les œuvres d’une bonne centaine de compositeurs
aussi significatifs que Stockhausen, Pousseur, Berio, Kagel, Boucourechliev,
Nono, Maderna, Henze, Barraqué, Xenakis, Cage, Amy, Eloy,
Méfano, Bussotti. Stravinsky lui-même accorda au Domaine
musical l’exclusivité de la création française
d’œuvres aussi importantes que Agon et Threni.
Au départ de Pierre Boulez, en 1967 (1), c’est un de
ses élèves, Gilbert Amy, qui reprit la direction du
Domaine Musical jusqu’en 1973.
Il se plaça volontairement dans une perspective de fidélité,
tout en tentant d’ouvrir progressivement les programmes à
de nouvelles orientations esthétiques et à de nouveaux
publics.
1. -Ce départ eut lieu après une
violente querelle avec André Malraux à propos de la
nomination de Marcel Landowski à la tête de la nouvelle
direction de la Musique du ministère des Affaires culturelles.
Jésus Aguila
professeur de musicologie
à l’université de Toulouse-le-Mirai
Pierre Boulez - 1987
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