2003
~ Littérature et sciences humaines ~
> programme des manifestations Né àLiège en 1903, Georges Simenon est mort à Lausanne en 1989. La publication, pour le centième anniversaire de sa naissance, dune partie de son uvre dans la prestigieuse bibliothèque de La Pléiade mettra fin, on peut lespérer, à une équivoque persistante. Longtemps, on a considéré Simenon comme un phénomène littéraire plutôt que comme un grand écrivain. Il est vrai que sa fécondité avait quelque chose de monstrueux. « Arbre à romans »,cest ainsi quil aimait se définir. Un arbre qui produisait de nom-breuses récoltes par an. Quand, âgé de vingt-huit ans, il alla porter chez son éditeur un manuscrit quil avait décidé de signer pour la première fois de son nom, il avait déjà, sous divers pseudonymes, publié cent soixante romans, sans compter les mille deux cents contes ou nouvelles donnés à des magazines. Devenu célèbre du jour au lendemain, il allait encore, pendant quarante ans, publier près de deux cents romans, dont soixante-quinze consacrés aux enquê-tes du commissaire Maigret, et quatorze recueils de nouvelles. Jusquau jour de lannée 1972 où, brusquement, il décida de cesser décrire. Il fit alors modifier son passeport, supprimant le mot « romancier » qui figurait à la rubrique « profession ». Pour soccuper, il commença à dicter chaque jour ses observa-tions et ses réflexions sur le monde et sur sa vie. Recueillies en volumes, ces dictées ne manquent pas dintérêt pour qui veut connaître lhomme Simenon. Mais elles najoutent rien à sa gloire. Le génie avait disparu. Car il y a bien un génie de Simenon. Cet « arbre à romans » est tout le contraire dune usine à romans. Aucun procédé chez lui, aucune recette, aucun stéréotype, aucun cliché, rien de ce qui caractérise si souvent les fabricants de best-sellers, rien de mécanique, rien de répétitif. Cest au point que les amateurs de Simenon - ils sont des millions de par le monde - sont bien en peine de répondre à ceux qui leur posent la question : « Par quel livre faut-il commencer ? » Les romans de Simenon ont tous un air de famille, mais aucun nest semblable. La joie de découvrir un nouveau Simenon, et de le faire découvrir aux autres, est donc inépuisable. Impression que renforce encore le fait quil ny a pas, dans cette uvre foisonnante, comme chez dautres grands romanciers qui lont précédé, Balzac, Dostoïevsky, Proust, un personnage qui soit, plus que les autres, le type accompli de la vision du romancier. Chez Simenon, force ou faiblesse, selon quon en juge, aucun arrière-fond théorique, aucune philoso-phie implicite, aucune analyse psychologique, aucune critique sociale, aucune morale particulière, aucun horizon métaphysique ne sous-tend le monde repré-senté. Certains y verront une limite. Dautres se demanderont si cet écrivain, qui ne ressemble à aucun autre, na pas mieux respecté ainsi le mystère de lhumain et traduit, plus que tous les autres écrivains de son temps, cet homme du XX e siècle, ses angoisses, sa solitude, sa difficulté de vivre, cet homme perdu au milieu des grands ouvrages collectifs, lhomme seul, le petit homme, « lhomme tout nu », comme aimait à le dire Simenon, celui que les Italiens des années cinquante ont si bien appelé «luomo qualunque ». Grand romancier certes, mais grand écrivain
? La restriction implicite que contenait la question posée par
André Gide - pourtant un des premiers admirateurs de Simenon,
et un des plus fervents - nest peut-être pas fondée.
Car sil ny avait pas un style Simenon, on ne voit pas bien
ce qui provoquerait cette fascination exceptionnelle quil est
seul à exercer. Ce ne sont pas les idées de Simenon, ce
ne sont pas ses thèmes qui sont particulièrement originaux
et font de lui un grand romancier. Ce sont bien les mots, le choix des
mots, leur agencement, le rythme des phrases, la brièveté
des paragraphes, qui constituent le don magique, créent le miracle,
font quau bout de quelques lignes le récit colle au lecteur
comme un vêtement mouillé. Et tout cela nest-il pas
ce quon appelle un style ? Lerreur vient de la formidable
économie de moyens de lart de Simenon, de son apparente
simplicité. « Il écrit comme Monsieur-Tout-le-Monde
», dit un jour de lui un critique de mauvaise humeur.
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