2003
~ Arts ~
Il faisait froid ce 23 janvier 1953. Quelques critiques dramatiques conscien-cieux, quelques amis de lauteur et quelques amateurs de théâtre, ces imprudents curieux qui nont pas peur de perdre une soirée à écouter un texte plus ou moins creux, insipide ou abscons - mais sait-on jamais - , traversent le porche et la cour du 38, boulevard Raspail pour assister, dans la salle glaciale du petit théâtre de Babylone, à une pièce inédite dun Samuel Beckett : En Attendant Godot. Samuel Beckett, auteur irlandais, influencé par James Joyce, nétait pas ce quon pouvait appeler un auteur facile. Néanmoins, un jeune fou de littérature, audacieux et inconscient, Jérôme Lindon, co-fondateur des Éditions de Minuit, avait racheté les droits de son premier roman Murphy - trente exem-plaires vendus - et publia le second, Molloy. Cest ainsi que Samuel Beckett se fit connaître
au début des années 50, dun très petit nombre
de lecteurs du quartier de Saint-Germain-des-Prés. « Jai
commencé décrire Godot pour me détendre,
pour fuir lhorrible prose que jécrivais à
lépoque » déclara Beckett lorsquil reçut,
seize ans plus tard, le Prix Nobel de Littérature. Rédigé
en langue française, le manuscrit indique les dates du 9 octobre
1948 et 29 janvier 1949. La pièce porte comme indications préliminaires
: Quand le rideau se lève, apparaissent deux
vagabonds, sans âge, lun porte une vieille jaquette de cérémonie,
sur une chemise dun blanc douteux, dont le col est fermé
par une cravate chiffonnée, lautre un complet noir lustré
de crasse dont la veste est trop étroite et un foulard autour
du cou. Comme Charlie Chaplin, ils sont coiffés de deux melons,
extraits sans doute de la poubelle dun chapelier. Ce sont Vladimir
et Estragon ou plus familièrement Didi et Gogo. En réalité, ils ne seront raisonnables ni lun ni lautre et espèreront pendant deux heures rencontrer un mystérieux personnage, réel ou imaginaire, qui ne viendra jamais. Leur attente sera distraite par larrivée dun couple étrange, Pozzo et Lucky, le riche gentleman farmer en macfarlane et bottes de cuir, arrogant et féroce et, dans un costume de valet à la française, son esclave gâteux et atteint de la maladie de Parkinson. Traversant le monde, ils vont, lun menant lautre au bout dun licol. Eux partis, Didi et Gogo se retrouvent seuls, se morfondent de nouveau dans une expectative sans fin sinon sans espérance. Godot viendra demain, cest sûr ! La pièce faillit ne jamais voir le jour. Trente-cinq directeurs de théâtre la refusè-rent. Pour les uns, le manuscrit nétait quun canular, pour les autres une ineptie incompréhensible donc injouable, une esbroufe qui prétendait faire du neuf. À Paris, dans les théâtres respectables, on naffichait pas les jeanfoutres. Timide, introverti, solitaire, Beckett était incapable de présenter ses écrits à quelquun et encore moins de les défendre. La tâche en revint à Suzanne, lépouse parfaite dun auteur dramatique. Ne trouvant aucun recours auprès des directeurs de théâ-tre, elle sadressa au metteur en scène Roger Blin, bien connu dans les milieux de lavant-garde littéraire : « Je connaissais un peu Beckett de réputation, raconta Blin, (...) Beckett avait fréquenté un moment de sa vie les surréalistes et Tristan Tzara qui admirait beaucoup En Attendant Godot et men avait beaucoup parlé. Quand jai lu Godot, jai été séduit immédiatement par lhumour et la provocation (...) Jétais très excité par cette pièce et je désirais la monter très vite (1) ». Après une année despoir déçu, le deus ex machina apparut enfin en la personne de Jean-Marie Serreau, directeur du théâtre Babylone. Ouvert au printemps 1952, le théâtre était en faillite en décembre de la même année (2). Fataliste et magnanime, Serreau invita Roger Blin « Je vais fermer boutique, autant finir en beauté ! » Et cest ainsi que Samuel Beckett et Roger Blin prirent possession de la petite salle mythique du 38, boulevard Raspail. Le temps des répétitions fut très court. La pièce était prête à être jouée. Depuis de longs mois, les comédiens, Lucien Raimbourg, Pierre Latour et Jean Martin se réunissaient chez Roger Blin pour travailler, sans toujours bien comprendre où voulait en venir lauteur. Le texte leur paraît facile à apprendre et à retenir. Le dialogue est limpide, fait de phrases courtes, banales, sans aucune ambiguïté, ni amphigouri. Les personnages sentretiennent simplement, comme tout un chacun dans le quotidien. Là où les choses se compliquaient et posaient quelques problèmes aux comédiens, cétait lenchaînement de lécriture. La ponctuation avait une grande importance. La phrase qui suivait le point ou le morceau de phrase qui venait après les trois points pouvaient tout aussi bien contredire la phrase précédente que lui donner ouverture sur une autre voie tout à fait imprévisible. De là, une sorte de folie poétique qui débouchait dans un monde abstrait et onirique. Le thème dEn Attendant Godot appartient au théâtre bourgeois. Quoi de plus banal en effet que de sappesantir sur la solitude, lespérance déçue, la misère morale. Il nest quà relire le théâtre des années 30 et 40 pour sen persuader. Mais chez Beckett, grande nouveauté,lanecdote est totalement absente. Aucune histoire. Pas dexposition, pas de développement, pas de conclusion. Qui sont ces deux vagabonds ? Sans doute danciens professeurs, en tout cas des intellectuels, des penseurs. Ce ne sont pas des clochards aux poches déformées par des litrons de rouge, ce sont des marginaux dérisoires. Et, létrange chose, ils ne parlent jamais damour. Sources dinspiration depuis toute éternité, la passion, la jalousie sont les deux mamelles auxquelles tous les auteurs depuis Sophocle et Euripide se sont abreuvés. Beckett refuse la facilité qui consiste à se servir des ressources offertes par lanalyse des sentiments. Ses personnages sont insensibles au monde et semblent avoir ignoré de tout temps les mystères du coeur et de la procréation. Lhumain ne les intéresse pas du tout. Ils se contentent dattendre Godot, cest-à-dire quoi ? Dieu, la Révolution, ou simplement le patron éventuel ? Personne ne le saura. À la fin du premier acte, ce Godot nest pas venu. « Et le deuxième acte a ce toupet extraordinaire de recommencer le premier de bout en bout et dêtre excellent (3) ». La pièce se termine sur les deux hommes, désappointés
de nouveau et qui reprennent leur errance : Aux premières répliques, chacun se disait « Oh ! là!là!... », sous-entendu « Comme je vais mennuyer... » Puis, le public clairsemé se laissa prendre peu à peu par le décalage du dialogue et le jeu des deux clowns qui rappelaient, pour lun, Charlot, pour lautre, Buster Keaton : « Godot ou Les pensées de Pascal chez les Fratellini, » écrira Jean Anouilh en tête de son article délirant déloges (4) . Quand le rideau tombe les spectateurs applaudissent chaudement, heureux et fiers davoir assisté àun événement capital dans le monde des lettres. Ils sont les découvreurs dune mine dun nouveau théâtre, celle qui réussit à éveiller lintérêt et ladhésion du public sans lui imposer les évolutions dune histoire. Pas besoin daffiche publicitaire ¢dailleurs on na pas dargent ¢le bouche à bouche fonctionne à merveille et le bruit circule dans le Tout Paris « quil se passe quelque chose au 38, boulevard Raspail ». Les amateurs de théâtre viennent en nombre et les snobs des beaux quartiers seraient mortifiés sils ne pouvaient, au cours dun dîner, se targuer davoir vu la pièce dont tout le monde parle. Chaque soir, il y a queue dans la cour du théâtre et, tandis que la caissière affiche Complet, Jean-Marie Serreau va emprunter au café voisin des chaises pour les spectateurs de dernière minute. Le théâtre Babylone fut sauvé pour une année. Cinquante ans ont passé... Godot a fait école... et le monde entier la connaissance duquatuor Vladimir, Estragon, Pozzo et Lucky. 1. Roger Blin, Souvenirs et
propos recueillis par Lynda Bellity-Peskine, éd. Gallimard 1986.
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