2003 ~ Sciences et techniques ~
Aux obsèques nationales de Claude Bernard, le chimiste Jean-Baptiste Dumas, sadressant à Victor Duruy, propose cette définition du défunt : « Ce nest pas un grand physiologiste, cest la physiologie. », transformant, suivant lexpression de Georges Canguilhem, un homme en institution. La formule est à peine exagérée dans la mesure où nous devons reconnaître dans loeuvre de Bernard, qui sest lui-même désigné comme le fondateur de la médecine expérimentale, lorigine dune bio-médecine dont le XXe siècle fut lhéritier. Dans ces années 1840-1870, période qui correspond à loeuvre majeure de Bernard, un homme seul peut créer une science. Toutefois cette solitude du scientifique nest quapparente. Lémergence dune science a des fondements ; plusieurs scientifiques, dans différents pays, travaillent sur un même sujet, confir-mant ou infirmant des résultats, formulant des critiques, proposant des objections. Ce sont ces interactions et ces collaborations entre « chercheurs » qui conduisent aux progrès des connaissances et permettent lémergence de nouvelles idées, voire dune discipline scientifique et de soutenir lautorité dun homme qui, par son travail et ses découvertes, se distingue des autres. Cest le cas de Claude Bernard. Bernard, après quelques essais dans la pharmacie et dans les lettres, se dirige vers la médecine. Il soutient sa thèse de médecine le 7 décembre 1843, véritable travail scientifique qui a pour titre Du suc gastrique et de son rôle dans la nutrition. Depuis 1841, il est le préparateur du physiologiste François Magendie, professeur au Collège de France à la chaire de médecine ; il lui succédera en 1855. Magendie, cest lui qui a lidée dune médecine expérimentale et qui construit dans un premier temps la pensée bernardienne : étudier les fonctions normales de lêtre. Bernard reconstruira lidée, qui est la sienne, sur ce renouveau dune médecine qui prend ses sources déjà chez François Broussais (1816) avec le concept dune médecine physiologique rompant avec lunique objectif dune nosologie médicale qui nomme et décrit la maladie. La nosolgie est nécessaire mais insuffisante pour comprendre la genèse de la maladie. Cest ce à quoi sattaquaient les Broussais et les Magendie. La thèse de Claude Bernard de 1853, nest quune étape dans son idée dune médecine expérimentale qui sappuie sur les faits physiologiques dans létat de santé, en fondant le concept de milieu intérieur (1855), pour se donner les éléments nécessaires pour expliquer et comprendre le pathologique ; et cette approche de la connaissance passe obligatoirement par lexpérimentation et la vivisection ; ensuite sa thèse nest quune étape dans ses recherches sur la formation du sucre chez les animaux et lhomme, puisquil a déjà, en 1853, publié un certain nombre de travaux qui lont conduit à cette découverte de la « glycogenèse » hépatique. En fait Bernard découvre la néoglucogenèse, cest-à-dire cette faculté du foie de transformer des substrats non glucidiques (acide gras) en glucose. Cela nous conduit à évoquer cette remarque de lhistorien de Claude Bernard, Mirko D. Grmek : quand on dit que Bernard a découvert la glycogenèse hépatique « prise à la lettre, cette affirmation est fausse » mais il «était dans le vrai quant à la direction de ses recherches sur le métabolisme des sucres. » Aussi à la question qui a découvert la glycogenèse hépatique et le glycogène, la réponse doit comprendre plusieurs dates et plusieurs auteurs. Luvre scientifique de Claude Bernard est une oeuvre fondatrice ; il a été un expérimentateur exceptionnel, comme le furent avant lui au siècle des Lumières des Charles Bonnet et des Lazzaro Spallanzani. Expérimentateur, Bernard introduit le terme « déterminisme » (Principes de médecine expérimentale, 1865) dans une opposition entre les expériences empiriques et « les expériences scientifiques faites daprès une idée préconçue afin de saisir dans toutes les circonstances qui accompagnent la production du phénomène celle qui constitue réellement son déterminisme et qui doit être appelée sa cause prochaine ». Ce praticien journalier de lexpérimentation a réfléchi dune façon rationnelle sur la méthode, Introduction à létude de la médecine expérimentale (1865). Cest à Henri Bergson que nous devons ces mots : « nous nous trouvons devant un homme de génie qui a commencé par faire de grandes découvertes, et qui sest demandé ensuite comment il fallait sy prendre pour les faire ». Luvre de Claude Bernard reste une uvre formatrice pour lesprit.
Jean-Louis Fischer
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