2003 ~ Vie politique et institutions ~
La mémoire française, que gèrent les noms démocratiquement attribués aux places et aux rues dans les villes et les villages, a quelque peu été saturée par le nom de Carnot, et par sa dynastie devenue un peu indistincte. Il y a pourtant, en premier, Lazare, lOrganisateur de la Victoire au Comité de salut public, comme on le disait encore dans les livres scolaires, répétant le surnom attribué dès la Convention thermidorienne pour sauver lhomme. Celui dont on célèbre le deux cent cin-quantième anniversaire de la naissance est dabord une belle figure dingénieur militaire. On reconnaît mieux aujourdhui le rôle de ces ingénieurs de lÉtat pour le façonnement dune mentalité de progrès, à la fois proches des réalités techniques et donc dépourvus du dogmatisme du positivisme, mais prêts à tenter les possibles ouverts par la mathématique des Lumières, une opti-misation des rendements avec la rationalisation des tâches par une juste mesure des efforts. Aussi bien, les deux fils de Lazare, Sadi et Hippolyte, incarnent-ils la double filiation. Le pre-mier, Sadi Carnot, est le savant romantique et théoricien du rendement des machines à feu, comme il écrivait, ou des machines à vapeur que lon a oubliées largement aujourdhui. Le second, Hippolyte, est le ministre positiviste de lInstruction publique en 1848, forgeant par léducation les valeurs mêmes de la République. Le petit-fils, un Sadi encore, est polytechnicien, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, préfet, pré-sident de la République, organisateur des cérémonies consensuelles du cente-naire de 1789, et doit hélas sa célébrité àson assassinat. Avec le geste de Marcel Reinhard, le monde des historiens universitaires a commencé, dans les années 1950, à dépoussiérer le portrait héroïque du vainqueur de Wattignies, en manifestant la sagesse républicaine de Lazare Carnot. Au Directoire, il accepta en effet les conséquences dun vote populaireen faveur des royalistes, et ne manqua pas de courage en utilisant les disposi-tions parlementaires pour sopposer publiquement au vote de lEmpire. Ce qui rend plus critique son retour au premier plan lors des plus dommageables que grotesques Cent-Jours de Napoléon. Puis cest le Carnot formé par les Lumières de lEncyclopédie, en particulier par la quête mathématique, qui a été réévalué dans les années 1980. On a mieux pris conscience de la nouveauté de Carnot en matière de mécanique des machines, lorsquil définit la notion de travail et utilise à cet effet le produit scalaire, et ainsi mieux mesuré son influence sur le long terme scientifique. On a aussi mieux saisi le poids de son bon sens en calcul différentiel, et mieux établi son originalité sur de vieux problèmes de géométrie du triangle. Il devenait temps de restituer lunité intellectuelle et morale de Lazare Carnot, en politique, comme militaire, et en science ; il devenait raisonnable de parler dune forme de génie à incarner les idéaux de lEncyclopédie et de si bien réussir. Carnot est lun des rares chefs dÉtat à avoir normalement été élu membre de lAcadémie des sciences (en fait la Première classe de lInstitut). Il en a été démissionné par les journées de fructidor en septembre 1797, et a profité dun premier exil pour des recherches astucieuses en géométrie. Ses résultats dirigent aujourdhui encore les exercices que lon fait au lycée sur les centres de gravité :il y a là un beau symbole intellectuel dune science institutrice, en France surtout, où les choses de science sont si fréquemment pensées hors culture. Carnot est réélu à lAcadémie des sciences, et devient un improbable ministre de la Guerre de Bonaparte ; il est à nouveau démissionné de lAcadémie en 1816. Cest lexil définitif à Magdebourg, où laccompagne son fils Hippolyte. Sans quitter ses chers calculs algébriques, et sans cesser de sintéresser avec la même passion aux affaires de France, Carnot prend encore le temps décrire des poèmes à la mode de son ancien collègue Choderlos de Laclos. Na-t-il pas introduit en France le prénom de Sadi en mémoire du poète persan ? Cas singulier sans doute, Lazare Carnot infirme la continuité du personnel dÉtat que Tocqueville perçoit de lAncien Régime à la Restauration. Navait-il pas déjà dérogé, bourgeoisement sentend, en créant le scandale à Dijon pour empêcher quune certaine Ursule de Bouillet, la femme quil aimait, népousât, sous la contrainte de son père, un homme plus conforme à son rang ? Cétait en 1788. Homme public, Carnot donne bien des questions aux historiens de la vie privée.
- Sommaire
|