2003
~ Littérature et sciences humaines ~
> programme des manifestations À la fin du mois daoût 1902, Apollinaire rentre à Paris après un an passé en Allemagne comme précepteur dune fillette de neuf ans dont la mère, Mme de Milhau, originaire dune riche famille de négociants colonais et veuve dun baron normand, possède de nombreuses propriétés dans la région de Honnef sur la rive droite du Rhin. Au service de la famille se trouve aussi une jeune et jolie Londonienne, Anna Maria Playden, dont le prénom a été francisé en Annie ; ses fonctions ne sont pas clairement définies ; elle est à la fois demoiselle de compagnie chargée de tâches diverses et gouvernante de lenfant. Apollinaire est demblée séduit par la jeune fille, son aînée de plusieurs mois. Elle-même ne sembla dabord pas indifférente à ses avances. Mais elle prit bientôt ses distances. La différence des langues était déjà une source de malentendus, car elle connaissait encore moins de français que lui danglais; surtout, la personnalité àses yeux étrange de ce poète au nom slave, son comportement imprévisible, tantôt attentif et tendre, tantôt pressant et jaloux, ses sautes dhumeur, parfois ses accès de violence ne pouvaient que la déconcerter. Elle 86.finit par lui signifier, vraisemblablement
au printemps 1902, un refus catégorique. Il en souffrit beaucoup
et supporta mal ses derniers mois rhénans vécus sous le
même toit que la jeune fille dans un voisinage auquel il lui était
difficile déchapper. « Mille regrets », sans
doute son dernier poème écrit en Allemagne, le mois même
de son départ, évoque de façon lancinante lamour
perdu qui « revient en boumerang » et la blondeur, les yeux
doux dAnnie. Il semble avoir repris le dessus dès son retour
à Paris. Les amis retrouvés, les problèmes de la
vie quotidienne, son avenir décrivain et de journaliste
loccupent et le ramènent à sa vie antérieure.
Cependant, au printemps de lannée suivante, selon un processus
de résurgence qui lui est propre, le souvenir de lAllemagne
le reprend et, avec lui, celui dAnnie. En novembre 1903, il a loccasion daller à Londres et de tenter de renouer avec Annie retournée chez ses parents. Contrairement à ce quon a longtemps cru, et à ce quelle-même en a laissé entendre à la fin de sa vie, cette rencontre, si elle ne fut pas exempte de tensions, ne sacheva pas sur un échec. Les jeunes gens sécrivirent pendant lhiver (elle lui demande quand il viendra la voir, elle signe « Ta gentille chérie ») et envisagèrent une nouvelle rencontre. De fait, il retourna à Londres en mai 1904. Ici encore, la vérité ne répond pas aux idées admises. Ce second séjour ne sacheva pas comme on la dit sur une rupture définitive, quaurait confirmée le départ dAnnie pour lAmérique. Laccord semble au contraire trouvé. Apollinaire rentre heureux et confiant, écrivant dans son Journal quil a passé «un mois exquis» à Londres, et une lettre quAnnie lui envoie à Paris ne fait que confirmer ses espoirs. On ignore ce que furent les mois suivants. Mais au début de 1905 on devine lamoureux inquiet, troublé par les probables atermoiements dAnnie, sans doute au courant des projets américains, cette fois réels, de la jeune fille (il songe lui-même en dernier ressort à trouver un poste denseignant outre-Atlantique). Bientôt il se persuade quelle est définitivement perdue. Cest alors quil reprend son poème, quil a quelque temps songé àintituler « La Fausse bien-aimée », et lui donne la structure que nous lui connaissons aujourdhui, mais non encore sa forme définitive. Sil en annonce la publication dès avril 1905, la « Chanson » ne verra le jour que dans le Mercure de France du 1 er mai 1909, sans la « Réponse des Cosaques Zaporogues au sultan de Constantinople » ni la dédicace à Léautaud et lépigraphe « Et je chantais cette romance / En 1903... », qui napparaîtront que dans Alcools en 1913. Lorsquil avance alors cette date de 1903, Apollinaire bien évidemment se réfère non à létat achevé du poème, mais à sa cellule originelle. Le texte dailleurs se développe sur divers plans chronologiques. Les époques sont brouillées. Le début na de sens quaprès le premier voyage à Londres en novembre 1903, la fin quaprès le retour du second, en juin 1904, mais dans le premier mouvement il est fait allusion à «celle que jai perdue / Lannée dernière en Allemagne / Et que je ne reverrai plus », ce qui nous ramène à ce noyau de 1903, et la partie centrale du poème contient des allusions évidentes au printemps de 1902. Reste que sa ligne est loin de correspondre à la réalité vécue. Les biographes sy sont trop souvent trompés, qui ont lu le poème comme sil sagissait dune confession ou dune page de journal, oubliant quil est dabord création de limaginaire. Que nont-ils écouté Apollinaire écrivant à propos de Jean Royère : « Tel est louvrage poétique : la fausseté dune réalité anéantie. Et le souvenir même a disparu ».En loccurrence la « réalité »optimiste des deux voyages à Londres a été «anéantie » par le poète pour laisser la place à une seule tonalité, celle de la déploration solitaire du mal-aimé. « La Chanson du mal-aimé » nest certes achevée que dans Alcools en 1913 ; mais elle est bien née en 1903, quand Apollinaire en libéra dès les premiers accords la force sentimentale.
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Guillaume Apollinaire et Anne Playde à Londres en 1904 Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP) fonds Apollinaire, donation Adéma © BHVP |
Fragment d'un almanach anglais portant l'adresse de la famille Playden Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP) fonds Apollinaire © BHVP |
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