Portrait tissé en soie de Jacquard
© CNAM, Musée des arts et métiers / agence photo / S. Pelly
Jacquard naît dans une famille de
tisseurs, son père est maître-fabricant en étoffes d'or, d'argent
et de soie et possède trois métiers à la grande tire.
C'est ce type de métier qui permet alors de fabriquer les étoffes
façonnées en manipulant une série de cordes (les lacs) qui ont " enregistré
" au préalable la levée des fils de chaîne. Ce travail très pénible
était confié à une main d'œuvre peu chère, les femmes et les enfants,
mais face au manque de bras la question du remplacement du tireur
de lacs est centrale à la fin du XVIIIe siècle. Bien que la légende
le décrive travaillant durement sous la férule de son père, le jeune
Joseph-Marie reçoit une formation d'apprenti-relieur par l'intermédiaire
de son beau-frère Jean-Marie Barret, libraire-imprimeur, qui lui donne
des rudiments d'instruction et l'intéresse à un autre univers que
la soierie. Les années intermédiaires de la vie de Jacquard sont très
mal connues de ses biographes ; on le dit propriétaire d'une fabrique
prospère, puis ruiné, il se serait alors engagé dans les armées révolutionnaires.
En fait, la légende a considérablement noirci cette période peu documentée
de sa vie et la figure de Jacquard, " artiste mécanicien ", n'émerge
vraiment qu'au moment où ses revendications d'inventions font parler
de lui.
En 1800, le 2 nivôse an IX exactement,
Jacquard prend un brevet pour une machine destinée à remplacer le
tireur de lacs. Cette première machine, quoique primée à l'Exposition
des produits de l'industrie, ne fonctionne pas, et Jacquard abandonne
vite son brevet. Deux années plus tard, il répond à un concours de
la Société d'encouragement à l'industrie nationale pour un métier
à faire des filets de pêche.
Sa candidature est retenue et, en 1803, il monte à Paris aux frais
de la Société dont il remporte le prix en 1805. C'est ce métier (pourtant
lui aussi inefficace !) qui lui apporte la renommée auprès de ses
compatriotes lyonnais.
Ce séjour parisien est aussi l'occasion pour Jacquard d'étudier le
métier automatique de Vaucanson. Ce dernier, mécanicien de génie et
inspecteur des manufactures de soie sous Louis XV, avait conçu plusieurs
machines destinées à améliorer le moulinage, le tissage et l'apprêt
des tissus. Il s'était logiquement penché sur la question du métier
à façonnés, proposant en 1748 un métier automatique qui permettait
de se passer du tireur de lacs aussi bien que du tisseur.
En 1804, Jacquard revient avec les
plans de la mécanique de Vaucanson et va s'attacher, soutenu par différents
fabricants à la transformer. L'innovation majeure consiste à substituer
au cylindre un parallélépipède carré sur lequel vient se plaquer le
carton perforé à chaque coup du métier par un jeu complexe de poulies
et de contrepoids. Revenu à Lyon, Jacquard est placé à la tête des
ateliers de l'hospice de l'Antiquaille et reçoit un généreux traitement
pour développer ses inventions.
En 1805, l'Empereur visite les ateliers où la mécanique et le métier
à filet de Jacquard sont exposés.
En 1806, la ville de Lyon lui offre une pension viagère de 3 000 F
; en contrepartie, toutes ses inventions tombent dans le domaine public.
Pourtant, au même moment, Jacquard semble se désintéresser des ateliers
et en 1808, seules cinquante-sept mécaniques ont été construites.
Ses relations avec la ville s'enveniment sur la question du paiement
de sa rente.
La ville de Lyon, qui a spéculé sur
son activité inventive, est en effet fort déçue de son attitude mais,
craignant que Jacquard n'aille se mettre à disposition de quelques
concurrents, elle continuera à payer sa rente. En fait la mécanique
à la Jacquard fonctionne irrégulièrement, elle est peu fiable, or
chaque défaut de tissage est un manque à gagner sérieux pour le tisseur.
C'est un autre mécanicien lyonnais, Jean Antoine Breton, qui apporte
les améliorations définitives en inventant une sorte de pièce coudée
permettant de plaquer, régulièrement et sans heurts, le carton perforé
sur le cylindre carré. Breton prend un brevet en 1815 complété en
1817, il perfectionne aussi le lisage et les opérations de fabrication
des cartons, améliorant ainsi toute la filière technique.
À partir de 1816, l'utilisation de
la mécanique à la Jacquard se développe, soutenue par la stabilité
économique retrouvée, par la mode des châles cachemire aux dessins
complexes et grâce à la facilité d'emploi du système. On a fait de
Jacquard une sorte de génie méconnu et méprisé par ses contemporains
et voulu voir dans son invention une menace pour les tisseurs. Il
n'en est rien, car l'astuce de Jacquard a bien été de ne pas transformer
le métier mais de lui ajouter une mécanique susceptible de pallier
la faim de bras que connaît l'industrie lyonnaise.
Jacquard est donc l'homme avisé qui réalise la synthèse d'inventions
antérieures et profite des ambiguïtés du système de validation de
l'invention qui se met en place, entre brevet et secret de fabrication.
Il n'est pas étonnant dans ces conditions qu'il ait été tour à tour
encensé par des panégyristes qui ont insisté sur le martyre laïque
de l'inventeur et vilipendé par des détracteurs qui lui ont dénié
une quelconque invention.