Entre 1874 et 1951, la musique " classique
" a basculé. En amont, c'est le triomphe de Richard Wagner,
en aval, l'envol du sérialisme, fondateur d'une musique "
contemporaine " qui se réclame de Webern, non de Schoenberg.
Schoenberg aurait-il donc été un passeur, ayant permis
à la musique de se libérer du ton, du thème et
du mètre, mais restant lui-même, tel Moïse, au seuil
de la Terre promise de cette nouvelle musique ?
La vie d'Arnold Schoenberg fut loin d'être confortable, bouleversée
en particulier par deux guerres mondiales. La première saisit
Schoenberg à Vienne, sa ville natale, aux premières loges
donc pour prendre mesure de l'effondrement européen, singulièrement
de l'Empire austro-hongrois. Les prémisses de la seconde l'ont,
dès 1933, contraint comme juif à l'exil, un exil qui,
aux États-Unis, ne fut jamais une sinécure : Schoenberg
n'épousait guère le conformisme du Nouveau Monde ("
Je détruirai plutôt l'Amérique ! ", déclarait-il
en y émigrant) et l'Amérique le lui rendit bien, lui refusant
ces bourses, commandes et retraites qui lui auraient évité,
à soixante-dix ans révolus, d'avoir encore à donner
des leçons pour subvenir aux besoins de sa famille (quatre enfants,
dont le dernier à soixante-six ans).
Arnold Schoenberg, c'est une dure vie de musicien autodidacte, vivant
d'abord comme copiste et orchestrateur (en 1900 ce travail représentait
déjà l'écriture de six mille pages), puis comme
enseignant (des milliers d'élèves, dont Berg et Webern,
les deux premiers) sans que jamais son uvre musicale suffise à
ses revenus. C'est un homme dont la célébrité mondiale
lui apportait haine et quolibets plutôt que subsides et commodités.
Il dut ainsi faire face à une hargne sans égale, qui le
poursuivait jusque sur les estrades de concert où il dirigeait
ses uvres et qui l'obligeait parfois à s'interrompre, le
temps que les huées se calment, avant de reprendre, comme si
de rien n'était, le cours de l'exécution (c'était
en 1913, à Prague, pour le Pierrot lunaire).
C'est un compositeur attaché à la
musique comme pensée et à l'exercice d'une intellectualité
musicale. C'est quelqu'un qui n'a cessé de fonder des institutions,
d'écrire des articles, de projeter le développement de
revues musicales, de collaborer à des publications littéraires
(classant ses écrits en 1932, il remarquait que le total en représentait
déjà 1 500 pages). C'est un penseur qui refusa, jusqu'à
un âge avancé, la gloriole des titres universitaires ;
à un jeune homme, admiratif, qui l'abordait du titre de "
Professeur " il répondait : " Je ne suis pas professeur.
On est professeur et docteur aussi longtemps qu'on n'est rien. Gthe
était docteur, lui aussi, et s'appelait pourtant seulement Gthe
". C'est un musicien se frottant à la peinture et dont l'abondance
des talents débordait, le conduisant à inventer mille
trouvailles dans chacun des domaines où il s'exerçait
(jeu d'échecs, tennis, mais aussi arboriculture, sans compter
une machine à écrire la musique
).
Arnold Schoenberg puisait dans l'adversité sa détermination
musicale. S'il méprisait titres et médailles, c'est que
pour lui seul comptait ce qu'il nommait beauté et vérité
: il s'agissait, disait-il, d'" apprendre à voir la beauté
dans cette lutte éternelle pour la vérité ".
Mais, plus encore que celui d'un homme, le nom " Schoenberg "
est celui d'une " uvre " et d'une musique qui n'a cessé
de se renouveler, par-delà de longues périodes de silence
et de maturation (de 1914 à 1921-1922, de 1933 à 1935,
de juillet 1936 à juillet 1938, l'année 1940
).
Son uvre se déploie en quatre périodes : de ses
chefs-d'uvre de jeunesse (La Nuit transfigurée,
1899 ; Gurrelieder, 1900-1911) à ceux de la période
atonale (2° quatuor à cordes, 1908 ; Trois pièces
pour piano op. 11, 1909 ; Cinq pièces pour orchestre op.
16, 1909 ; Erwartung, 1909 ; Pierrot Lunaire, 1912)
puis de la période dodécaphonique (Moïse et Aaron,
1932) pour culminer dans ceux de la période terminale (Trio
à cordes, 1946 ; Un survivant de Varsovie, 1947).
Alors, Arnold Schoenberg, un passeur ? Tel fut en effet l'avis de la
jeune génération d'après-guerre : " Schoenberg
est mort " écrivait ainsi Boulez en 1952, déclarant
par là son effacement inéluctable devant Anton Webern,
son élève, qui aurait su fonder cette nouvelle configuration
musicale que Schoenberg n'aurait qu'esquissée, faute de radicalité.
Depuis 1951, sa musique continue de partager, de heurter et d'interroger
par-delà ses uvres de jeunesse (les seules à être
assimilées par le répertoire). À rebours, certains
de ses disciples voudraient qu'enfin on puisse tout simplement "
aimer Schoenberg " sans n'avoir plus à le défendre.
Mais force est de reconnaître que son uvre n'est toujours
pas absorbée sans heurts ni " classicisée ",
qu'elle continue de faire trébucher sur ses tensions internes,
ses exigences, ses partis pris.
D'aucuns ont proposé d'éviter purement et simplement cette
uvre, de la contourner telle une branche morte d'une histoire
musicale dont la sève véritable aurait circulé
de Debussy, son aîné, à Varèse, son cadet,
puis à Scelsi. Il est vrai que la descendance proclamée
de Schoenberg, presqu'entièrement cantonnée aux universités
américaines, a forgé de Schoenberg l'image institutionnelle
d'un fondateur de système (le dodécaphonisme combinant
le total chromatique des douze sons) : comment ne pas se dresser contre
cette académisation mortifère quand on découvre
l'intransigeance d'une musique qui ne relève que très
marginalement d'une législation des hauteurs ?
S'il ne s'agit ni d'éviter Schoenberg, ni exactement de l'aimer
(comme contemporain devenu classique), ni de le déclarer mort
pour la pensée musicale, ni inversement de l'académiser
(en un anodin " Vive Schoenberg ! " venant symétriser
le Schoenberg est mort), le temps serait alors venu de vouloir Schoenberg,
c'est-à-dire de lire et jouer son uvre en dégageant
les lignes de force susceptibles, aujourd'hui encore, d'activer la musique
non pas selon la loi d'une nouvelle combinatoire des notes et des timbres
mais selon l'exigence inventive d'un nouveau style musical de pensée.
François Nicolas
compositeur, Ircam (Institut de recherche et de coordination acoustique/musique)
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