L'anniversaire célébré cette
année est, à sa manière, celui de l'expansion des
Lumières. De 1751 sont datés les deux premiers tomes de
l'Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers
dont Diderot a défini l'enjeu en des lignes
à juste titre mémorables :
" Le but d'une encyclopédie est de rassembler les connaissances
éparses sur la surface de la Terre; d'en exposer le système
général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre
aux hommes qui viendront après nous; afin que les travaux des
siècles passés n'aient pas été inutiles
pour les siècles qui succéderont; que nos neveux devenant
plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus
heureux; et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité
du genre humain ".
L'Encyclopédie fut la plus grande entreprise
éditoriale du temps en volume, en capital investi, en ouvriers
employés. Édité par souscription, l'ouvrage connut
un succès attesté par les multiples rééditions
et contrefaçons qui accompagnèrent sa parution. En un
siècle qui fut l'âge d'or des dictionnaires, il s'agissait
au départ, en 1745, de procéder à la traduction
augmentée du Dictionnaire universel anglais en deux volumes,
la Cyclopaedia or an Universal dictionary of arts and sciences d'Ephraim
Chambers, paru à Londres en 1728 et souvent réédité.
En 1747, deux jeunes " gens de Lettres ", Diderot et d'Alembert,
à la notoriété alors modeste, encore que, pour
Diderot, déjà sulfureuse, sont chargés de l'édition
par les libraires parisiens associés, Le Breton, Durand, David
et Briasson.
L'ouvrage, prévu pour constituer dix volumes, atteindra, à
son achèvement, 28 volumes - 17 de discours et 11 de planches
- et aura demandé plus de 25 ans de travail.
Si l'accomplissement de " cet ouvrage immense et immortel ",
pour citer Voltaire, marque avant tout l'ampleur des vues et l'énergie
intellectuelle de ses concepteurs, sa publication souleva bourrasques
et tempêtes.
Ce n'est pas un savoir paisible que celui qu'offre l'Encyclopédie
: le caractère d'un bon dictionnaire, disait Diderot, "
est de changer la façon commune de penser ", et ces majestueux
in-folio sont, de fait, traversés par les combats politiques,
religieux, scientifiques du temps (lisons, p.e., AUTORITÉ POLITIQUE,
INTOLÉRANCEde Diderot, COLLÈGE, ÉLÉMENS
DES SCIENCES de d'Alembert,INOCULATION de Tronchin).
Très vite, une redoutable conjuration - les jésuites,
menant campagne dans leurJournal de Trévoux et dénonçant
l' " impiété " des articles, bientôt relayés
par les jansénistes et leurs représentants au Parlement
- alerte le pouvoir royal et aboutit à l'interdiction de l'Encyclopédie
(temporaire en 1752, définitive en 1759 avec révocation
du privilège et, peu après, condamnation papale).
Les dix derniers volumes de texte, parus en 1765, et les 11 volumes
de planches, achevés en 1772, auront vu le jour grâce à
l'efficace protection de Malesherbes, alors directeur de la Librairie,
et à la pugnacité du maître d'uvre Diderot
qui sut affronter, outre ces multiples traverses, des accusations de
plagiat, la défection de d'Alembert, et la censure secrète
de ses articles par son libraire lui-même.
Par la suite, à partir de 1776, un supplément et une table
furent donnés par le libraire Panckoucke.
Les innovations de l'Encyclopédie par rapport aux autres
grands Dictionnaires universels de son temps, comme celui de Trévoux,
dont elle fut à la fois la critique et le dépassement,
se marquent essentiellement sur quatre plans :
- Entreprise collective, elle fait appel aux savants spécialisés,
donc aux savoirs vivants et non plus seulement aux compilations livresques
: d'Alembert s'occupe des mathémathiques; Daubenton contribue
à l'histoire naturelle, Bordeu, Tronchin, à la médecine,
Rousseau à la musique, Dumarsais à la grammaire générale,
Diderot à l'histoire de la philosophie; parmi ces " talents
épars ", on trouve aussi Voltaire, Turgot, Jaucourt, d'Holbach,
Quesnay, tant d'autres, sans oublier les anonymes, artisans ou artistes
: plus de 150 collaborateurs, issus pour la plupart de la bourgeoisie
d'ancien régime, techniciens, praticiens, liés à
l'activité productive du temps.
- Elle est un dictionnaire, certes, mais raisonné. Le "
système figuré des connaissances humaines ", l'"
arbre encyclopédique ", renouvelé de celui du Chancelier
Bacon, fonde l'entendement sur les trois facultés que sont mémoire,
raison et imagination, aux multiples ramifications : chaque article
est, en principe, accompagné de la " branche " de savoir
dont il relève, permettant ainsi d'obvier à l'arbitraire
de l'ordre alphabétique par une lisibilité transversale
renforcée par le système des renvois entre articles.
- Elle intègre les " arts mécaniques " dans
le cercle des connaissances : la description des arts et des métiers,
impulsée par Diderot, unit l'inventaire des procédés
de fabrication, des inventions techniques à la divulgation des
secrets d'ateliers. Loin de se limiter à un glossaire de termes
techniques, elle inclut une collection sans précédent
de définitions ; elle témoigne, entre autres, de l'extraordinaire
effort de Diderot pour penser une " langue des arts ", devenant
ainsi - citons Jacques Proust - " le premier homme de lettres qui
ait considéré la technologie comme une partie de la littérature
".
- Elle offre 11 volumes de planches, relais indispensable à la
description des métiers : " un coup d'il sur l'objet
ou sur sa représentation en dit plus qu'une page de discours
", souligne Diderot. Grâce aux planches, activité
humaine et nature deviennent lisibles, voire limpides. Par les dessins
d'abord, dus notamment à L.-J. Goussier, puis par les gravures,
sont montrés, outre l'anatomie et l'histoire naturelle, les lieux,
les outils, les gestes du travail, surtout de la manufacture, tous les
secteurs de la technique et de la production.
Mais, au-delà de ces traits novateurs, ce qui caractérise
l'Encyclopédie est avant tout d'avoir été un recueil
critique : critique des savoirs, dans leur élaboration, leur
transmission et leur représentation, critique aussi du lan-gage
et des préjugés véhiculés par l'usage, des
interdits de pensée, de l'autorité surtout, et du dogme.
Et de cette uvre, à laquelle sceptiques, huguenots, athées,
voire pieux abbés ont collaboré, jaillit une véritable
polyphonie. " Tentative d'un siècle philosophe ", légué
à la lointaine postérité, l'ouvrage le plus surveillé
et censuré de son temps atteste, au-delà des inévitables
erreurs, prudences ou contradictions qu'on y peut rencontrer, de ce
que furent les Lumières : l'appétit de savoir, la liberté
de penser, le goût d'inventer et la nécessité de
douter. Et il émane de ces austères colonnes une impatience
allègre, aux antipodes tant de la dérision désabusée
que des maussades unions du savoir et du sérieux.
La descendance encyclopédique fut si riche qu'on n'évoquera
que sa postérité immédiate, les éditions
de Genève, de Toscane, la refonte luthérienne d'Yverdon,
l'Encyclopédie méthodique de Panckoucke et, au XIXe siècle,
ces monuments que sont la Description de l'Égypte, sous l'Empire,
ou plus tard le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse.
L'Encyclopédie aujourd'hui, à l'heure des premières
tentatives de numérisation de l'ouvrage, nous apparaît
étrangement contemporaine : il y a 250 ans en effet qu'elle propose
ce que nous appelons un parcours interactif, grâce au jeu incessant
des renvois, dont nos liens hypertextes sont l'avatar électronique.
Contemporaine, dans sa volonté de questionner et de décloisonner
les savoirs.
Contemporaine, voire en avance même sur notre temps, par sa capacité
à rendre, en une langue limpide, le savoir accessible à
tous ceux qui le cherchent, par son projet didactique auquel seul le
souci du " genre humain " et de son avenir donne sens et contenu.
Marie Leca-Tsiomis
CNRS Paris-Sorbonne/UMR 8599
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