SYNTHESE DU RAPPORT DE LA MISSION FRED



2 - LE MARCHE DE LA BANDE DESSINEE FRANCOPHONE EN 1996

Avant d'établir le bilan de la bande dessinée francophone en 1996, il convient de revenir quelques années en arrière.

A l'aube des années 90, la bande dessinée française connaît l'une de ses plus importantes mutations. De phénomène de presse à ses origines, la bande dessinée devient un phénomène d'édition… l'album remplaçant dès lors la plupart des revues spécialisées. On assiste ainsi à l'arrivée de toutes nouvelles maisons d'éditions.


- DELCOURT
Après avoir officié au sein des éditions Dargaud, Guy Delcourt fonde son propre label en 1986. Après quelques albums collectifs (la Bande à Renaud) et des séries comme Aquablue de Thierry Cailleteau et Olivier Vatine ou Légendes des contrées oubliées de Bruno Chevalier et Thierry Ségur, devenues d'incontestables succès de librairie, Delcourt lance plusieurs collections spécifiques comme Conquistador, Terres de légende, Néopolis, Sang-froid et Humour. Aux côtés d'auteurs déjà reconnus comme Andreas, Alex Barbier, Serge Le Tendre, Emiliano Simeoni, Gine, Tronchet, Makyo ou Christian Rossi, son catalogue s'ouvre à de jeunes créateurs tels que Claire Wendling, Michel Plessix, Alain Garrigue, Joël Mouclier, Thierry Robin, Marc-Antoine Mathieu, Turf, Mazan, Taduc, Fabrice Lamy, Mezzo, Lidwine, Fred Simon, Benoît Springer ou Servain. Malgré une production modeste (une quinzaine d'ouvrages par an), Delcourt s'impose par son exigence, son professionnalisme. En 1996, une exposition à Angoulême et un épais catalogue intitulés la Fabrique Delcourt célèbrent le dixième anniversaire de ses éditions.


- RACKHAM
En 1989, Alain David et Michel Lablanquie — deux dissidents des éditions Aedena — fondent leur propre structure, baptisée Rackham. Ils lancent une collection de petits albums en noir et blanc, à la pagination variable, et font appel à une nouvelle génération d'artistes, parmi lesquels se distinguent Thierry Robin, Alain Garrigue, Riff Reb's et Qwak, Pascal Rabaté, Eric Cartier ou Sera. Parallèlement, Rackham propose une collection originale de flip-books (dessinés par Frank Margerin ou Moebius), un format poche (Rackham Poutch) et une revue (Racaille). S'associant par ailleurs avec Vertige Graphic, Rackham publie aujourd'hui Sin City de Frank Miller.


- L'Association
Créée en 1990 par de jeunes illustrateurs comme Jean-Christophe Menu, Stanislas Barthélémy, David Beauchard, Lewis Trondheim ou Matt Konture, fonctionnant de manière autonome — y compris pour la diffusion de ses produits —, l'Association ne cesse d'innover tant au niveau du fond que de la forme. Passant de la minuscule collection "Patte de mouche" aux épais ouvrages de plusieurs centaines de pages (signés Lewis Trondheim ou Aristophane), de sa collection "&" à la revue Lapin, les collaborateurs de l'Association bouleversent à dessein le récit traditionnel et se veulent l'expression d'une certaine bande dessinée contemporaine, tout à la fois moderne et iconoclaste, en tout point originale. Rackham et l'Association ne tardent guère à faire des émules et on assiste dès le début de la décennie à l'émergence des "labels indépendants". A la différence de leurs aînés — rappelons le travail accompli par Futuropolis dans les années 70 —, cette micro-édition fonctionne généralement de manière associative, accueillant dans ses comités un ou plusieurs créateurs.


- Les labels indépendants
Parmi ces nouveaux labels, retenons tout d'abord Frigoproduction, un collectif de graphistes bruxellois à l'origine de l'A.S.B.L. Fréon. Thierry Van Hasselt, Vincent Fortemps, Olivier Poppe, Denis et Olivier Deprez, Dominique Goblet ou Paz Boïra alternent ainsi les bandes dessinées et les textes illustrés, et publient leurs travaux dans le bimestriel Frigobox et dans Frigorevue, un livre objet édité chaque année. Les éditions Cornélius proposent quant elles divers recueils signés par des créateurs confimés comme Robert Crumb, Willem, Dupuy et Berbérian, mais aussi par de jeunes artistes comme Pierre Lapolice, Jean-Christophe Menu, Blutch, David B. ou Lewis Trondheim (ce dernier réalisant notamment Approximate Comix, une succession de récits autobiographiques). Après l'Oeil carnivore, un fanzine éphémère, puis un album chez Vents d'Ouest (Valse dans un seul corps), Yvan Alagbé et Olivier Marbœuf créent l'association D.A.W. (Dissidence Art Work), dans laquelle viennent s'incrire le label d'édition Amok (avec divers recueils conçus par Bastian, Aristophane, Yvan Alagbé, Alain Corbel ou Sylvestre) et une revue de bande dessinée intitulée le Cheval sans tête — signalons que bon nombre de collaborateurs d'Amok sont également présents dans Pelure amère, une petite revue dirigée par Corbel. Placée sous l'égide des "sudistes" Joan et Eric Cartier — leur atelier étant basé près d'Aix-en-Provence —, Stakhano se spécialise dans l'édition de petits albums à l'italienne, réalisés par ses deux fondateurs, mais aussi par Hunt Emerson, Ptiluc, Kock, Edith ou Riff Reb's. Les Bretons ne sont pas en reste avec Oh la vache !, une association responsable de quelques petits livres illustrés par Michel Plessix, Jean-Claude Fournier ou Lidwine, et d'un Magazine éventuel (!) titré Plein ma brouette. Dirigés par Marc Pichelin, les Requins Marteaux s'orientent également vers l'auto-édition avec diverses collections intitulées "BéDérisoire", "Carrément", "Dorénavant" et "Bordure", auxquelles participent Guillaume Guerse, Bernard Katou, Moulinex, Joël Lèbre, Guillaume Bouzard ou Gérard Marty. Fin 1996, leur revue Ferraille est diffusée dans les kiosques. Regroupant la fine fleur de la bande dessinée angoumoisine (dont les déjà professionnels Pierre-Yves Gabrion, Mazan, Thierry Robin ou Tiburce), Amazing l'Original se présente sous la forme d'épais petits volumes (format 10 X 15 cm, 144 pages). Toujours en Charente, le label Ego comme X publie une revue homonyme à laquelle collaborent Aristophane, Lefebure ou Lorenzo, issus pour la plupart de l'Atelier bande dessinée de l'Ecole régionale des Beaux-Arts d'Angoulême. Début 1996, ce label publie Journal, le premier album de Fabrice Néaud. Devant les difficultés à trouver un support susceptible d'être intéressé par ses Contes inachevés de David Watts, Christopher Longé crée sa propre structure intitulée la Comédie illustrée association (C.I.A. !). Outre ses productions, il enchaîne en 1995 avec la collection Tasse de thé, une ballade dans l'univers estudiantin mise en images par Jean-Philippe Peyraud. Tout en continuant la publication de son luxueux fanzine, P.L.G. (P.P.U.R.) propose plusieurs ouvrages de Pinelli. L'ensemble de ces réalisations témoignent d'une volonté manifeste de s'écarter des sentiers battus. Réalisées pour la plupart en noir et blanc, pour la vitesse d'éxécution, par envie (Edmond Baudouin, Antonio Cossu, Frédéric Bézian ou Louis Joos figurent parmi leurs références graphiques), mais aussi pour des raisons économiques évidentes, ces œuvres militent en faveur d'une nouvelle forme d'expression plus libre, mêlant le texte, l'illustration et bien entendu la bande dessinée. Ce mouvement de plus en plus structuré est amené à se développer, en témoigne les différentes éditions d'Autarcic Comix, organisées dès 1994 à Bruxelles, puis Paris.


- Les éditeurs généralistes
Des éditeurs non spécialisés apportent également leur contribution au genre. En 1994, Autrement fait un retour sur la scène bédéphile avec Histoires graphiques. Cette collection aborde différents problèmes de notre société contemporaine, traités de manière sérieuse ou ironique, sous la forme de courtes fictions en noir et blanc conçues par divers dessinateurs de bande dessinée. Ceux-ci se transforment ainsi en "romanciers-ethnologues" et planchent sur des thèmes récurrents comme l'Argent roi, le Retour de Dieu, Avoir 20 ans en l'an 2000 et Noire est la Terre (consacré à l'écologie). Cette même année, Stock propose l'Enfant-rêve de Jacques Attali et Philippe Druillet. Visiblement séduit par l'univers de l'illustrateur, cet éditeur en réédite ensuite les principaux ouvrages. Fin 1995, Gallimard réédite la Bête est morte, puis Rosalie de Calvo. Actes Sud publie Cité de verre, l'adaptation du roman de Paul Auster, mis en images par David Mazuchelli. Le Seuil alterne les albums en format classique, les petits recueils et les ouvrages illustrés par Florence Cestac, Jacques Tardi, Annie Goetzinger, Jano, Bruno Heitz, Fabio, Virginie Broquet, Lewis Trondheim ou Nicolas de Crécy.


- La BD pour enfants retrouve un nouvel élan
La BD pour enfants se refait une "jeunesse" En 1995, Spirou publie son numéro 3000 et se vend toujours à plus de 80 000 exemplaires par semaine. En 1996, les éditions Bayard-Presse modifient sensiblement Astrapi et accueillent des séries comme Fred et Facteur de Martin et Got, Touffu de Berthommier, C'est la vie Lulu, une B.D. en deux pages scénarisée par Delphine Saulière et illustrée par Bernadette Després (la dessinatrice de Tom-Tom et Nana, une série à succès scénarisée par Cohen et proposée dès 1977 dans J'aime Lire) ou Yvan et Wanda de Martin et Wasterlain. Parallèlement, les éditions Casterman et le Lombard redynamisent leurs secteurs albums jeunesse et proposent de nouvelles séries comme Pique et Mousse d'Annet Kossen, Coton et Piston de Joost Swarte, Maxime Maximum de Jean-Luc Verron, Odilon Verjus de Yann et Verron ou Gowap de Mythic et Curd Ridel.


- Etat de la presse spécialisée pour "adultes"
Tandis que Fluide Glacial et l'Echo des Savanes continuent d'afficher leur bonne santé, plusieurs éditeurs tentent à nouveau l'expérience de la presse ; il en est ainsi de Gotham, un magazine en noir et blanc publié chez Vents d'Ouest, où se côtoient les créations francophones (conçues par Pierre-Yves Gabrion ou Crisse) et les traductions étrangères (en provenance de Grande-Bretagne, comme Tank Girl d'Alan Martin et Jamie Hewlett, ou d'Argentine comme Cybersix et Spaghetti Brothers de Carlos Trillo, Carlos Meglia et Mandrafilla). Signalons également la sortie d'Ogoun !, une revue consacrée à la bande dessinée "alternative" ou la professionnalisation de Jade, un ex-fanzine diffusé depuis peu dans les kiosques.


- Astérix, phénomène de société
Après avoir envisagé d'abandonner les aventures de son petit Gaulois, Albert Uderzo célèbre pourtant le 35º anniversaire de son personnage, en octobre 1994, et publie un numéro exceptionnel du journal d'Astérix, reprenant diverses planches parues à l'origine dans Pilote, augmentées de quelques pages inédites. Fin 1996, sort également un nouvel album d'Astérix — ce dernier, intitulé la Galère d'Obélix se vend dès sa sortie à 2 800 000 exemplaires en langue française (auxquels s'ajoutent 3 000 000 d'ouvrages pour l'Allemagne et l'Autriche). Près de quarante ans après son apparition, Astérix s'impose toujours comme le best-seller absolu de l'édition européenne.


- L'effet de "collection"
Notons depuis quelque temps le renforcement d'un "effet de label" : des familles, des sensibilités, des affinités tendent à se fédérer — soit autour d'un style graphique, soit autour d'un genre —, constituant autant de balises et de repères pour le lecteur. Début 1996, Dargaud lance la collection "Long Courrier", dont une demi-douzaine d'albums sortiront par an — premiers titres publiés : la Sultane blanche de Christin et Goetzinger ; Il faut le croire pour le voir de Forest et Bignon. Vents d'Ouest consolide pour sa part sa collection "Global", dont les ouvrages de 200 pages en noir et blanc s'adressent à un jeune public, déjà sensibilisé par le manga. Le Lombard persiste et poursuit sa collection "Signé" ; Casterman lance "Manga" et Dupuis s'apprête à sortir "Humour libre" une collection dirigée par Yann et consacrée au genre humoristique "adulte".


- Les 'intégrales"
Autre élément significatif, la réédition de grandes séries sous forme d'"intégrales". Des Légendes des contrées oubliées (Delcourt) à Barbe-Rouge (Dargaud), en passant par Rahan (Soleil), la Trilogie Nikopol (Humanoïdes Associés), le Vent des Dieux (Glénat) ou Sammy (Dupuis), le mouvement semble désormais amorcé et devrait encore se développer dans les prochaines années.


- La déferlante "Manga"
En cette année 1996, le Manga — un terme japonais désignant à la fois le dessin d'humour, le cinéma d'animation et la bande dessinée —, s'impose comme l'une des grandes orientations de la bande dessinée contemporaine… L'avenir seul est à même de dire s'il s'agit d'un épiphénomène ou d'une tendance plus durable. Pour l'heure, la plupart des éditeurs francophones se laissent séduire par la production asiatique… Les médias s'en emparent également, en témoigne l'émission "Mangazone", diffusée sur la chaîne cablée MCM. Le phénomène prend une ampleur peu commune. En 1996, plusieurs dizaines de nouveautés ont été publiées tant chez de nouvelles maisons comme Kraken, Samouraï ou Dark Horse France, que chez des éditeurs en place comme Delcourt, Albin Michel, J'ai Lu ou Dargaud (avec le label Kana). Glénat, l'un des leaders du marché, en traduisant Akira, Apple Seed ou Dragon Ball et en publiant la revue Kameha avoue faire aujourd'hui 25 % de son chiffre d'affaires grâce à la bande dessinée japonaise — avec une augmentation de ses ventes de Mangas, en 1995, de près de 300 %. Il faut également souligner le travail entrepris par Tonkam… Dominique Veret, son responsable, n'a en effet pas attendu que le Manga soit au goût du jour pour l'importer massivement. Non content de proposer la revue Tsunami — la meilleure revue d'études sur le genre, diffusée depuis peu en maisons de la presse —, l'homme édite, lui-aussi, de multiples ouvrages mêlant l'érotisme, l'ésotérisme et la chronique sociale (il convient, à ce titre, de lire Amer Béton de Taiyo Matsumoto). Tonkam se fait l'habile zélateur de la production japonaise et se targue de nous faire également découvrir d'autres créations extrême-orientales. Après Cyber Weapon Z, une quête existentielle d'un groupe d'adolescents férus d'arts martiaux, en provenance de Hong-Kong, l'éditeur envisage de traduire en 1997 les premiers albums du Javanais Tatsun Hoi, un artiste proche graphiquement de l'Américain Bill Sienkiewicz. Pour information, Angel, une série érotique réalisée par U-Jin et publiée chez Tonkam, fait l'objet d'une interdiction délivrée en 1996 par le Ministère de l'Intérieur. L'éditeur Casterman se met lui-aussi au Manga et publie conjointement Gon de Tanaka, l'Habitant de l'infini de Samura ou le poétique l'Homme qui marche de Taniguchi. Ce dernier impose ainsi son univers empreint de douceur et de poésie… Moebius ne s'y est d'ailleurs pas trompé, lui qui collabore d'ores et déjà avec cet auteur sur la série Ikare. Par un juste retour des choses, Casterman propose d'épais recueils prépubliés à l'origine dans l'hebdomadaire nippon Morning et réalisés par Alex Varenne (Kiro), Michel Crespin (Elie) ou bien encore Baru dont l'Autoroute du soleil a été salué lors du dernier festival d'Angoulême… en tant que meilleur album francophone de l'année ! Par le biais du Manga, les auteurs français de bande dessinée peuvent ainsi accéder au marché asiatique et à ses millions de lecteurs potentiels…Ce fait mérite tout de même d'être pris en compte !


- Le retour du noir et blanc
Les albums issus des "labels indépendants", les Mangas, comme plusieurs autres collections lancées récemment par Vents d'Ouest, Autrement ou le Seuil, remettent le noir et blanc au goût du jour — moins coûteux à fabriquer, le noir et blanc permet en effet aux éditeurs de proposer, à prix sensiblement égal, des volumes plus copieux qui tranchent par rapport à l'album standard de 46 planches couleurs… une tendance qui devrait encore se développer dans les prochains mois.


- De nouvelles stratégies
Les opérations marketing tendent en effet à se multiplier, avec un objectif affiché de capter de nouveaux publics. Sur ce plan, 1996 a été une année forte pour Dupuis qui développe notamment son activité audiovisuelle à travers Médiatoon, une société en partenariat avec le canadien Astral.


- Où en est aujourd'hui le marché de la bande dessinée ?
Au cours des neuf premiers mois de 1996 — les chiffres du dernier trimestre ne seront connus qu'à la mi-février et prendront notamment en compte le dernier album d'Astérix —, les ventes de bandes dessinées ont progressé en moyenne de 4,3 % en francs courants (contre 3 % pour l'ensemble de l'édition), confirmant les prévisions de Livres-Hebdo de l'année passée selon lesquelles "le marché de la bande dessinée a retrouvé la santé". La plupart des éditeurs spécialisés ont profité d'un climat jugé plus favorable pour s'engager dans une relance de la production, concrétisée notamment par la sortie en 1996 d'albums vedettes. Pour donner un exemple, dans la semaine du 6 au 12 novembre 1996, Astérix arrive en tête des meilleures ventes de livres, suivi par Blake et Mortimer (2º), puis Alix (3º) et Lucky Luke (4º). On trouve également en 7º position les Schtroumpfs, puis en 8º les Maîtres de l'orge et Aquablue. Yoko Tsuno arrive en 14º position, Dragon Ball en 15º et Peter Pan en 16º… preuve, s'il en était, que la bande dessinée se porte commercialement bien !


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