Laurence BERTRAND-DORLEAC : " Le passé des nostalgies "
Alain CUEFF
Laurence BERTRAND-DORLEAC est Professeur à l'Institut d'Etudes
Politiques de Paris, et chercheur au Centre d'Histoire de l'Europe du XXe siècle.
Sa communication porte sur le passé des nostalgies.
Laurence BERTRAND-DORLEAC
Vous attendez sans doute d'une historienne qu'elle vous dise si l'on est en
train de vivre ou non la même histoire que dans le passé. Je crois
qu'aujourd'hui, on attend de façon plus ou moins claire des historiens
qu'ils confortent le sentiment commun, que ça y est, nous sommes déjà
dans la catastrophe et qu'il est à peine possible d'imaginer autre chose
que le pire. Or je crois, et ce n'est pas moi bien évidemment qui l'ai
dit, que l'histoire ne se répète jamais deux fois de la même
façon.
Pour ma part, je ne me soumettrai pas à une histoire divinatoire
autrement que sur un terrain romanesque ou artistique, ce qui demeure bien différent,
que je sache, du terrain de la réalité historique et politique.
Autrement dit, je ne crois pas à une histoire cyclique à la
SPENGLER qui voulait qu'il y ait une histoire de la civilisation occidentale
soumise aux lois du développement biologique, avec une naissance, une
croissance, une maturité et irréductiblement un déclin,
puis la mort. Je ne crois pas davantage à une histoire cyclique à
la BONAUD qui se sert des courbes économiques de KONDRATIEV pour
anticiper le devenir des sociétés, de leurs crises et éventuellement
de leur renaissance. En fait, je crois que le recours à l'histoire a ses
limites. Il n'a de véritable sens que si l'on veut bien s'en servir comme
d'une conduite d'investigation, et pas comme d'une boule de cristal. Ce qui me
paraît frappant aujourd'hui, c'est la façon dont on est tentés
de s'enferrer dans une vision bégayante de l'histoire, du passé,
comme si à la limite la défaite était déjà là,
sans possibilité réelle de lutter efficacement contre elle.
Ce qui est frappant, c'est qu'on a tendance à considérer que
nous revivons inéluctablement une crise semblable à celle qui
demeure la plus proche, la plus familière dans la mémoire
collective, celle des années 1930-1940. Et puisque l'histoire est avant
tout une réserve d'images, on a tendance ces derniers temps à
convoquer des images de l'abîme de ces années noires. L'offensive
contre ce qu'on appelle maintenant l'art contemporain, et qu'on appelait dans
d'autres temps l'art vivant, l'art moderne,.. cette offensive contre l'art
contemporain et ses instances de légitimation viendraient s'inscrire
inexorablement dans cette longue descente vers l'abîme. Dans cette
descente, les étapes sont déjà, bien entendu, repérables
: Orange, Toulon ou Marignane. Avec les images très réelles de
voir une pensée totalitaire mettre en uvre dès à présent
une politique liberticide à l'encontre de tout ce qui appartiendrait au
camp de l'ennemi et nous savons bien que, pour l'extrême droite, ce camp
ennemi est extensible à l'envi. Pour les plus clairvoyants, ils pourront
ajouter à ce danger raciste, la réponse inepte du berger à
la bergère dans la censure récente dans une bibliothèque
scolaire de Saint-Ouen-l'Aumône des livres de SOLJENITSYNE, Jean-François
DENIAUX ou FITOUSSI dits, je cite, "à caractère politique
nettement orienté à l'extrême droite". C'est dire que,
comme toujours et comme l'histoire nous l'a enseigné, la contamination
par la bêtise normalisatrice, voire bien pire, est réelle, et déborde
de loin ce qu'on pourrait appeler la Realpolitik militante.
L'histoire a démontré que l'on pouvait jouer la défaite
avant la défaite. On peut être nostalgique et, dangereusement dans
un combat, supposer venir à bout de la nostalgie. On peut être
aspiré par le vide, y compris dans un combat qui devrait lui tourner le
dos. En d'autres termes, c'est une chose de regarder le passé en face
pour en tirer des éléments d'explication du présent, c'en
est une autre de replonger émotionnellement ou sentimentalement, comme
vous voulez, dans le passé, et de le faire revivre inéluctablement
sans autre proposition et sans autre espoir de dénouement. Le recours récent
aux images de PETAIN et aux valises de la Déportation lors d'une
manifestation en faveur des sans-papiers serait à inscrire, je crois,
dans un jeu d'images, images apocalyptiques au moment où, et j'insiste
sur ce point, on possède toutes les preuves photographiques que l'on
veut, parfaitement contemporaines, de l'enfer quotidien des sans-papiers.
C'est une chose de lutter pour des principes au présent, c'en est
une autre de convoquer avec sentimentalisme le passé, par définition
singulier et parfaitement dépassable, aussi bien dans l'horreur que dans
son contraire. De ce point de vue, je commence par noter que la nostalgie est à
l'ordre du jour partout et, pour le terrain qui nous occupe, à la fois
chez les partisans de l'art contemporain et chez ses détracteurs. Je
prends nostalgie au pied de la lettre, c'est-à-dire comme le mal du pays.
Au XVIIIe, le mot nostalgie était emprunté par les médecins
au latin scientifique et venait du grec nostos le retour, et algos
le mal ou la souffrance, nostos étant dérivé de
nestoi, retourner chez soi. Il n'est pas difficile d'apercevoir
aujourd'hui les signes d'un déracinement généralisé,
et d'une nouvelle recherche d'identité à l'heure de la déliquescence
du lien social. Il n'empêche ... Il ne serait pas difficile de faire le très
long inventaire de la pensée critique, voire dénégatoire,
d'un art actuel jugé inacceptable, avec toutes ses variantes possibles.
Ce que je veux dire, c'est que, depuis que les artistes se sont octroyés
quelques libertés, on trouve à toutes les époques un
discours critique, voire violemment critique, contre l'art en train de se faire.
Ce discours critique réunit toujours peu ou prou les mêmes ingrédients,
et c'est précisément la combinaison de ces ingrédients qui
fait qu'il s'impose selon des modalités toujours différentes. Ce
sont ces différentes combinaisons qui vont différencier toutes les
variantes contre l'art contemporain ou l'art en train de se faire aujourd'hui
comme hier.
Quels sont au cours du temps les dénominateurs communs de ces
discours différents ? Dans ce discours contre l'art en train de se faire,
de quoi s'agit-il ? D'une réaction qui peut aller de la plainte à
la dénonciation, le sentiment d'être confronté à un
art malade voire moribond, éventuellement déjà mort,
maladie ou mort presque toujours mise en relation avec une figure de l'homme abîmé,
la description des symptômes, la perte du beau ou du bon métier et
de ses conditions d'apprentissage, en particulier en matière de la figure
et plus encore de la figure humaine ; comme autre symptôme la perte de
techniques traditionnelles, également une communauté des artistes
vécue, pensée comme désormais décadente, repliée
sur elle-même, et sur des productions coupées de l'espace public,
l'inutilité finalement d'un art coupé de son public et de ses
racines sociales. La nouveauté, à cet égard, serait que le
discours contemporain spécifique se tourne contre les institutions qui
soutiennent l'art actuel, Etat compris, bien sûr, et en ce moment au
premier chef. Une nouveauté à mettre en relation avec le développement
récent de l'action institutionnelle en la matière.
Autre ingrédient : le sentiment de perte d'une identité
nationale contre l'internationalisation de l'art et de ses institutions. Je vous
rappelle que comparé à ce qui se passait il y a cinquante ans,
incontestablement, ces institutions d'aujourd'hui se sont largement
internationalisées. A noter de ce point de vue, le mode volontiers
guerrier de la polémique ou du débat, mais là encore, il
convient de noter la différence dans le temps. Ces polémiques se déroulent
sur un mode beaucoup moins violent aujourd'hui qu'hier. En particulier en matière
de xénophobie déclarée, elle est laissée aujourd'hui
aux seuls ultraistes - je rappelle les BUREN, "Burenwald", au moment
de l'affaire des colonnes.. Ce mode guerrier de la polémique existe et ce
mode polémique prend très souvent le pas sur l'argumentation
scientifique qui supposerait le respect des règles d'une discussion
contradictoire et l'observation objective de la scène actuelle de l'art
contemporain. Un exemple de logique scientifique à l'intérieur
d'un discours qui cherchait à établir une norme classique, contre éventuellement
ce qui était en train de se jouer à l'époque : au XVIIIe,
WINKELMAN, dans ses réflexions sur l'imitation des uvres grecques
en peinture et en sculpture, énonçait ses théories
classiques tout en jugeant sévèrement son époque moderne
mais aussi supérieure, en la jugeant en plusieurs points, à
l'Antiquité, en matière en particulier de perspective ou de
coloris.
Finalement, quelle remarque tirer de tout cela ? Premièrement, que
ce discours contre ce que l'on appelle maintenant l'art contemporain a toujours
été présent, mais de façon latente en période
de calme démocratique. Mais à l'échelle de la France et de
l'Europe, ce discours ne devient audible, voire tonitruant, comme par le passé
d'ailleurs, qu'en période de crise de la société qui libère
son lot de nostalgie. Ce discours est le produit d'une contamination par les
crises parallèles, liées les unes aux autres - crises sociales,
politiques, économiques, d'identité, des mentalités..
Deuxièmement, ce discours contre l'art contemporain répond
toujours à des positions vécues comme dominantes, dans le champ de
bataille artistique. Il reste à savoir si ces positions étaient si
dominantes que ses adversaires veulent bien le dire. Reste que ce discours dénégateur
qu'on entend aujourd'hui ne pourra s'étudier qu'en perspective avec son
discours ennemi, à savoir le discours qui défend l'art en train de
se faire.
Troisièmement, ce discours, même si ce n'est pas rassurant,
transgresse depuis toujours les positions politiques. Il circule sur l'échiquier
citoyen de façon tout à fait déroutante, pour qui voudra
encore croire que l'engagement politique recoupe des modes de pensée plus
profonds ou plus intimes. C'est bien la preuve qu'il ne les recoupe pas. De ce
point de vue, je crois que traquer systématiquement sur un mode militant
la barbarie ultraciste chez tous les contempteurs de l'art actuel, me semble une
erreur de jugement dont l'histoire nous a donné largement la leçon.
Quatrièmement, ce discours nostalgique, même si cela n'est
pas plus rassurant de le penser, transgresse à bien des égards les
positions formelles, esthétiques qui circulent sur l'échiquier des
positions formelles et, aujourd'hui comme hier, ceux qui remettent en cause
l'art contemporain, se polarisent sur quelques figures de l'art - hier
l'impressionnisme, le cubisme, puis le surréalisme, l'art abstrait, le
dadaïsme, aujourd'hui, depuis une trentaine d'années,
essentiellement l'art conceptuel et tout ce qui s'inscrirait dans la lignée
de Marcel DUCHAMP. Ces adversaires ne sortent pas forcément pour autant
des champs d'hiver de la tradition moderne. Ils peuvent appartenir à part
entière à cette tradition moderne et éventuellement s'en réclamer.
Cinquièmement, ce discours, à certains moments, n'est pas
seulement un discours, mais entre en acte, se concrétise et de ce point
ce vue, les politiques de censure depuis le XIXe siècle sont là
pour nous rappeler qu'elles sont des indicateurs importants, probants de l'évolution
de la crise. Au-delà des politiques officielles, l'histoire montre aussi
que ce n'est pas toujours l'Etat qui déclenche les premières étapes
de la censure, mais les institutions intermédiaires - aujourd'hui
certaines mairies ou les échelons de la société civile,
hier, pour donner un exemple, c'étaient les journalistes d'un journal qui
s'appelait Le Matin qui appelait à la destruction d'une uvre de
LIPCHITZ en 1938, "Prométhée étranglant le vautour",
sur un mode très violent se déchaînant contre l'art judéo-bolchevique,
russe aujourd'hui les petits bourgeois qui réclament au nom de la morale
publique et familiale, la censure, par exemple du livre de Jacques HENRIC
illustré par "L'origine du monde " de COURBET.
Sixièmement, ce discours hétérogène, à
certains moments de l'histoire, donne l'impression de s'unifier en convergeant
vers une idée fixe, qui serait quelque chose comme " haro contre
l'art contemporain ", tout à tour vecteur et reflet de tous les
maux. C'est une illusion. Ce discours est et demeure hétérogène,
même s'il peut être perçu, par le public en particulier,
comme ce que l'on pourrait appeler un tir groupé contre l'art en
mouvement, quel qu'il soit.
Donc, pour conclure, je dirai que l'histoire nous engage à un
certain pragmatisme. L'histoire peut nous servir à penser les récurrences
mais aussi les différences. L'attitude qui consisterait à prendre
le discours contre l'art contemporain comme un discours homogène, voire
concerté entre ses différents acteurs, est une façon de réinvestir
la thèse du complot, pour une bonne cause. Il s'agirait toujours d'une
logique du complot, donc fausse par définition. Le temps qui est passé
à dénoncer ce complot doit être utilisé à présent
pour saisir l'actualité à la fois dans sa complexité et
dans sa très grande simplicité à bien des égards,
mais non figé dans son apocalypse, mais à l'image encore
parfaitement mouvante d'un présent et d'un futur qui dépendent de
nous et pas de nos ascendants. Etre moderne aujourd'hui, dans d'autres termes,
cela pourrait être, en tous cas pour les gens de ma génération,
qui n'ont pas connu la guerre, non pas refuser la dette de la tradition, par
principe, non pas évidemment refuser le legs de l'histoire et de la mémoire,
ce serait la pire des fuites en avant, mais prendre acte de ce que nos prédécesseurs
n'ont pas toujours empêché le pire, et qu'il nous reste à
imaginer d'autres solutions, plus efficaces, pour éviter une éventuelle
catastrophe. Pour ceux qui ont connu les années noires, ce serait, selon
le bon vieux principe analytique, que, placés dans les mêmes
conditions de revivre le passé, le salut consiste à rejouer la scène,
mais évidemment différemment. L'histoire devrait donc plutôt
servir de repoussoir que de tentation nostalgique, mélancolique, morbide
et néonietzschéenne à la française et apocalyptique.
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