TRADITION, EVOLUTION, RUPTURE :
L'ART CONTEMPORAIN EXISTE-T-IL ?


ModérateurAlain CUEFF
Intervenants Jean CLAIR, Jean-Philippe DOMECQ, Philippe DAGEN, Catherine MILLET,
Jean-Philippe ANTOINE, Jochen GERZ, Thierry de DUVE


Alain CUEFF

Le débat que nous allons avoir aujourd'hui ne présente aucun caractère de nouveauté. Depuis 1991, la polémique s'est multipliée dans les revues d'art et dans les médias. Je ne pense pas me tromper en disant que les termes de cette polémique ont peu évolué, sauf à la faveur des événements politiques récents, qui lui ont un écho supplémentaire. Je ne veux pas outrepasser mon rôle de cet après-midi, mais simplement faire quelques remarques très courtes. Il me semble qu'aussi préoccupante soit-elle, la montée de l'extrême droite ne saurait en aucun cas nous empêcher de débattre. Si ce débat a des raisons d'être, il faudra bien que nous acceptions de le dédramatiser. Non pas du tout parce qu'il s'agit de rechercher un consensus quelconque, du reste parfaitement impossible, parce qu'il me semble que le moment est venu de tirer parti de cette polémique et d'isoler des questions qui nous concernent et de trouver, à l'occasion, un certain nombre de réponses.

Je voudrais dire aussi que, j'ose espérer que pour personne ici, cette polémique n'est en soi une raison d'exister intellectuellement et rappeler que, sous d'autres formes, dans d'autres pays, ce débat a lieu. Il ne suscite pas, autant que je sache, autant d'acrimonie. Ce qui caractérise ce débat, c'est l'usage permanent, de part et d'autre, de l'amalgame, des disqualifications des interlocuteurs sur des motifs extérieurs à la question. Même si c'est un vœu pieux, je souhaite vivement que nous évitions ce type de disqualification. Par ailleurs, il ne faudrait pas perdre de vue non plus que la vigueur de ce débat, les enjeux qu'il suscite, pourraient bien masquer des questions tout autant préoccupantes et graves, que la vigilance dont on peut se prévaloir ici ou là doit s'exercer sur la totalité du territoire artistique et non pas se focaliser sur un certain nombre de thèmes ou de personnes.

Parmi les thèmes récurrents de ce débat, je voudrais que nous tentions d'en privilégier quelques-uns qui ont déjà été évoqués, le thème de l'usage de l'histoire qui évidemment traverse ce débat de part en part, la question de l'interprétation des avant-garde qui, trop souvent, est simplifiée à l'extrême, la question de la rupture qui, du reste est inscrite dans le titre du débat de cet après-midi, auquel on pourrait préférer la notion d'imprévisible qui a aussi été évoquée ce matin, la question du musée et bien sûr celle du public, la question de situer exactement cette idée force de la deuxième moitié du XXe siècle selon laquelle nous avons cru que tout était possible. Nous aurons aussi à parler de l'enseignement, et dans un sens plus général, de la transmission. A revenir sur la notion de critique qu'Alain SECHAS appelait de ses vœux tout à l'heure. En revanche, il me semble qu'un certain nombre de questions comme l'art officiel, l'art français, la question du nouveau, du métier, de la peinture, de la décadence sont des questions qui, malheureusement, relèvent de l'a priori. Un vœu pieux en espérant que nous aurons les moyens d'aller à l'essentiel.

Je vais, avant de passer la parole à Thierry de DUVE, souligner à nouveau un paradoxe qui a été évoqué à plusieurs reprises, qui est que l'art contemporain est à la fois un terme sans contenu et qu'il a pour seule vertu, vertu négative, de désigner un objet global et de ce point de vue, il me semble qu'aussi bien les détracteurs que les défenseurs de l'art contemporain ont trop abusé de cette catégorie malheureusement indéfinissable. Mais si l'art contemporain n'est pas justifiable d'une définition, c'est la première question que je voudrais poser, je voudrais que nous envisagions les conséquences de cette indéfinition de l'art contemporain. Thierry de DUVE, que tout le monde connaît comme étant l'auteur de nombreuses études consacrées à Marcel DUCHAMP et à sa postérité.

Thierry de DUVE

Je m'adresse à Jean CLAIR. Je m'adresse à toi, Gérard, parce que j'ai du respect pour toi que n'entament pas nos différences et, tu verras, notre différend. Tu es à mon avis, avec Hilton KRAMER, l'un des plus intelligents parmi les historiens, critiques et autres intellectuels de l'art, ayant monté une campagne de dénigrement contre l'art vivant, ne serait-ce que parce qu'elle s'accompagne chez toi d'une sincère tentative de révision de la modernité. Il y a très longtemps que je pense cela.

Une des choses qui m'a réellement mis en alerte remonte à la fin des années 70, quand je t'ai vu publier coup sur coup trois articles (un sur DUCHAMP, l'autre sur MALEVITCH, le troisième sur MAGRITTE) qui tous trois visaient à ramener ces figures emblématiques de l'avant-garde à la tradition des perspecteurs, autrement dit à une conception de l'art datant de la Renaissance. L'opération était habile. Elle t'a permis, par exemple, lorsque tu as lancé la nouvelle subjectivité, de prôner les volte-face académiques, comme ceux de Ron KITAJ, ou Pat ANDREA, en les distinguant d'une pratique comme celle d'Andrew WYATT qui, disais-tu, "peint comme si l'abstraction n'avait jamais existé". Ton agenda esthétique s'est par la suite précisé avec les expositions, les réalismes, BALTHUS, BONNARD.. jusqu'à identité-altérité à la Biennale de Venise d'il y a deux ans. On ne peut pas t'accuser d'avoir fait comme si l'abstraction n'avait jamais existé. Tu as travaillé dur pour l'effacer. Ton agenda idéologique lui aussi s'est précisé, ou plutôt révélé. Quand tu publiais, en 1983, tes "considérations sur l'état des Beaux-Arts", et en 88 ton paradoxe sur le conservateur.

Je ne vais pas faire ici ta biographie. Elle est depuis pas mal de temps plutôt transparente idéologiquement. Passéisme, mélancolie, saturnisme, un goût réel mais très conservateur pour l'art, une crainte profonde de la femme, et un engagement d'arrière-garde dans un combat que je résumerai ainsi : modernité viennoise contre avant-garde parisienne, moscovite ou new-yorkaise. Ceci dit, il y a des choses que je n'effacerai pas. Par exemple, le fait que je te serai toujours reconnaissant de m'avoir offert à trois reprises l'occasion de mes premières publications en France. Ma reconnaissance reste intacte, et comme nous n'avons jamais eu de contentieux public ou privé, je n'ai pas de raison personnelle de t'en vouloir. Pas de contentieux, pas de litige, mais un différend. Les lecteurs de LYOTARD savent, je cite, "qu'à la différence d'un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties au moins qui ne pourraient pas être tranché équitablement, faute d'une règle de jugement applicable aux deux argumentations".

Un exemple de différend entre deux intellectuels serait le débat de SOCRATE et du sophiste. Socrate joue un jeu de langage dont la règle est de chercher de la vérité au moyen d'un échange d'arguments raisonnés. Le sophiste joue un jeu de langage dont la règle est de gagner. Par tous les trucs et ficelles de la rhétorique, les applaudissements du public. Socrate et le sophiste ne peuvent dialoguer en public qu'au bénéfice du sophiste car Socrate est fatalement l'otage du sophiste. Celui- ci en effet s'adresse à Socrate devant la salle et c'est l'approbation de la salle qu'il cherche, non celle du philosophe, ce qui renvoie à la petite définition que je me fais de l'otage. Un otage, c'est quelqu'un à qui on s'adresse devant témoin. Tu resaisis la pertinence pour le débat d'aujourd'hui. Jusqu'à présent, tu es mon otage. Je ne souhaite pas que tu le restes, la sophistique n'étant pas mon idéal de débat intellectuel. Comme chacun sait, PLATON a trouvé la parade. Il ne s'adresse plus directement aux sophistes mais met celui-ci en scène dans un dialogue avec SOCRATE dont lui, PLATON, écrit les questions et les réponses. De la parade platonicienne, je retiendrai surtout ceci : je ne m'adresse plus à toi. A partir de maintenant, je m'adresse au public et je te prends à témoin. Il en résulte que c'est vous, public, qui êtes mon otage pour la durée de mon exposé. Je n'y peux rien. Ce n'est pas moi qui ait fixé la règle déterminant à quel jeu de langage Jean CLAIR et moi nous jouons, c'est lui. Il l'a fixé en accordant un entretien à Krisis, la revue d'Alain de BENOIST, porte-parole de la nouvelle droite et l'un des fondateurs du GRECE, le Groupement de Recherche et d'Etude sur la Civilisation Européenne, dont personne ne peut plus ignorer, au vu des événements récents, que sa fonction est de donner une crédibilité intellectuelle au Front National. Le jeu de langage auquel nous jouons aujourd'hui n'est donc pas philosophique ou scientifique, il est politique. Et la politique, c'est la guerre continuée par d'autres moyens. L'enjeu du jeu est donc, comme pour le sophiste, de gagner et non d'arriver à un accord sur la vérité. C'est un jeu que je déteste. Gagner pour gagner ne m'intéresse pas.

Je fais profession d'enseignant et de chercheur. Mon boulot est d'interpréter les œuvres d'art pour en tirer de la théorie, et c'est une activité qui ne saurait être motivée que par la recherche de la vérité. D'où que j'adopte la stratégie de PLATON. Elle seule permet de poursuivre la recherche de la vérité, dans un débat dont les dés sont pipés, parce qu'en réalité, c'est un combat. Si, dans ce débat-combat, un petit peu de vérité triomphe, moi et tous ceux aux côtés desquels je me range, nous aurons gagné une bataille.

La parole est à Jean CLAIR pour la première passe d'armes. Il admet son imprudence et prétend qu'accorder un entretien à une revue n'implique pas la même approbation de sa politique que d'y publier un texte. Il ajoute qu'un entretien a été accordé alors qu'il était encore directeur de la Biennale de Venise et regrette que sa publication ait été retardée pour coïncider avec, je cite, "un moment funeste de la vie politique française". Je le crois, mais je ne peux pas le croire naïf. Jean CLAIR est un homme qui connaît le fonctionnement des médias, et qui savait que c'était le lieu d'où il parlait, plutôt que ce qu'il dirait, qui allait donner à ses dires l'effet d'une bombe dont le résultat a été la cascade d'articles que vous savez, et qui nous vaut le débat d'aujourd'hui. Jean-Philippe DOMECQ, sans doute, et Jean BAUDRILLARD certainement, ont dû faire le même calcul médiatique que lui. C'est cela qui met Jean CLAIR dans la position du sophiste. Pour le contenu de ses analyses, je le crois aussi sincèrement motivé que moi par la recherche de la vérité, mais lui et moi ne pourrons pas dialoguer tant que ne seront pas dénoncées puis comprises, puis défaites les prises d'otage inhérentes à certaines, pas toutes, médiatisations du travail intellectuel.

Vous l'aurez compris, la prise d'otage est le vrai sujet de mon intervention et de ma stratégie rhétorique. Je rappelle ma petite définition : celui ou celle à qui l'on s'adresse devant témoin. En m'adressant d'abord à Jean CLAIR devant vous, je l'ai pris en otage. En m'adressant ensuite à vous, devant Jean CLAIR, je vous ai pris en otage. Ne m'en voulez pas. Mon but est de nous rendre à tous la liberté. Alors seulement, apparaîtra la responsabilité que nous avons, intellectuels, artistes, médiateurs, dans un débat enfin non pipé. Quand on prend quelqu'un en otage, on fait couple avec celui ou celle à qui on s'adresse. Pensez à un braqueur de banque qui s'empare d'un caissier pour protéger sa fuite. "Toi, viens ici", dit le braqueur qui prend aussitôt soin de montrer sa prise aux clients de la banque, aux badauds dehors, aux médias, aux flics. Ce couple est un "toi et moi" constitué devant témoins. La prise d'otage n'a de sens que si elle est suivie d'une seconde. Le braqueur et le caissier, ensemble, s'adressent maintenant aux flics en prenant l'autre moitié du couple à témoin pour sommer les flics de les laisser s'échapper. En effet il importe au braqueur que le caissier soit sûr qu'il le tuera, si les destinataires du message, les flics en l'occurrence, ne les laissent pas partir tous deux. Il peut en témoigner. Après cette deuxième prise d'otage, le couple est soudé. Je pense que cette double scansion de la prise d'otage qui explique ce que l'on a appelé le syndrome de Stockholm, à savoir l'attachement paradoxal des otages par rapport à leur ravisseur. Un couple constitué par un "toi et moi" devant témoin, et soudé comme un "lui et moi" par une adresse à un tiers.

Utiliser la presse d'extrême droite pour dire ses convictions, c'est prendre le grand public en otage et la gauche à témoin. C'est justement parce que ses convictions ne sont pas d'extrême droite que Jean CLAIR, comme BAUDRILLARD, peut prétendre ignorer l'idéologie du support et s'adresser innocemment à tout le monde, c'est-à-dire au grand public, ce même public dont on nous répète ad noseam qu'il n'a rien à faire de l'art contemporain, mais auquel on ne donne jamais la parole. Et c'est parce que la presse auquel s'adresse Jean CLAIR est d'extrême droite qu'il prend la gauche à témoin. Pourquoi la gauche ? Parce que la gauche n'est pas censée lire Krisis. La chose vaut peut-être aussi pour la droite démocratique, mais pour la gauche, c'est sûr.

En publiant dans Krisis, Jean CLAIR signifie à la gauche qu'il ne s'adresse pas à elle. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne lui communique pas ce qu'il a à dire. Bien au contraire. Combien d'entre nous, dans cette salle, n'ont pas été pour la première fois de leur vie, obligés de lire Krisis à cause de Jean CLAIR, DOMECQ, BAUDRILLARD et Kostas MAVRAKIS. Comme dans l'apologue du braqueur de banque et du caissier, la première prise d'otage n'a de sens qu'en fonction de la seconde. Car signifier à la gauche qu'on ne s'adresse pas à elle, c'est s'adresser à elle par ricochets. La première prise d'otage constitue le couple de l'intellectuel et du grand public, et laisse la gauche sur la touche, témoin impuissant de leur supposée idylle. Il ne reste plus à la gauche qu'à constater son propre élitisme et sa propre aliénation d'avec le peuple.

Mais c'est la seconde prise d'otage qui importe. Elle soude les noces de l'intellectuel et du grand public. Elle dit à la gauche "Vous voyez bien, j'ai le peuple derrière moi. Et nous préférons, le peuple et moi, de la peinture bien faite à vos tas de charbon. Du métier à votre n'importe quoi, de l'art français à votre cosmopolitisme. Quelle que soit la finesse de son argumentation, c'est là que l'intellectuel se révèle démagogue, même si c'est malgré lui. Et surtout, la seconde prise d'otage inverse la dialectique de l'otage et du témoin car maintenant, c'est la gauche qui est otage et le peuple pris à témoin. Prendre la gauche en otage et le peuple à témoin, c'est depuis longtemps la stratégie du Front National. A mesure qu'il conquiert des mairies fragilisées, qu'il pénètre par le porte-à-porte, les entreprises et les syndicats, qu'il tient un discours à la fois exclusionniste et légitimiste, à mesure qu'il cherche à se donner une crédibilité intellectuelle, ce n'est plus seulement la gauche qu'il prend en otage, mais la droite démocratique aussi bien. On l'a bien vu avec la loi DEBRE. Au fond, ce que dit LE PEN, c'est tout ce qui est à gauche de moi, est pourri, démissionnaire, prêt à se laisser envahir, antipopulaire. Tout ce qui est à gauche de moi prouve le fonctionnement en vase clos de la classe politique. Tout ce qui est à gauche de moi, dans l'intelligentsia, est une gauche de salon élitiste qui cultive les valeurs étrangères et méprise le goût et les aspirations du peuple.

Il ne me viendrait même pas à l'idée de soupçonner Jean CLAIR de souscrire à tout cela. Mais, s'est-il simplement rendu compte que le simple fait de se laisser publier dans Krisis risque, toutes proportions gardées, de précipiter les amateurs d'art contemporain qui, d'aventure n'épouseraient pas sa mélancolie historique dans une fausse gauche, car définie comme tout ce qui est à la gauche de LE PEN car enfin, il doit y avoir dans cette salle bien des gens, amateurs d'art contemporain, curieux, ouverts, qui, dans le secret de l'isoloir, ne votent pas à gauche. Peut-être certains qui, libéraux, voire libertaires en matière artistique, sont dans la vie professionnelle et économique des patrons de combats. Ces gens-là sont otages également, du simple fait de leur conviction artistique, les rejettent dans le vous de la phrase "Vous voyez bien, j'ai le peuple derrière moi". Les voilà non seulement exclus du peuple, mais aussi marqués à gauche. Un tort leur est causé de leur point de vue. Un tort est causé au peuple, c'est clair. Et un tort est causé à la gauche, à la fois réduite à une gauche de salon, la "gauche caviar" comme dit La brute, et assez vaste pour être aisément accusée d'être en collusion esthétique avec le Grand Capital. Ce qui laisse peu de marge de manœuvre pour la gauche véritable, et encore moins à l'intelligentsia de gauche, acculée à signer des pétitions qui, bien que dignes et nécessaires, accroissent sa "ghettoïsation".

Il y a du vrai, dans ce que disent Jean CLAIR et Marc FUMAROLI, d'une avant-garde académique, sponsorisée d'en haut par le ministère de la Culture. Un débat sera nécessaire mais, pour l'instant, il importe de ne pas se tromper d'ennemi. C'est le programme du Front National que de vouloir supprimer le ministère de la Culture. A la vitesse où se propagent les amalgames aujourd'hui, la droite ultralibérale, celle d'Alain MADELIN par exemple, risque de comprendre très vite le parti qu'elle peut tirer d'une division politico-esthétique de la société, qui place tous les amateurs de tas de charbon à gauche, entendez à la gauche de LE PEN. Non que son agenda politique soit le même que celui de LE PEN ; le sien serait plutôt de rendre la gestion des affaires culturelles au secteur privé. Mais, comme dans le scénario de Jean CLAIR, les amateurs de tas de charbon sont des snobs ou des philistins qui se parent des plumes du paon, et non des amateurs d'art dignes de ce nom, un gouvernement qui estimerait de son devoir de cesser de subventionner toutes ces "nullités", se mettrait automatiquement à courtiser les électeurs du Front National.

Mon cher Gérard, je peux à nouveau m'adresser à toi. Ce serait présomptueux de penser que j'ai réussi à défaire les prises d'otages, y compris les miennes, qui ont fait le sujet de mon intervention et de sa stratégie rhétorique. Mais au moins ai-je essayé de les comprendre et de les faire comprendre, y compris de toi. Il restera toujours du différend entre nous. Le temps me manque pour te dire de façon nuancée, mais tu le sais, que dans la description des symptômes, nous avons des choses en commun et que, dans leur analyse, nous n'avons rien en commun. Tu t'acharnes sur l'idée d'avant-garde, en faisant comme si les œuvres étiquetées avant-gardistes en étaient inséparables. Je m'attache à lever l'hypothèque que fait peser le discours avant-gardiste sur les œuvres de l'avant-garde. Non parce qu'il est politiquement suspect, mais parce qu'il est historiquement périmé. Tu veux le retour de la tradition, je veux un retour sur le mot tradition. Tu penses que le temps est venu d'une révision de l'histoire, moi aussi, mais ce n'est pas la même. Comme nous sommes tous deux amateurs d'art, mais ce n'est le même art, cette histoire est constituée en grande partie de faits subjectifs, lesquels sont des jugements en série faisant jurisprudence.

J'accepte, pour simplifier, l'opposition que tu fais entre modernité et avant-garde, et je me range bien sûr du côté de l'avant-garde, à condition que ne soit pas entendu par avant-garde un discours, une idée, une idéologie, mais bien une série d'œuvres. La série qui nommerait MANET, CEZANNE, PICASSO et MATISSE, MONDRIAN et MALEVITCH, DUCHAMP, POLLOCK et NEWMAN, MANZONI, WARHOL et BEUYS, Luciano FABRO et Eva HESSE, Michaël SNOW et Dan GRAHAM, Marcel BROODTHAERS, Bruce NAUMAN, Rose-Marie TROCKEL ou Cindy SHERMAN, je m'arrête là, comme désignant des œuvres de référence, auxquels comparer en qualité la production des artistes vivants. Si tu donnes le nom de modernité à la série MUNCH et KLINGER, KLIMT, KOKOSCHKA et SCHIELER, Odilon REDON et Gustave MOREAU, MATISSE et BONNARD, BALTHUS et Otto DIX, CAZORATI et SIRONI, MORANDI, KITAJ et Peter BLAKE, DELVAUX, Sam SZAFRAN et Yvan THEIMER, Lucian FREUD, je laisse la série ouverte, et je te prie de m'excuser si j'ai reconstitué une représentation biaisée de tes priorités, je te répondrai que la plupart sont loin d'être indignes du nom, mais que ton jugement esthétique me paraît moins exigeant que le mien. Notre différend est esthétique avant tout. Il est aussi interprétatif et politique mais je pense qu'il est interprétatif parce qu'il est esthétique, et politique parce qu'interprétatif. C'est pour moi un grand mystère de comprendre pourquoi un goût passéiste, une tendance à la mélancolie et à la peur des femmes conduisent tôt ou tard, à celui qui les a, à se rendre otage de l'extrême droite car, en fin de compte, Gérard, tu es son otage, toi aussi.

Pourquoi la fragilité de l'existence, le besoin de spiritualité dans un monde désenchanté et le nécessaire évidemment de l'art qui témoigne de cela n'apparaissent-ils pas dans cette tendance et cette peur que comme des négativités susceptibles d'être acceptées seulement sur le mode du morbide et jamais du joyeux, de l'érotique, de l'émerveillement devant l'altérité et la surprise ? Je ne sais pas. Sans doute parce qu'il ne peut empêcher son regard sans illusions de rester empreint de la nostalgie irrépressible, je cite, de "la beauté naturelle d'un corps désirable et glorieux", comme le dit la personne qui t'interviewait dans Krisis et qui, visiblement, espère de toi une réponse plus optimiste que tu ne lui donneras heureusement pas. Tu l'auras compris, forcé de jouer un jeu de langage dont la règle est de gagner, j'ai tenté de rétablir les conditions d'un jeu de langage dont la règle est de chercher ensemble la vérité. Je préfère la paix à la guerre, et je fais le premier pas en disant bien haut que tu ne mérites pas l'accusation de voter LE PEN, d'être un fasciste ou un négationniste, ou de prôner un art totalitaire. J'ai fait ce que je pouvais, mais ne viens pas te plaindre si d'aucuns traduisent, dans tes diatribes, tas de charbon par art dégénéré, grande peinture par peinture grandiloquente, métier par académisme, ou art français par préférence nationale. Tu l'as cherché.

Alain CUEFF

Merci. Je ne suis pas sûr que la façon dont Thierry de DUVE a posé la question soit la bonne, et cela ne m'appartient pas d'en juger. Jean CLAIR va maintenant répondre à cette adresse.

Jean CLAIR

Je ne parlerai certainement pas 25 minutes et je ne prononcerai pas de réquisitoire, comme monsieur Thierry de DUVE. Je ne me permettrai pas non plus de le tutoyer car "nous n'avons pas élevé les cochons ensemble". Il m'a semblé que j'ai accepté de venir à ce qui devait être un débat, sur la condition expresse que l'allusion à Krisis ne serait pas évoquée. Dans la mesure où depuis deux mois, j'ai largement eu l'occasion, dans Le Monde et hier dans Les Inrockuptibles, il y a trois jours dans l'émission de Laure ADLER, il y a une semaine dans l'émission d'Alain FINKIELKRAUT, de préciser mes positions vis-à-vis de cette revue, et que je ne pensais pas qu'on aurait le culot, en m'invitant à cette soirée aujourd'hui de reprendre cette polémique.

Je vais quand même répondre à Monsieur Thierry de DUVE sur un point : sur la soi-disant capacité révolutionnaire de l'avant-garde. Si j'avais su que le problème Krisis serait à nouveau évoqué, j'aurais préparé mes petits papiers. En l'occurrence, je ne les ai pas, parce que j'ai préparé autre chose, que je vais vous lire. Je voudrais simplement vous lire un texte que je n'ai pas tiré de Krisis. " Heureux celui qui pourrait se persuader que la culture pourrait vacciner une société contre la violence. Dès avant l'aube du XXe siècle, artistes, écrivains, théoriciens de la modernité ont démontré le contraire. Leur prédilection pour le crime, pour l'outsider satanique, pour la destruction de la civilisation, est notoire. De Paris à Saint-Pétersbourg, l'intelligentsia fin de siècle, dont Monsieur Thierry de DUVE est un bon exemple, flirta avec la terreur. Les premiers expressionnistes appelaient la guerre de leurs vœux, tout comme les futuristes. Après la Première Guerre Mondiale, le culte de la violence, loin de décliner, s'amplifia encore. On peut se demander jusqu'à quel point il faut prendre au sérieux ce culte de la violence, dans l'avant-garde européenne. Ces provocations témoignent non seulement d'une haine profonde pour l'ordre existant, mais aussi d'une profonde haine de soi-même ". Cela n'est pas de Alain de BENOIST, mais de Magnusen FRANKENSBERGER.

Ceci dit, si vous voulez attaquer Krisis, pourquoi n'avez-vous pas invité Alain de BENOIST à répondre ? Je vous dirai ce que j'ai préparé, et je m'en tiendrai là pour aujourd'hui. Pour ce grand air de la calomnie, nous sommes plus proches, effectivement, je viens de m'en rendre compte, des procès de Moscou que de l'élégance de BEAUMARCHAIS. Je me contenterai, à l'intention des jeunes qui sont dans cette salle, et qui ne savent peut-être pas tout de l'histoire récente, rappeler deux ou trois choses. Je suis, dans ce procès burlesque, un dangereux récidiviste. Il y a trente ans en effet, déjà, je publiais un petit pamphlet qui s'intitulait "La grande misère de l'art contemporain en France". André MALRAUX, qui avait alors créé le Fonds d'Art Contemporain en France, eut connaissance de ce texte et demanda à me rencontrer. Les suites de cette rencontre furent que, grâce à lui, en 1970, je pris la direction d'une revue qui s'appelait Les Chroniques de l'Art Vivant. Cette année-là, en 1970, j'étais très proche d'un homme sans lequel rien de ce qui concerne aujourd'hui l'art contemporain en France ne se serait fait. Je veux dire, Pierre GAUDIBERT, créateur et fondateur de l'ARC, dans la ville de Paris. Pour accompagner son travail, je publiais les premiers articles qu'on ait jamais écrit sur Christian BOLTANSKI, sur SARKIS, sur Anne et Patrick POIRIER, sur VIALLAT et sur quelques autres. L'ensemble de ces essais, sur des gens qui étaient encore de bien jeunes artistes, fut repris en 1972 dans un livre intitulé "L'art en France : une nouvelle génération".

En 1971, j'allais à Cologne et je rencontrai Joseph BEUYS et je lui consacrai une interview de sept pages. Dans le chapeau cependant de cette interview, je commençai à prendre mes distances, avec une grande méfiance vis-à-vis d'une activité où perçait, me semblait-il, sous le couvert d'un "actionnisme" gauchiste, une idéologie très complaisante du sol et du sang. Une idéologie que je devais retrouver dans toute la peinture allemande qui s'est réclamée de BEUYS, en particulier chez BASELITZ. De cela aussi, je me suis expliqué la semaine dernière, mais je peux à nouveau répéter ce que j'ai dit.

En 1975, je mettais fin à l'Art Vivant et je prenais définitivement mes distances d'avec un art dont certains aspects me paraissaient relever désormais de plus en plus d'une imposture intellectuelle et auquel un soutien institutionnel de plus en plus lourd, en particulier les Fonds Régionaux d'Art Contemporain, me paraissaient ôter toute authenticité. En 1983, en pleine euphorie boursière de spéculation sur l'avant-garde, je publiais des considérations sur l'état des Beaux-Arts, ce qui fut reçu, comme on sait, et à partir duquel, pour l'establishment, je devenais désormais l'homme à abattre. Entre temps, Pierre GAUDIBERT lui-même avait été abattu, remplacé par quelques-uns de ces technocrates efficaces de sang froid qui président désormais aux destinées de l'ingénierie culturelle, comme on dit, en France. Mais lui et moi aurions pu dire finalement, comme deux gars, quand ils visaient les peintres officiels qui pimentaient leurs produits académiques de quelques traits modernistes, ils nous fusillent, mais ils nous font les poches.

On mesurera peut-être, à cette brève évocation, de trente ans de lutte pour l'art d'aujourd'hui, car l'expression d'art contemporain a désormais été confisquée par les mêmes qui confisquaient hier l'idée d'avant-garde. On mesurera la bassesse des attaques, des insinuations et des amalgames, dont j'ai été, avec quelques autres, l'objet, et dont on vient, il y a quelques instants, d'avoir encore un exemple.

Je me fais de l'art une idée très haute. Trop haute peut-être pour cette fin de siècle où le ministère de la Culture, créé par André MALRAUX, est devenu le ministère de la Communication, en attendant demain, j'imagine, de devenir le ministère de la Com, et pourquoi pas le Minicom ! A qui voudrait savoir à quels artistes bien vivants, bien contemporains vont mes affections, la dernière Biennale de Venise offrait la réponse. Encore fallait-il qu'on prît la peine d'aller la voir, et sur place de la regarder. Dois-je révéler que l'équipe de télévision qui tourna pendant trois jours autour de ces arts, ne prit pas même la peine de filmer quoi que ce soit des autres artistes présents à cette Biennale, qui était pourtant la Biennale du centenaire. On pouvait sans doute ignorer le fait que j'étais le premier étranger à être admis à diriger cette Biennale ; on pouvait moins ignorer que, pour la première fois depuis longtemps dans l'histoire de cette institution, l'art français contemporain, en dehors de ces arts, y occupait une place qui, pour une fois, n'était pas médiocre. Mais la télévision française est-elle donc devenue si provinciale ou si chauvine qu'elle ne vît rien d'autre à Venise que le pavillon français ?

Pour ne parler que des aînés, de Jean HELION et d'Eugène LEROY, de BALTHUS à MUSIC, de Francis BACON à Lucian FREUD, mes préférences, on le sait, sont toujours allées à ceux qui sont restés fidèles à la représentation et à la figure humaine. Fidèles à la double filiation, qui est celle de notre culture. Malgré les différences de nationalités, de formation intellectuelle ou spirituelle, un point commun rassemble en effet les artistes que j'ai cités : par leur origine ou par leur engagement politique, par leur destin personnel ou par leur engagement spirituel, tous auront eu à connaître, voire à subir, ce que fut l'horreur des camps nazis. Leur volonté de figurer à nouveau, de demeurer fidèle à l'homme après l'épreuve de ce qui fut en ce siècle le symbole du mal absolu, me paraît être la tâche la plus haute qu'un artiste puisse aujourd'hui se donner.

On me pardonnera de penser que l'art aujourd'hui acheté et exposé par les institutions officielles ne correspond souvent guère, dans sa dérision, dans sa futilité, ou encore dans sa vulgarité, à cette ambition. On me pardonnera encore si je pense, et si on me demande d'où parle - j'ai encore entendu cela tout à l'heure, j'ai l'impression avec ces questions de tutoiement et de choses comme "d'où je parle" de revivre, de revivre 68 et ses tics. Je répondrai que je parle d'une réaction de fonctionnaire de l'Etat qui sait de ce dont il parle. Et qu'un ministère, quel qu'il soit, de gauche ou de droite, quand il prétend subventionner la création, subventionne, la plupart du temps. Qu'en réduisant l'art ou la culture à ce qu'Hannah ARENDT a dénoncé dans son livre "La crise de la culture" comme ce qui est, je cite, "un loisir de masse, phénomène où la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir, divertissement qui se nourrit du pillage de la culture passée et présente et dont le résultat n'est pas une désintégration mais une pourriture." C'est Hannah ARENDT, et pas Krisis. Acheter des pots de fleur ou passer commande publique de lignes verticales, c'est assurément moins périlleux pour le consensus social que de faire entrer dans le patrimoine des œuvres qui témoignent de façon dérangeante, et peut-être insupportable, de notre condition.

Il y a quinze jours, nous étions quelques-uns à conduire, au Père Lachaise, un sculpteur qui a longtemps été professeur dans cette école : c'est JEANCLOS. Je me suis souvenu de conversations avec lui en 1979-80, quand il m'a confié à quel point la foi, dans une spiritualité dont il venait de retrouver les sources, avait donné sens à son art et surtout le courage de pouvoir à nouveau envisager la figure humaine. Je me rappelle lui avoir demandé, dans une question qui m'a ensuite été posée par Alain de BENOIST dans ce numéro de Krisis, comment il pouvait concilier cette foi et l'interdiction mosaïque de tailler les figures. Il ne me répondit pas mais il me conseilla de lire Martin BUBER, et Emmanuel LEVINAS. J'y ai en effet trouvé les réponses à mes propres interrogations. Il est certain que l'art aujourd'hui, comme hier, mais qu'on nous épargne par pitié les qualificatifs d'avant-garde et de contemporain, ne peut que témoigner de l'humanité ou de l'inhumanité de l'homme en l'homme, mais tout le reste, on l'aura compris, n'est que bavardages et futilité.

Jean-Philippe DOMECQ

On me fait signe de ne pas être trop long. Je pense que c'est un signe de trop. En effet, je considère que je ne serai pas long mais je considère que les conditions dans lesquelles se passe le débat depuis quelques semaines sont insupportables et révèlent, en réalité, une volonté d'empêcher le débat. Je commence donc par remercier le ministère de la Culture, Le Monde et France Culture. Ce n'est pas simple courtoisie. C'est parce que cela me change. On pourrait citer de nombreux cas de censure mais peu importe. Il y en a de plus récents. Du reste, Monsieur Jean CLAIR que je ne connais pas, qui ne me connaît pas, qui n'a jamais rien dit sur mes textes - peut-être ne les apprécie-t-il pas - a tout de même éprouvé le besoin, en toute déontologie, de trouver inadmissible que Laure ADLER décommande au dernier moment d'un débat auquel j'aurais pu participer. Ce sur quoi elle a émis un certain nombre de mensonges.

Je découvre ce matin le numéro d'"Art Press", du mois de mai, où j'avais demandé un droit de réponse après le dossier que vous savez. Je constate que ma réponse est amputée d'un bon tiers. Ce qui est amputé, ce sont les mouvements d'ironie. Apparemment, l'ironie est devenue réactionnaire dans le pays de VOLTAIRE. Ce qui est amputé, c'est un certain nombre d'analyses politiques, sur leur comportement à l'égard de l'extrême droite. Ce qui est amputé également, c'est une analyse du fameux thème du ressentiment que l'on entend beaucoup depuis quelque temps. Je m'étonne que tant d'intellectuels dits subversifs rabattent systématiquement la révolte sur le ressentiment. C'est le propre d'esprits conservateurs. Pourquoi cette analyse sur le ressentiment fut-elle supprimée ? C'est parce qu'"Art Press", après m'avoir donné la parole, réponse tronquée - s'il y a des journalistes dans la salle, j'en ai laissé la réponse complète, "Art Press" a jugé bon d'ajouter, après mon texte, une colonne de ragots qui prouvent vraiment qu'ils ont beaucoup de mal à discuter en termes intellectuels. Voilà pourquoi je dis qu'il y a, à cette table, deux personnes que j'estime intellectuellement infréquentables. Mais en revanche, j'ai des devoirs à l'égard de tous ceux qui sont venus ici. Je suis donc à leur disposition après mon intervention pour répondre à toutes leurs questions.

Je voudrais dire, dans ce contexte, pour situer le débat, que ces braves "artpressiens" se comportent comme des enfants - je vous demande de ne pas m'interrompre, sinon je m'en vais aussitôt - des enfants, dans la mesure où laisser des traces de cette sorte dans l'histoire, c'est oublier que l'avenir nous regarde. Le jugement de l'histoire interviendra pourtant inévitablement. Il faudra que vous vous détendiez. En ce qui concerne le contexte de dissuasion culturelle qui a lieu actuellement, je m'engage auprès de vous pour essayer de clarifier le débat. C'est le contrat que je passe avec vous car il y a au moins un dénominateur commun, malgré la diversité de nos positions, c'est qu'il y a un malaise dans l'art contemporain. Chacun le sent. Il faudrait tout de même pouvoir parler du diagnostic en toute clarté. Seulement voilà : le diagnostic est difficile à établir parce que ceux qui détiennent un certain monopole du pouvoir, en tout cas à mes yeux, interposent deux rideaux de fumée idéologique, pour empêcher la discussion œuvre par œuvre. Les deux rideaux de fumée idéologique sont les suivants : d'une part il y aurait des réactionnaires en art, on vient d'en entendre parler, d'autre part s'il y a des réactionnaires en art, ils sont réactionnaires sur le plan politique.

Je vais donc aborder l'affaire Krisis et je suis prêt à répondre à toute question honnête qui me sera posée sur ce point par le public et par les autres membres de cette table ronde et à discuter d'une éventuelle erreur. Je vais m'expliquer : cette question de la diabolisation politique pose trois problèmes. Premièrement, la responsabilité intellectuelle qui vient d'ailleurs d'être évoquée ; dans un des passages qui a été censuré par Art Press, je parle de l'inquiétude que nous éprouvons tous devant la montée des périls. Mais lorsqu'on est vraiment inquiet, on essaie de trouver des solutions à l'égard d'une société dont les problèmes font que un certain nombre de propositions fantasmatiques sont offertes à la population et trouvent un écho. Pour ma part, nul n'est contraint de me croire sur parole, mais il suffit de se référer à mes textes sur vingt ans jusqu'à ceux avant-hier, il suffit de se référer à mes livres et à mes prises de position publiques lors d'échéances démocratiques pour constater très honnêtement qu'il est vraiment aberrant, voire scandaleux, de m'accuser de la moindre compromission avec l'extrême droite. Au demeurant, j'ai toujours publié dans des supports de gauche, je suis chroniqueur à Politis et je participe à la revue Esprit qui, sur le plan de la proposition, n'a pas donné, elle, dans le mythe du vide idéologique.

Maintenant, pour ce qui est du principe. Est-ce que j'ai commis une erreur en acceptant de donner un entretien à la revue Krisis ? Il est vrai que, lorsqu'on se sent parfaitement clair sur le plan politique, on peut éventuellement discuter avec quelqu'un dont on ne partage absolument pas les bases idéologiques, et qui le sait et le dit dans l'entretien, dès lors que l'on reste sur le terrain de la raison. On sort du terrain de la raison lorsqu'on rentre dans les fantasmes que sont l'antisémitisme, le racisme, la misogynie. Rien de tel n'a émané le moindrement des questions qui m'ont été posées, ni du contenu environnant sur lequel je n'avais pas prise. Par ailleurs, la seule connaissance que j'ai de la revue Krisis, c'est par le spécialiste de la nouvelle droite, Pierre BRATAIEF, qui, grâce à ses connaissances, a fait par exemple ce film d'Envoyé Spécial sur Jean-Marie LE PEN qui a constitué un grand moment de la télévision démocratique, et qui démontre que la revue Krisis n'est pas d'extrême droite. Elle a été créée précisément pour rompre avec l'extrême droite. La meilleure des preuves, et je détiens la liste ici, et c'est ce qui m'avait décidé à participer à cette revue, ont écrit dans cette revue : André COMTE SPONVILLE, Jean-Michel PALMIER, Jean BAUDRILLARD, vous le savez, Jacques JULIARD du Nouvel Observateur, Régis DEBRAY, Bernard LANGLOIS, Clément ROSSET, Michel SERRE, LEVI-STRAUSS, j'en passe, et parmi eux, ceux qui m'avaient surtout déterminé, c'étaient Claude JULIEN et Ignacio RAMONET du "Monde Diplomatique". La question de la compromission se pose. Est-ce que nous pouvons penser que ces gens-là se sont compromis, depuis les années où ils ont participé ? Je lis régulièrement les articles d'Ignacio RAMONET et je ne trouve pas qu'il y ait la moindre compromission. Je les trouve même excellents.

Alors, je suis quand même obligé de faire deux remarques à Monsieur DAGEN. De deux choses l'une : ou vous n'avez pas lu mes textes politiques, et à ce moment-là un journaliste qui informe sans être informé, cela a un nom -, ou vous les avez lus mais votre mauvaise foi fut plus forte et ceci a un autre nom. Je précise évidemment que pour avoir dit cela, je serai censuré par Monsieur DAGEN, dans le journal "Le Monde". Quant à "Art Press", je signale, renseignements pris, que la presse d'extrême droite serait la seule à ne pas avoir commis de dossier contre l'art contemporain. Qu'a fait Art Press pour lutter contre le Front National ? Ils prennent à parti trois individus dont ils reconnaissent tout de même qu'ils n'ont rien à voir avec ce genre d'idéologie. Il y a ensuite d'autres amalgames qui ont été pratiqués. Nous nous retrouvons tout d'un coup un groupe, que l'on regroupe sous le titre de "détracteurs de l'art contemporain", dans une vision complotaire qui est tout de même étrange. Car si on lit bien les textes de Jean CLAIR, de Monsieur FUMAROLI, les textes de BAUDRILLARD et les miens, les analyses ne sont pas les mêmes. Faut-il donc être mafieux dans l'âme pour n'imaginer point qu'il y ait des individus indépendants et libres qui tiennent des propos esseulés ?

L'amalgame fait donc que je me retrouve avec des gens qui auraient critiqué l'art français, selon Monsieur DAGEN. Je lui laisse du reste la défense de l'art français, bien volontiers, car c'était la prise de position des représentants de l'art officiel au XIXe siècle, du temps où ils refusaient MANET et les impressionnistes. Monsieur DAGEN me range parmi ceux qui attaquent l'art français et il a raison puisque c'est faux : je n'ai ni attaqué, ni défendu l'art français puisque je suis tout bêtement internationaliste et cosmopolite, comme quiconque connaît l'art moderne. La France est le pays de l'artiste du monde, pour qui peu importe qu'une œuvre soit allemande, américaine, tchèque ou congolaise, du moment qu'elle nous ouvre l'œil et l'esprit. Deuxième chose, je me retrouve amalgamé avec ceux qui attaquent l'investissement de l'Etat dans la culture. Monsieur DAGEN a raison puisque j'ai toujours très exactement écrit le contraire, j'ai écrit que, comme nous tous, nous sommes fort heureux que le théâtre populaire ait été créé et le livre de poche, et je ne suis pas de ceux qui se dédouanent de leur critique en mettant tout sur le dos des fonctionnaires qui, à mon sens, y compris dans les structures qui ont été créées, travaillent pour une chose à laquelle nous tenons : la démocratie culturelle.

Le problème demeure, d'examiner un certain nombre de logiques institutionnelles qui ont effectivement créé un art officiel et qui correspond exactement à une situation inverse que celle que veulent nous accoler nos détracteurs, à savoir qu'au XIXe siècle, il y avait en effet une majorité tenant de l'art officiel et des artistes marginaux qui sont ce que l'on sait, ceux de l'art vivant. Précisément, aujourd'hui, qui détient le monopole de la presse ? On le voit bien. Qui détient la possibilité de diffuser un certain nombre d'œuvres ? On le voit bien. Et si on étudie la chaîne entre certains journaux, entre certaines institutions, entre certaines galeries, alors on verrait où est l'art officiel. Ce qui nous amène à la fameuse scène inaugurale du XIXe siècle, la querelle entre les tenants de l'art nouveau et l'Académie. Et on voudrait nous faire croire que le passéisme et le conservatisme gardent toujours le même visage. Les choses ne sont pas si simples, sinon on aurait vite fait le tour de la bêtise, depuis que le monde est monde. Elle se renouvelle, elle aussi.

J'en viens donc au deuxième volet idéologique, la réaction en art. On entend sans cesse parler de ceux qui seraient pour ou contre le contemporain, un concentré de hors-sujet. On entend ceux qui se présentent comme les défenseurs de l'art contemporain et qui disent que les détracteurs de l'art contemporain se réveillent. Quatre mots, quatre inepties. Pourquoi ? Parce qu'évidemment, le contemporain est manipulé comme un leurre, pas un concept. Rentrons dans le détail. Qu'est-ce que désigne le contemporain ? Ce mot que ZOLA lui-même employait à l'époque, et qui donc ne l'est plus. Il désigne tout simplement la production contemporaine, et au sein de cette production contemporaine, il y a évidemment des gens qui se réclament de modes de représentations passées, qu'elle soient séculaires ou qu'elles datent d'il y a vingt ans. Et puis, il y a une autre production qui, avec les nouvelles techniques et autres langages, essaient évidemment de révéler des nouveaux aspects de notre perception et de notre fonctionnement psychique. Alors, par rapport à cela, il y a effectivement, dans cette autre entité, d'autres réactionnaires.

Les réactionnaires du XIXe siècle qui opposaient aux impressionnistes une représentation digne d'INGRES, c'est-à-dire 80 ans après, aujourd'hui, ce sont ceux qui demandent du ready-made, ou du ready-made de ready-made qui, je le rappelle, date de 80 ans, lui aussi. Par rapport à cela, qu'est-ce que j'ai essayé de faire ? La question que j'ai posée de texte en texte et dans mon livre, c'est "Comment se fait-il qu'une idéologie esthétique d'avant-garde, et je prends le sens d'idéologie esthétique au sens propre, où il n'y a pas d'art sans conception de l'homme et de l'art ? Comment se fait-il qu'une idéologie esthétique qui s'est réclamée de valeurs auxquelles je crois par expérience littéraire, valeurs de subversion, de libération et de remise en cause, comment se fait-il qu'elle propose des valeurs si peu libératrices, si peu dérangeantes et qui remettent si peu en cause ? Ceux qui les trouvent si dérangeantes et si subversives, à mon avis, n'ont guère envie d'être dérangés. Les voilà, les conservateurs. Le voilà, le ressentiment contre l'art , la voilà la haine de l'art. Il faudrait rentrer dans le détail de cette idéologie esthétique. Malheureusement, je vais être obligé d'être plus bref.

Mais, tout de même, la rupture pour la rupture qui fut un principe remarquablement dynamique pendant plusieurs décennies, à la fin, elle n'aboutit qu'à la surenchère dans la surenchère. La remise en cause pour la remise en cause, n'aboutit plus qu'à une interrogation sur ce que fait l'art ou ce que doit être l'art, et cela conduit à ce que j'ai appelé l'art sur l'art, alors même que nous attendons d'une œuvre d'art certes qu'elle nous dise quelque chose sur l'art, mais beaucoup plus encore. Beaucoup plus encore sur notre façon de percevoir le monde, nous-mêmes, les autres, la peur, le désir.. A quoi on ajoute, pour dire que ce n'est pas une idéologie d'avant-garde, l'éclectisme. C'est nouveau, mais l'éclectisme n'est pas un concept, c'est une défaite. Et on ajoute aussi, dans "Art Press", l'art contemporain serait l'art qui serait contemporain de lui-même et qui définirait sa propre histoire de l'art au moment où l'œuvre est faite. Mais, à ce moment-là, autant congédier totalement la communication et admettre que cet art est entièrement solipsiste. La confusion des critères, il faudrait en parler également.

Je vais parler essentiellement d'œuvre que je ne vais pas choisir au hasard. Je prends l'exemple de ce qui a été sélectionné pour la Biennale de Venise, pour représenter la France dans les trois dernières années. La sélection de CESAR, les 500 tonnes de métal écrabouillé de CESAR, commenter cela encore et y voir quelque chose de subversif. En ce qui concerne le prochain sélectionné, Fabrice HYBERT, l'œuvre dont on montre un certain nombre d'illustrations dans "Art Press", le principe de la balançoire avec un objet contondant, certes, cela peut être drôle, il ne s'agit pas d'émettre un jugement moral, mais tout de même, si ce n'est pas rien, ce n'est pas grand chose. Cette œuvre est très significative d'une stratégie de communication. Quand on voit l'évolution de cet artiste, parti du CAPC de Bordeaux par exemple et on pourrait voir aussi ce qui a été exposé depuis le CAPC de Bordeaux, et on voit bien que lorsque l'œuvre a été à ce point congédiée, tout ne tient plus qu'à une stratégie de communication. Dérision nous dit-on, Alain SECHAS, là encore, ce n'est pas rien, mais quand on rit pour ceci, c'est qu'il ne faut pas grand chose. Autre sélectionné, Jean-Pierre RAYNAUD. Je le revois parler à la Biennale de Venise..

Alain CUEFF

Peut-être que les invectives personnelles ne sont pas appropriées. Je crois que vous ne vous rendez pas service en vous exprimant de la sorte et en attaquant des personnes qui sont aussi dans la salle. Je vous demande aussi d'être bref.

Catherine MILLET

J'ai un petit regret car j'ai dans mes archives une photographie que j'aurais pu vous brandir, comme Jean-Philippe DOMECQ vient de vous brandir une image d'Alain SECHAS, et j'ai une photographie d'un tableau de Jean-Philippe DOMECQ. Vraiment, ce tableau est tellement moche, mal fichu que vous comprendriez très bien une certaine forme d'art qui se fait aujourd'hui.

Alain CUEFF

Je ne suis pas d'accord avec la façon dont vous attaquez votre voisin, Madame MILLET. Vous pouvez éviter et vous avez d'autres arguments, il me semble.

Catherine MILLET

C'est lui qui nous a mis sur cette piste du ressentiment.

Alain CUEFF

Et bien, ne jouez pas son jeu ! Cela semble très simple. Monsieur RODRIGUEZ, personne ne vous entend, malheureusement. Vous parlerez quand vous y serez invité, tout à l'heure. Je suis désolé mais il y a un certain nombre de règles à respecter pour que le débat avance. Je voudrais que l'on garde son calme et surtout, si Catherine MILLET me le permet, qu'elle évite de jouer un jeu qui est un jeu d'imbéciles et qui consiste à se livrer à des attaques personnelles. D'où qu'elles viennent, elles sont forcément malvenues.

Catherine MILLET

Je ne pense pas que ce soient des attaques personnelles. Une pensée a un fondement. Ce fondement est sur un certain travail qui s'est fait ou certaines tentatives du travail. Je suis désolée, la pensée de Jean-Philippe DOMECQ s'appuie en partie sur la peinture qu'il a essayé de faire et qu'il n'a peut-être pas faite, aussi sur une littérature qu'il a essayé de faire et qu'il n'a peut-être pas faite..

Alain CUEFF

Catherine, en tant que directrice d'"Art Press", je pense que vous avez de meilleurs arguments à faire valoir, sinon ce type de réaction.

Catherine MILLET

Alors, en tant que directrice d'"Art Press", je ne peux pas ne pas répondre sur l'accusation de censure par DOMECQ. En effet, à la suite du dossier que nous avons publié sur ce numéro de Krisis, nous avons reçu une lettre - c'était la première, reçue par coursier. C'était la réponse de Jean-Philippe DOMECQ, demandant qu'on la publie. Cette lettre est arrivée après le premier édito où j'annonçais que nous allions publier un dossier sur ce numéro de Krisis. Et dans un premier temps, j'ai écrit à Jean-Philippe DOMECQ et lui ai dit que nous allions préparer quelque chose d'encore plus important sur ce numéro de Krisis, il y aurait peut-être d'autres choses à envisager. " Attendez donc le numéro d'Art Press avec tout ce dossier pour nous répondre ". C'est ce qui a été fait de part et d'autre. Il nous a envoyé en effet une deuxième lettre, et je le reconnais, ce ne sont que de grands extraits que nous avons publiés. Alors, je vais expliquer pourquoi. Jean-Philippe DOMECQ était mis en cause dans un édito. Normalement, la loi nous impose de publier comme droit de réponse dans les mêmes proportions d'espace que l'article qu'il met en cause. Jean-Philippe DOMECQ nous a envoyé une lettre extrêmement longue de plusieurs pages. Il y aussi des raisons techniques qui nous ont empêché de faire aussi long. Mais enfin, on a publié les extraits, en ouverture du journal. C'est aussi la règle du jeu de la polémique de "re-répondre".

S'il veut nous réécrire, on le republiera et ... je trouve que parler de censure alors même que j'avais pris la précaution de lui dire "'Vous savez, on va vous attaquer plus fort. Alors, attendez ces attaques pour nous répondre", c'est quand même un peu exagéré.

Moi, je trouve cela formidable la façon dont le débat est organisé car on nous a dit que surtout, on ne parlerait pas de Krisis ; on s'est excusés aussi auprès de nous, en nous disant que Thierry de DUVE avait demandé à prendre la parole en premier ...

Alain CUEFF

Parlons des choses qui intéressent les gens ici ! Catherine, on ne va pas continuer une querelle procédurière, cela suffit.

Catherine MILLET

On peut quand même exprimer sa mauvaise humeur sur la manière dont les choses sont organisées. Je suis désolée. C'est Thierry de DUVE qui a parlé de Krisis et je ne vois vraiment pas pourquoi je ne pourrais pas répondre sur ces questions. Je ne peux pas laisser Jean-Philippe DOMECQ dire que Krisis est une revue qui a été créée pour s'éloigner de l'extrême droite. Il est complètement tombé sur la tête.

Alain CUEFF

Tout le monde a compris, Catherine. Je pense que maintenant, les choses sont bien claires. Krisis est une revue dirigée par Alain de BENOIST, et passons à autre chose, sans quoi nous n'allons parler que de cela, et cela me semble faire une publicité imméritée à la revue, et, de toute façon, ce la n'appartient pas au débat que nous nous étions convenus d'avoir cet après-midi.

Catherine MILLET

Je voudrais juste poser une question à Jean-Philippe DOMECQ pour lui demander si Bertrand LAVIER est un artiste qui l'intéresse. Pourquoi je pose la question ? Parce que je veux essayer de rentrer dans le cœur du débat. L'un des arguments de Jean-Philippe DOMECQ était de dire que l'art contemporain et ceux qui le défendaient, étaient obsédés par le ready-made. Or, Bertrand LAVIER est un artiste contemporain qui travaille à partir, très souvent, d'objets tout faits, ready-made, et l'intérêt d'un travail comme celui-là, c'est qu'il met précisément en crise la notion de ready-made. Il y a eu des textes, des réflexions, des discussions sur ce sujet. Si j'avance cet exemple très précis, c'est pour dire que nous ne sommes pas dans une tradition qui aurait des modèles. Aujourd'hui, les gens qui travaillent avec des objets fabriqués industriellement ne sont pas forcément des gens qui se situent dans la tradition du ready-made.

Jean-Philippe ANTOINE

J'étais venu avec l'idée qu'on allait parler de la question qui était posée dans le débat : "L'art contemporain existe-t-il ?". Il m'a semblé qu'il y avait une ou deux ambiguïtés qui je voudrais proposer à la sagacité de mes voisins et du public. D'abord, c'est une expression qui n'a pas toujours été utilisée, qu'elle a acquis institutionnellement depuis une trentaine d'années, et elle a pour beaucoup remplacé l'idée d'un art d'avant-garde, ce qu'on a appelé aussi l'art vivant. En même temps, c'est une expression très ambiguë car, d'un côté, l'art contemporain, c'est l'art qui est fait par des artistes aujourd'hui, et dans ce cas, tout artiste actuel est contemporain, et tout l'art qu'il fait est contemporain, cela n'a donc aucun caractère discriminatoire ; de l'autre, c'est une expression très forte qui est utilisée comme un jugement de valeur.

Déclarer que quelque chose est contemporain, c'est dire que c'est bien, ou c'est mauvais, mais globalement. Etant donné que cela n'a ni pouvoir discriminatoire, ni descriptif, cela permet des jugements globaux. A la question qui était posée, j'avais envie de répondre soit "Non, l'art contemporain n'existe pas", c'est-à-dire que comme pouvoir descriptif, c'est une catégorie nulle, d'éloge ou de blâme mais ne permet en particulier aucune critique des œuvres - par critique, j'entends quelque chose qui parle véritablement des œuvres, pas des différentes catégories de l'art à l'écart des artistes qui les font, à l'écart des œuvres quelque soit leur nature car une œuvre conceptuelle a, en un sens, une matière même, si ce n'est pas la même que celle de la peinture ; soit si cela signifie "Est-ce que les artistes existent aujourd'hui ?", cela me paraît très néfaste, car je ne vois pas pourquoi aujourd'hui les artistes devraient justifier leur droit à exister.

Jochen GERZ

Les occasions de s'exprimer ne manquent pas dans cette affaire, ni l'intérêt public pour ce débat sur l'art contemporain, en France. Au contraire. On a l'impression que chacun et tout le monde a quelque chose à dire sur ce thème. Malgré tout, je ne peux pas dire avec certitude de quoi on parle. L'art contemporain français, ou l'art contemporain tout court, ou l'art moderne en général. J'ai l'impression que rien n'est dit, que presque tout est caché et que personne ne veut rien dire. Partons de l'art contemporain en France.

Je sais qu'il y a des organismes qui ont le courage, l'expression culturelle contemporaine dans chacun de leur pays. Par contre, parler d'art en termes de nationalité, je cite, "d'italianité et de germanité, est pour les historiens d'art une décision à prendre". Dans ce cas, nous quittons le débat technique et on ne doit pas s'étonner si ce débat ne reste pas longtemps le nôtre. L'art contemporain n'est pas une donnée naturelle ou un axiome politique ou philosophique. Il s'agit d'un consensus récent et malgré le succès relatif culturel en général, une donnée sociale fragile. Ce consensus veut dire bien qu'on ignore le rendement concret des activités artistiques contemporaines, on entend que ces expressions fassent partie de notre engagement, notre solidarité, de notre témoignage, de notre joie et de notre risque à vivre aujourd'hui. Bien sûr, ici, c'est en France sinon où ? Mais le consensus ne pourrait pas avoir lieu s'il n'existait pas ailleurs aussi. Donc, provoquer un débat sur l'art contemporain à partir d'un seul pays est une drôle de décision à prendre pour les historiens d'art. Si le roi n'est pas content de son peuple, dit Bertold BRECHT, il change de peuple.

Les historiens d'art qui vivent de l'art de ce siècle, et quelques-uns pas mal, ne doivent pas oublier qu'il n'y a pas de loi fondamentale, rien dans la Bible ou dans la Constitution concernant le droit de chacun à être entouré d'office par des chefs-d'œuvres contemporains qui, de surcroît, doivent ressembler à ceux d'antan. Il faut leur rappeler que PICASSO a été, il n'y a pas si longtemps, un artiste contemporain. Est-ce que ce n'est pas lui que visent ces attaques contre l'art contemporain ? Est-ce que nous allons sauter enfin, à la fin de ce siècle, dans le XIXe siècle ? Personne ne nous doit un art éternel, surtout pas l'art, et même pas les artistes. S'il est possible pour l'historien d'art, de se lever pour dire "L'art contemporain ne m'apporte rien", il est possible aussi de lui demander ce que vous apportez à l'art contemporain. La vraie critique de l'art est difficile. Elle revient à une critique de soi-même et c'est ce qui a nourri l'art du XXe siècle et c'est ce qui restera. Cette recherche désespérée du déjà-vu, de l'habitude déguisée en sens, en signification, n'est-ce pas la routine académique qui tourne au vinaigre ?

Le sens est beau en effet, mais la recherche du sens est un non-sens. Vivre son temps est beau d'abord parce qu'il n'y a pas d'alternative et aussi parce que c'est la seule et unique chose que nous ayons en commun. Sans cela, toute communication, l'art inclus, serait lettre morte. Parler sans cesse des exigences de l'œuvre d'art pour mieux fustiger les expressions de son temps n'est pas faire preuve d'œuvre. Celui qui se plaint d'un art contemporain passif n'est pas nécessairement actif. L'art contribue à ce qu'il dénonce. L'art est un effort qui dépasse l'artiste et l'œuvre. Ce serait trop commode. Il y a assez de juges sur les gradins, ce qui manque, ce sont les joueurs. A bas les gradins ! S'il n'y a pas d'art contemporain en Californie, pourquoi y a-t-il des directeurs de musées d'art contemporain, d'art moderne ou de PICASSO en Californie ? Pourquoi ne pas démissionner, Monsieur le Directeur ?

Les uns réduisent les budgets de la culture - presque tous les gouvernements actuels en Europe -, les autres commencent, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à réfléchir à voix haute à leur programme culturel - LE PEN en France, HEIDER en Autriche, INGRITCH aux Etats-Unis. Au même moment, les anticipateurs attitrés de la vie intellectuelle en France, fleurons de l'exportation, se retournent contre l'art, le présent, le futur. Ces coïncidences, à la fin d'un siècle qui a pourtant tout fait pour s'ériger comme un tabou contre toute tentation de retour à l'âge d'or, sont vécues ici de façon insulaire. Pourtant, il n'y a aucun doute qu'aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Autriche et en Allemagne, pour ne citer que quelques pays qui sont donnés comme modèles quand on se lamente en France, il y a des discussions comparables et sur le même thème. Ce qui est différent, c'est le masochisme du petit et encore tout tendre milieu d'art contemporain qui met ici en scène lui-même et son autodestruction. Ce ne sont pas les apprentis de notre milieu qui font peur, ce sont ceux qui vont se servir d'eux. Pour cela, l'art s'est bien arrêté avant Jean CLAIR.

Si nous ne savons pas dans quelle époque nous vivons, si nous ne vivons pas notre temps, nous ne pouvons pas parler d'art. Et si on tient compte de ce qui s'est passé en Europe seulement, pendant le XXe siècle, le manque de qualité, de beauté et de talent de l'art de nos jours est une pacotille, une pure mondanité. Nous revenons de si loin. L'art d'aujourd'hui n'est pas mort et n'a pas survécu dans le Louvre, mais dans les fours crématoires. L'art est frileux en France, et alors ? Parlons de nous, parlons de notre passage ici et maintenant. Parfois, si on ne voit rien venir, il faut avoir envie de voir.

Alain CUEFF

Merci beaucoup, Jochen GERZ. Merci surtout pour le ton et le niveau de votre intervention qui pourrait peut-être permettre de resituer le débat.

Jean CLAIR

Je voudrais juste prendre la parole deux minutes, dans la mesure où il me semble avoir été vaguement attaqué sur l'histoire du Musée PICASSO et sur le fait que je devrais abandonner la direction de ce musée, n'ayant pas conscience de ce qu'est l'art contemporain. Je crois que Monsieur GERZ est un bon exemple de cette sophistique dont parlait tout à l'heure Monsieur Thierry de DUVE dans son allocution. Ceci dit, quand on analyse, avec un tout petit peu de recul le côté sophiste de son argumentation, on n'a plus tellement envie de rire. Par exemple, les gradins. C'est vrai que les gradins sont très embêtants dans la mesure où cela vous donne une position d'apparente supériorité par rapport au public, on peut dire aussi que les gradins sont très utiles pour vous désigner à la vindicte publique quand vous dérangez un auditoire ; on voit tout de suite à qui on s'adresse, quand on voit des gens sur des gradins. Donc, ce genre d'argument se retourne aussi facilement qu'il s'envoie.

Deuxièmement, Monsieur GERZ termine l'exposition "Face à l'histoire" qui a été démolie tout à l'heure parce que c'est une expression calamiteuse. Il aurait peut-être pu s'abstenir de participer à cette exposition, et peut-être démissionner puisqu'il m'encourage à démissionner du Musée PICASSO. Je dirai pourquoi je ne démissionne pas du Musée PICASSO : parce que c'est un musée qui marche très bien. On a 500.000 visiteurs par an, l'exposition "Le Portrait" a très bien marché, merci, on a 250.000 enfants qui viennent tout au long de l'année et on vient d'acheter l'un des plus grands papiers collés de PICASSO qui était bloqué en douane, donc je crois que cela ne marche pas mal et je ne vois pas pourquoi je démissionnerais.

Philippe DAGEN

Je n'ai pas énormément de choses à dire. Je suis le premier à déplorer et peut-être pour la première fois dans l'après-midi, à être d'accord avec Jean CLAIR, que ces débats, ces interrogations ne puissent en aucun cas se détacher de considérations d'ordre strictement personnel ou tactique. Je croyais moi aussi qu'on n'évoquerait pas aujourd'hui le problème d'une certaine revue. Je n'ai pas l'intention de l'évoquer, simplement pour dire qu'en effet, on aurait pu faire l'économie de certaines accusations et entrer dans la psychanalyse des gens, c'est encore une autre histoire.

Je voudrais juste faire quelques remarques, banales. La première en écoutant la totalité des intervenants. Les mots que l'on se jette au visage sont évidemment jetés sans aucune définition préalable. C'est plus commode, on gagne du temps. Il n'est pas certain que l'on y gagne en clarté. La fameuse expression "art contemporain", je vous avoue qu'à force de l'entendre, je finis par la prendre complètement en grippe. Ou bien on s'en tient à la définition minimale qu'a proposé Jean-Philippe ANTOINE tout à l'heure, est art contemporain l'art qui est notre contemporain chronologiquement, ou on parle d'autre chose. On parle d'art vivant, mais on cesse, par pitié, de fétichiser certaines expressions, adjectifs, comme s'ils avaient en eux-mêmes une valeur sacrée. Le contemporain parce qu'il est contemporain n'est pas sacré. On ne fera aucun progrès en entrant dans des querelles taxinomiques à propos de questions de cet ordre-là. Il serait peut-être plus utile, plutôt que de se battre sur ce contemporain ou pas, de se demander aussi pourquoi on s'obstine à employer comme un fourre-tout très commode le mot "art". Parce que, qu'on y mettre une majuscule ou une minuscule, une fois qu'on l'a prononcé, on croit avoir, sinon tout dit, du moins beaucoup dit.

Personnellement, si vous me pardonnez de faire état d'une expérience d'historien plutôt que de critique, tout ce que j'ai pu observer au cours du XXe siècle, c'est que ce mot n'a cessé d'être employé en recouvrant des disciplines, des pratiques, des exercices complètement différents les uns des autres. Ou bien alors on entend se livrer à une sorte d'inventaire, et alors on va m'expliquer - ce à quoi j'aspire depuis très longtemps, qu'est-ce que c'est l'art ? Où ça commence et où ça finit ? On va m'expliquer également pourquoi, telle pratique serait artistique a priori et pourquoi telle autre ne le serait pas. On rentre alors dans un type de querelle où les esthéticiens contemporains excellent, du reste. Querelle que l'on peut considérer comme un symptôme, ou comme une tentative de solution, mais, en tout état de cause, on n'en fait pas, là non plus, l'économie. Donc, si l'on emploie certains mots, on commence par dire exactement ce que l'on a en tête. Un exemple vraiment rudimentaire de ces problèmes de mots.

J'ai été très surpris d'observer que tel contributeur - qui n'est pas à la tribune aujourd'hui, a exprimé dans un article la conviction selon laquelle la photographie n'était pas un art. Cela heurte personnellement toute mon expérience, mes convictions et je me plais à penser que l'on pourrait là aussi faire l'économie de ce genre de controverse. Est ou n'est pas un art. Voyons ce qui se passe et se produit, et ensuite peut-être, on pourra se mettre à parler. Mais cessons de se jeter à la tête des vocables majuscules à propos desquels il est facile, pour la plupart d'entre nous, de développer des exercices de rhétorique mais ces exercices ne servent à rien, comme l'a dit Jochen GERZ. Et j'ai peur, pardon de le dire crûment, qu'une bonne partie des controverses qui nous ont sinon occupé - personnellement, je me suis pas mal ennuyé -, mais du moins agité aujourd'hui, aient été des controverses en pure perte, faute d'une quelconque approche intellectuelle du problème. C'est la première remarque que je voulais faire.

La deuxième remarque, pour rebondir sur une autre réflexion, à propos du masochisme du milieu français, il se trouve que, dans le courant de la semaine, pour une toute autre raison que notre débat - car ne vous illusionnez pas démesurément, ce débat ne passionne pas, d'un pôle à l'autre, la planète entière -, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec le directeur du Centre d'Art Contemporain de Madrid. On en est venu tout de même à parler de la présence de la France et de l'art français à l'étranger. Et cet homme qui, par ailleurs est francophile, m'a tout de suite dit "Vous savez, de toute façon, l'art français aujourd'hui ne nous intéresse pas, on sait bien qu'il n'y a quasiment rien d'intéressant qui se passe chez vous". Tout cela dit avec la plus parfaite courtoisie. Je ne crois pas d'ailleurs qu'il ait pu penser qu'il m'offusquait un instant en disant cela. Je veux simplement signaler à ce propos que le New York Times, le Frankfurter Allgemeine et autres journaux se sont fait l'écho d'un certain nombre de querelles hexagonales, que ces querelles ont pour premier effet - si tant est que cela soit encore nécessaire -, d'aggraver encore le mépris général dans lequel les artistes français se trouvent généralement confrontés à l'étranger. Je ne crois pas que ce soit en noyant le chien définitivement, en affirmant que l'art contemporain français n'a ni sens, ni existence, comme naturellement Jean CLAIR ne l'a pas dit mais qu'on lui a fait dire, qu'on puisse améliorer les choses.

Il y aurait tout de même un minimum de choses à garder, et ce minimum consisterait à demander si, par exemple dans une année comme celle où il y a la Biennale de Venise, il est particulièrement opportun de s'infliger à soi-même des volées de bois vert, encore une fois de se les infliger sans se demander pourquoi, en employant des rhétoriques à-tout-faire, et sans définir préalablement les termes dont on se sert. C'étaient deux remarques : l'une sur des problèmes de mots, l'autre sur cette espèce de propension - je ne sais pas si elle est nationale et historiquement on sait très bien d'où elle vient, propension à nous fustiger nous-mêmes.

Par ailleurs, pour tout de même essayer d'en revenir à ce débat puisque dans le formulaire qui nous avait été donné, il y avait des notions que l'on était supposé discuter : la notion de rupture, la notion de tradition. Bon, j'avais cru bon, pensant que notre propos était de discuter, d'essayer de comprendre des choses, qu'il était bon de réfléchir à certaines de ces notions. La notion de tradition. Ne serait-ce que d'expérience, pour avoir tout de même discuté avec des artistes, je sais à quel point c'est une notion d'usage à la fois commode et douteuse. Je me suis reporté à un certain nombre de textes, et ne sachant pas quel tour prendrait les choses, je voulais, et je vais faire néanmoins, en espérant qu'on pourrait enfin entrer dans le vif du sujet, vous lire, avec sa permission, deux citations des " Considérations sur l'état des Beaux-Arts" de Jean CLAIR que j'ai pris la peine et le plaisir de relire pour lui demander de nous expliquer - ce qui ne signifie pas de se justifier -, ce qu'il a voulu dire et pourquoi ces citations, moi, personnellement, me heurtent, et semblent mettre en jeu la notion de tradition d'une manière que je ne crois pas historiquement juste et, à bien des égards même, acceptable.

Je fais les choses de la manière la plus universitaire possible, j'utilise donc Considérations sur l'état des Beaux-Arts, sous-titré "Critique de la modernité", publié chez Gallimard, en 1983, page 107 : "Or, il existe un génie de l'art d'un peuple, comme il existe un génie de la langue. Il existe une palette française, basée sur un accord de bleu et de rouge, qui commence à Jean FOUQUET et qui se continue jusqu'à MATISSE". Qu'est-ce que cette palette française ? Eventuellement, qu'est-ce que ce génie d'un peuple ? Pages 114-115 : "Sans doute le fascisme aura-t-il jeté un soupçon qui semble indélébile sur les idées de réalisme et de retour à l'ordre, sur les notions d'enracinement et de terroir, sur l'affirmation de la présence du passé et plus généralement tout ce qui semble jaillir d'un monde originel fait de passion et de sensibilité opposé au monde de la rationalité et de la technique". Mais, n'est-il pas temps de renverser la proposition de reconquérir sur le fascisme ce que la fascisme a conquis, contaminé et perverti, et le faire nôtre, à nous. Je ne crois que des notions comme l'enracinement et le terroir aient été seulement contaminées, mais qu'elles sont une partie prenante d'une certaine idéologie qui peut devenir une certaine esthétique.

Jean CLAIR

Je veux bien, très calmement, accepter de vous répondre. Simplement cela suppose que vous m'accordiez, si vous en avez la patience, une bonne dizaine de minutes. Parce que c'est un problème extrêmement compliqué et grave. On est sur le fil du rasoir. Si je peux commencer par une toute petite remarque biographique : je parle plusieurs langues et je me sens européen, de nationalité française.

Ceci dit, l'histoire de la palette française, ce n'est pas moi qui l'ai inventé. C'est quelqu'un auquel vous faites brillamment référence dans le petit papier sur Le Monde qui accompagne le dossier de presse : André CHASTEL, qui est invoqué pour mettre ce colloque sous son égide. Je ne suis pas tout à fait certain qu'il aurait apprécié cette captation d'héritage.. C'est André CHASTEL qui, dans ses cours à l'Institut d'art, nous apprenait, dans des années où on était apparemment moins hystérique, qu'il y avait effectivement une certaine tradition de la ligne française, dont on pouvait repérer les premiers chefs d'œuvres, dans la peinture romane, et qui se retrouvait à notre époque chez MATISSE. La même élégance, la même souplesse de la ligne, et une palette effectivement tricolore, bleu-blanc-rouge, qui est une dominante de l'art français, qui se retrouve par exemple dans "La Madone aux angelots" de Jean FOUQUET, au Musée des Beaux-Arts d'Anvers, mais je ne vais pas vous asséner une leçon d'histoire, et qui se prolonge aujourd'hui avec des peintres comme Henri MATISSE. Je ne vois pas ce qu'il y a de scandaleux à affirmer cette permanence d'une certaine tradition plastique, d'un certain chromatisme. C'est André CHASTEL, dans les années soixante, qui enseignait cela, à tous ses étudiants dont je fus, et en dehors de toute polémique du sang et du sol qui est en filigrane dans ce débat.

Encore une fois les positions nationalistes aujourd'hui, les positions sur l'italianité et la germanité qu'évoquait GERZ tout à l'heure, ce n'est pas en France qu'on les trouve. C'est en Italie et en Allemagne. Quitte à voir encore un énergumène monter à l'assaut de la tribune pour nous désigner à sa vindicte, c'est chez des gens comme BEUYS ou BASELITZ que cette tradition agressive est affirmée. Pas en France.

Pour la deuxième question, le fascisme, c'est une question beaucoup plus embarrassante parce que je ne vois pas comment répondre en quelques minutes.. J'ai sous les yeux à l'instant ce texte de Hannah ARENDT qui est tiré de "La crise de la culture". Je la cite parce que c'est vraiment la seule personne que l'on puisse citer ici sans s'attirer des soupçons. Elle rappelle que le mot culture relève de colere en latin, colere qui veut dire cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver. Et elle dit que "Ce fut au milieu d'un peuple essentiellement agricole que le concept de culture fit son apparition, et les connotations artistiques qui peuvent avoir été attachées à cette culture concernaient la relation incomparablement étroite du peuple latin à la culture". Et elle ajoute même en exemple la création du célèbre paysage italien. Ce n'est pas CREMONINI qui va me démentir là-dessus. Alors, effectivement, c'est Hannah ARENDT qui parle de cet enracinement et des origines presqu'agricoles de la culture. C'est de ce côté-là qu'il faut chercher les références.

Si on m'avait dit les sujets qu'on allait aborder ce soir, et si le côté heideggérien de Hannah ARENDT dérange quelques personnes dans cette salle, puisqu'elle fut l'amie de HEIDEGGER, je dirai que j'aurais pu citer Cornelius CASTORIADIS qui a été le fondateur de socialisme et barbarie, et qui, à propos de l'enracinement culturel, et de la crise identitaire de la France d'aujourd'hui, a à peu près fait la même analyse que Hannah ARENDT. Alors, concernant ce qui s'est passé en Allemagne, la façon dont un certain patrimoine linguistique et iconographique allemand, a été confisqué, contaminé, perverti, infecté par l'usage qu'en ont fait les nationaux-socialistes, bien avant même leur arrivée au pouvoir, on se pose la question de savoir ce que l'on peut faire après cette maladie qui a atteint le cœur même de la langue et le cœur même du patrimoine iconographique.

Il y a un livre extraordinaire que j'ai cité l'autre jour à la télévision, mais je n'avais pas eu le temps d'en parler plus, je remercie Philippe DAGEN de me permettre d'en parler plus, Lingua Persii Imperii d'un philologue juif allemand, Victor KLEMPERER qui était le neveu du musicien. Cet homme qui a échappé au camp de concentration, a été envoyé en camp de travail, à Dresde, et a étudié pendant des années comment la langue, la langue de GOETHE. Au passage, je relèverai une sottise commise par Madame Catherine MILLET, sur la couverture d'Art Press, parce qu'elle oppose le gothique qui serait apparemment l'image, à l'helvetica de nos braves suisses, en opposant évidemment la modernité à la réaction. Mais, est-ce qu'elle sait que c'est HITLER lui-même qui a interdit le gothique en Allemagne parce qu'il voulait une langue qui soit une langue moderne et ouverte au monde entier ? Voilà cet espèce de contresens absolument scandaleux qu'une soi-disant classe d'intellectuels française se permet de faire.

Je crois qu'il faut aller plus loin, et justement aller au-delà de cela et préciser que quand HITLER a bien voulu interdire le gothique, c'est quand il s'est rendu compte de sa nature juive, qu'il a interdit le gothique et non pas pour je ne sais quelle autre raison.

Jean CLAIR

Je vous remercie de cette précision et je vous signalerai qu'il y a quelques journaux en allemand, le plus brillant intellectuellement qu'est le Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui continue de faire ses titres et ses sous-titres en gothique, cela ne veut strictement rien dire pour l'Allemagne.

Catherine MILLET

C'est quand même un graphisme qui était très présent dans les images empruntées aux revues nazies que nous avions reproduites dans ce numéro d'Art Press.

Alain CUEFF

Je vous en prie. On a essayé, pendant une demi-heure, de faire un effort pour revenir au sujet. Alors ne redérivons pas. Ces histoires de lettres gothiques.. Le Monde aussi a ses titres en gothique, et alors ? Revenons au fond.




Débat dans la salle



M. RODRIGUEZ

Je voudrais, Monsieur DAGEN, que vous assumiez vos responsabilités. Et c'est vous, Monsieur DAGEN et vous, Madame MILLET, qui avez enclenché le débat sur le point de vue politique, essentiellement. Ne jouez pas aux innocents, Monsieur DAGEN. Vous savez très bien que votre engagement n'est que politique, et pas du tout esthétique puisqu'au niveau esthétique, vous défendez les mêmes valeurs que Monsieur Jean CLAIR. Ce n'est pas vrai, vous n'êtes pas un moderniste. On connaît très bien vos goûts, vos choix. Vous défendez Martial RAYSSE qui, l'autre jour dans Le Monde, a bien annoncé qu'il avait renié la modernité pour ne s'adonner qu'au classicisme. Vous rejoignez les idées de Jean CLAIR. Alors, ne venez pas donner des leçons de modernité sous des prétextes fallacieux. Vous injuriez des artistes tenant la modernité, des artistes allemands qui n'ont rien de fasciste et d'antisémite que vous avez calomnié odieusement lundi soir. Je voudrais que vous vous expliquiez à ce sujet. Vous croyez que vous vous servez de la modernité en injuriant des artistes qui n'ont même pas la possibilité de s'exprimer, puisque BEUYS est mort, et les autres sont en Allemagne.

Philippe DAGEN

Catherine MILLET et moi-même, au Cercle de Minuit, avons fait référence à un fait connu de tout le monde, extrêmement simple, qui consiste à rappeler que Joseph BEUYS a été, pendant plusieurs années, un soldat de la Wehrmacht. Quand il a été descendu, il n'a rien eu de plus urgent que de rejoindre les rangs des milices qu'en 1945, HITLER avait formé, pour se battre contre l'Armée rouge. C'est tout. Si cela vous gêne, tant pis. Bien sûr, j'ai dit que son art véhiculait une certaine poétique de la terre qui m'est absolument antipathique. Et alors ?

Alain CUEFF

En l'occurrence, Monsieur RODRIGUEZ, il est inutile de reprendre cette conversation, dans la mesure où nous avons un cas exemplaire en la personne de CELINE. Et cette question a déjà été agitée à maintes reprises. Je voudrais poser une autre question très courte, et plutôt que nous nous interrogions sur les faits eux-mêmes, ce qui m'a choqué, c'est la façon dont Catherine MILLET et Philippe DAGEN ont parlé de Joseph BEUYS, en disant "Nous ne pouvons pas adhérer à Joseph BEUYS".. Monsieur RODRIGUEZ.. Vous avez déjà eu la parole. Soyez gentils.. Je vous demande - si vous voulez bien que ce débat ait encore un peu de tenue, un peu de sens - de laisser au moins Philippe DAGEN répondre à la question qui lui a été posée..

Philippe DAGEN

Je ne me souviens pas avoir employé le mot "adhérer". Ce que j'ai voulu dire, simplement, et que je maintiens parfaitement, c'est qu'il y a des œuvres dans lesquelles je ressens des sympathies qui ne sont pas les miennes. La sympathie de BEUYS pour un certain nombre de valeurs, de mythes me semble profondément désagréable. A l'inverse, je me retrouve beaucoup plus proche des idées, ou au fond, du sens moral qui peut s'exprimer dans d'autres œuvres, y compris des œuvres d'artistes allemands car nous n'avons absolument pas parlé des œuvres de BASELITZ ou de KIEFFER, contrairement à ce que vous voulez faire croire. Donc, il s'agit simplement d'un point de morale. C'est tout.

Jean CLAIR

J'aimerais apporter une précision sur l'histoire de Joseph BEUYS. Je crains, en apportant cette précision, de me faire écharper. Je rentre de Francfort, où il y a actuellement une exposition à la Paulskirche sur la Wehmacht et son rôle dans les crimes allemands pendant la guerre. C'est une exposition qui draine énorme de jeunes allemands, et je souhaiterais qu'on ait le courage, en France, de faire une exposition sur un sujet similaire - on en trouverait -, et en particulier, cette exposition est faite pour montrer qu'il n'y a pas eu des criminels de guerre qui se seraient appelés la Gestapo et la SS, mais qu'il y a eu une culpabilité générale de l'ensemble des forces engagées sur le front de l'Est, du côté de la Serbie, de la Russie soviétique à l'époque. En particulier, la sixième armée, c'est-à-dire l'armée où combattait Joseph BEUYS.

Jean-Philippe ANTOINE

Ce qui s'est dit sur BEUYS me gêne. En particulier la comparaison entre BEUYS et CELINE. Que BEUYS ait fait la guerre, il ne l'a jamais nié et je crois même que son travail d'artiste est parti de la culpabilité et de la dépression, de la maladie qu'il a éprouvé après la guerre, comme d'autres allemands. Donc, entre un CELINE qui a pensé que raconter ses voyages à la fin de la guerre et a continué à tenir des propos antisémites ou autres, et le travail de BEUYS, il y a une différence assez considérable.

La seconde, c'est que je vois mal comment le travail de BEUYS qui reprend beaucoup de thèmes de la culture allemande, et est amené à traiter la question de ce qui est advenu de cette culture avec le nazisme, comme l'a bien dit Jean CLAIR tout à l'heure, il faut ne pas avoir les yeux en face des trous pour voir que le travail de BEUYS aurait été au premier plan d'une exposition d'art dégénéré et nazi. Donc, ici encore la forme du travail a un sens et que ce sens n'a rien à voir avec une quelconque sympathie soit pour le nazisme, soit pour des idéologies voisines, des thèmes nazis.

Par contre, qu'il ait travaillé avec ces matériaux, il n'y a aucun doute là-dessus. C'est juste une mise au point, mais il me semble qu'elle est caractéristique de la façon dont on ne prête pas attention, depuis très longtemps dans ce débat, aux œuvres, aux formes qu'elles prennent. On ne décrit rien. Faire un effort de description de ce qu'a fait BEUYS, c'est éliminer toute une partie de cette description assez stérile.

Jochen GERZ

Je voulais dire quelque chose sur deux mots : l'art contemporain. Une fois, on a dit, comme si c'était entendu, et c'est le cas pour une grande majorité dans cette salle, qu'il y a un malaise de l'art contemporain. Encore une fois, je vais dire malaise de l'art contemporain, en France. D'une certaine façon, l'art contemporain, c'est le malaise. La deuxième chose : l'art contemporain veut aussi dire rien d'autre que l'art d'aujourd'hui. Mais l'art d'aujourd'hui ?

Catherine MILLET

Quitte à déplacer un tout petit peu le débat par rapport à ces péripéties les plus récentes, je vais revenir au discours qu'on a entendu des artistes eux-mêmes. Parce qu'une chose a été dite et redite, et m'a beaucoup frappée et qui, finalement peut-être, peut venir aussi éclairer les positions des uns et des autres, des critiques et des historiens qui viennent à cette table.

Dans un premier temps, Alain SECHAS a parlé d'une certaine autonomie de son activité, et donc de l'art. Un peu plus tard, Catherine BEAUGRAND, qui n'est pas dans une sphère esthétique très éloignée de lui, a au contraire parlé du fait qu'elle pensait qu'il n'y avait pas d'autonomie pour l'artiste, qu'il travaillait dans un certain contexte.. Alors, cette opposition entre un art autonome et un art qui ne le serait pas, c'est une vieille histoire qui n'est apparemment pas réglée et elle continue d'alimenter la réflexion puisque deux artistes de la même génération, et donc pas sur des positions antagonistes absolument radicales, tiennent des propos contraires à son sujet. C'est peut-être là une des clés du débat.

Moi, me semble-t-il, les positions de Jean CLAIR correspondent à un refus de ce statut de l'autonomie de l'art, peut-être dans la société mais en tout cas, dans la pensée. Dans une interview récente qu'il a donné, il disait "La grande fallacité de la modernité, c'est d'avoir cru à l'autonomisation de l'art." D'ailleurs, le fait qu'il ait parlé d'autonomisation plutôt que d'autonomie est assez intéressant parce que, de mon point de vue, c'est que précisément une des fonctions de l'art est dans ce processus d'autonomisation. Il est bien évident que l'art ne naît pas de rien. C'est vrai que, lorsqu'on devient artiste, on est pris dans un contexte, on est l'héritier d'une tradition. Après tout, on est né quelque part et peut-être même, d'une certaine façon, appartient-on à son terroir. Mais, tout le fait d'être un artiste consiste précisément à s'arracher à tout cela et à prendre ses distances par rapport à tout cela.

Pour essayer de finir sur cette question et de relativiser les choses, il se trouve que, pour des raisons évidentes et d'actualité, j'ai eu à travailler sur la Documenta et à réfléchir sur l'histoire, ce faisant, sur son histoire. J'ai donc relu un certain nombre de choses qui s'étaient publiées et notamment, le nombre d'articles très importants que "L'Art Vivant", revue que dirigeait Jean CLAIR à partir de 1970, a consacré à la Documenta d'Harald SZEEMANN. C'est une documenta qui reste dans les esprits comme une documenta où on a montré beaucoup de choses d'avant-garde, chose qui était dans la grande tradition de la modernité, notamment dadaïste. A l'époque d'ailleurs, me semble-t-il, Jean CLAIR était très proche de ce qui se passait à la Documenta puisqu'il a publié une très grande interview d'Harald SZEEMANN, il a analysé très longuement et de façon très intéressante cette Documenta. Mais, une chose ressortait déjà de cette analyse : la question de savoir, et le mot est approprié, savoir si l'art relevait du voir ou du savoir. Dans cette citation plus récente que je faisais tout à l'heure, à propos de l'autonomisation de l'art, Jean CLAIR terminait en regrettant que l'art n'était plus comme à l'époque de l'humanisme classique, lié aux disciplines du savoir. D'ailleurs, toute son exposition "De l'âme au corps" a été la démonstration qu'il y aurait un déclin de l'art à partir du moment où il perdait ses relations avec les disciplines du savoir. Et la relation de tout cela avec, par exemple, la Documenta très avant-gardiste de Harald SZEEMANN, on le trouvait dans une interview de BAZENBROCK, un des critiques qui avait participé à la préparation de cette Documenta, qui avait des positions assez radicales, qui disait quelque chose comme "Aujourd'hui, l'artiste doit assumer, dans la société, la place de l'ingénieur ou du professeur. Il doit être en quelque sorte un élément organique dans cette société." Que ce soit ce lien aux disciplines du savoir que Jean CLAIR regrette, ou que c'eut été dans la philosophie de la Documenta V, l'image de l'artiste organique assumant une fonction, dans les deux cas, il y a une instrumentalisation de l'art. C'est cette question-là qui me paraît être finalement un nouveau, et on peut s'en étonner parce qu'elle a déjà été débattue, en partie en question dans ce débat.

Catherine BEAUGRAND

C'est un point qui peut paraître de détail mais qui me paraît capital. Je n'ai pas parlé de l'autonomie de l'art, mais de l'autonomie de l'artiste. Et j'ai dit qu'il n'y avait pas, à mon sens, d'autonomie de l'artiste. Cela n'a rien à voir avec l'autonomie de l'art. Cette confusion est assez intéressante parce que je crois que, très souvent, on joue l'artiste contre l'art.

Jean CLAIR

Je n'ai pas grand chose à répondre à l'analyse de Catherine MILLET qui est, j'allais dire pour une fois, très juste. Mais, simplement..

Alain CUEFF

Monsieur, s'il vous plaît, dans deux minutes, vous aurez la parole. Qu'est-ce que cela peut faire qu'il soit 18 heures ? Quelle importance ? Cette personne a déjà parlé ce matin, je vous remercie.. S'il vous plaît.. Mais, énervez-vous, Monsieur.. Demandez un micro.. Qu'il s'exprime, le Monsieur..

Il faut tout de même savoir où on en est puisque vous parlez encore autour de ce podium d'aller de l'avant. Moi, demain, pour me rafraîchir un peu après tout cela, je vais aller au Louvre. Parce que vraiment, il y a une prétention à la nouveauté qui vient supplanter l'art, qui est décevante. D'ailleurs, ici, il n'y a pas très longtemps, on a installé "La Mode" ou des choses comme cela. Je n'ai rien contre. Je suis pour la multiplicité. Je ne suis pas pour définir l'art une bonne fois pour toutes. On est en train de la définir en disant que l'art, c'est des concepts. Bon, ma façon à moi de voir l'art, c'est justement comme voir un vide dans le discours, dans les concepts, dans le savoir. Et, par conséquent, au Louvre, c'est encore du vide. Ici, c'est de la parole.

Alain CUEFF
Effectivement, cette journée est prévue pour que nous échangions un dialogue. Philippe DAGEN voudrait vous répondre.

Philippe DAGEN

Je voulais juste signaler à notre interlocuteur que, le fait qu'il aille au Louvre demain est une excellente idée et lui rappeler que pendant toute sa vie, CEZANNE allait tous les matins au Louvre pour faire du nouveau l'après-midi et qu'il n'y voyait pas de contradiction, comme vous.

Je voudrais juste intervenir sur un point sur lequel je voudrais avoir votre sentiment. Il me semble qu'il a été évoqué tout à l'heure par Monsieur BUSTAMANTE le regard du public. S'il y a aussi une crise de l'art contemporain, c'est aussi un manque et une crise du statut du regard sur l'œuvre, et donc le rapport de l'art avec son public. Monsieur BUSTAMANTE a soulevé la question de celui de l'initiation à l'art et je voudrais avoir votre sentiment sur ce point car l'art, c'est d'abord fait par les regards de ceux qui vont l'actualiser.

Philippe DAGEN

Sur le problème de l'initiation, je peux vous répondre de manière tout à fait précise, et technique. Cela fait une bonne quinzaine d'années que j'enseigne l'histoire de l'art, et cela fait beaucoup plus que, régulièrement avec un entêtement tout à fait inutile, nous réclamons, nous, les enseignants, les conservateurs, nous réclamons l'introduction de l'histoire de l'art auprès de l'Education Nationale dans les lycées. Et, avec non moins d'obstination, en arguant de raisons budgétaires ou d'aucune raison du tout, en ne répondant simplement pas, nos vœux ont été systématiquement soit écartés soit simplement ignorés. Puisqu'il a été fait allusion à André CHASTEL, André CHASTEL, peu avant sa mort, avait écrit un rapport destiné au Premier Ministre et consacré à l'enseignement de l'histoire de l'art, ce rapport, pas plus que nos tentatives, n'a jamais été suivi, du moins en ce qui concerne l'enseignement dans les collèges et les lycées. En la circonstance, les interlocuteurs auxquels vous vous adressez, qui sont pour la plupart des représentants du ministère de la Culture, ne sont pas les bons interlocuteurs. Il s'agit du ministère de l'Education Nationale et il se fiche complètement de l'enseignement de l'histoire de l'art, en France.

Jean CLAIR

J'abonderai dans le sens de Philippe DAGEN. Il est évident que nous payons actuellement durement cette exception française, une fois de plus, qui est l'absence de l'enseignement de l'histoire de l'art, dans les lycées et collèges. Cela existe partout en Europe, en Allemagne, en Angleterre, évidemment en Italie. En France, non. Il est évident qu'en ce moment, on est en train de vérifier les conséquences dramatiques de cette carence : les expositions, les musées, tout cet appareil culturel extrêmement coûteux qu'on a bâti, qui a connu une espèce d'apogée à la fin des années 80, parce que c'était la curiosité, des choses toutes nouvelles qu'on offrait à la curiosité du public, aujourd'hui, connaissent une chute dramatique du point de vue de la fréquentation. Chute dramatique de fréquentation des grands musées, des expositions, absence du public dès qu'on leur propose une exposition autre que les grands machins balisés TOULOUSE-LAUTREC et ses bordels, VAN GOGH et son oreille coupée, mais si on fait MANZONI, il n'y a personne. Donc, cette absence de travail, en un mot, fait qu'aujourd'hui, en aval, on aboutit à une catastrophe. Donc, véritablement, la chose fondamentale - et je regrette qu'il ait fallu six heures et demie pour en parler - c'est bien cette absence d'enseignement de l'histoire de l'art, cette école de la visibilité, cette école du regard que l'on devrait apprendre aux enfants dès le lycée. Cela me paraît évident. Quand je dis histoire de l'art contemporain, cela ne veut évidemment pas dire cette espèce de truc hybride , imaginé dans la foulée de 68 qui sont les agrégations d'arts plastiques.

Alain CUEFF

S'il vous plaît ... Soyez gentils ...

Intervention dans la salle

Je voudrais simplement non pas entrer dans la discussion, ni entrer dans la polémique. Juste apporter un témoignage rapide. Je voulais dire que, par rapport à Philippe DAGEN, j'enseigne l'histoire de l'art depuis 1960 très exactement. Donc, je me fais l'effet d'un crocodile, ici. Je suis absolument en désaccord avec tout ce qui a été dit à propos de l'histoire de l'art. Je veux bien qu'il y ait d'autres discours que l'histoire de l'art sur l'art, et même, à la limite, que le discours de l'historien de l'art soit un discours débile. Mais je refuse que l'on s'arroge le droit de s'accaparer ce terme d'histoire de l'art, alors qu'on n'en fait pas et qu'on fait autre chose qui peut s'appeler critique d'art, que je respecte absolument mais qui n'est aucunement de l'histoire de l'art. Je voulais aussi indiquer ceci : l'histoire de l'art contemporain en France n'existe pas 1960, mais existe depuis très exactement 1969. C'est un fait qui date de la réforme Edgard FAURE. Voilà un premier point.

Deuxième point : à propos de l'art contemporain, je voulais dire ceci avec force. Le mot contemporain n'a jamais été employé, sauf par rapport aux catégories historiques. Ce sont les universitaires qui sont historiens, et qui occupaient le champ à cette époque, qui s'appellent historiens contemporains, et l'histoire contemporaine commence, quand j'ai commencé à enseigner, en 1789. Donc le terme de contemporain, dans toute cette affaire, est utilisé à tort et à travers. C'est simplement une catégorie, comme moi je m'appelle Claude, et qui permet de me situer. Alors, le tout, comme disait Philippe DAGEN, c'est de s'expliquer sur les mots. Evidemment, quand on s'énonce comme contemporanéiste et qu'on travaille sur PICASSO, on fait rigoler tout le monde. Il suffit de s'exprimer. Dernier point qui me paraît essentiel de ma participation : lorsque j'ai commencé à enseigner l'histoire de l'art et que je parlais de DUCHAMP, les étudiants se réfugiaient tous sous les tables pour rigoler. Ce qui me paraît essentiel, c'est que depuis huit ans, les choses sont différentes. En effet, et les producteurs d'art, c'est-à-dire les artistes, qui font, eux, l'histoire de l'art et les différentes instances, y compris "L'Art Vivant" de Jean CLAIR qui était, à cette époque, la seule revue sur laquelle on pouvait se fonder pour essayer de produire un discours sur l'art contemporain, ont fait leur travail et il faut s'en rappeler.

Je voudrais juste pouvoir prendre la parole en tant qu'artiste, me déplacer et je vous expliquerai pourquoi. Voilà. Il me semble que l'on a beaucoup parlé de l'art, aujourd'hui et à la fois peu. Si l'art moderne se définissait essentiellement par la vue, l'art contemporain, comme la cuisine, s'adresse à tous les sens. La vue, l'odorat, le goût, le toucher et l'ouïe. Surtout l'ouïe, lorsque le chef plonge le homard vivant dans l'eau bouillante..

Je voudrais poser une question à tous les gens qui sont à cette table. J'aimerais qu'il y répondent de façon très, très courte. Pourquoi l'art français n'est-il pas reconnu internationalement ? Et je vous demande de prendre vos risques.

Catherine MILLET

D'abord moi, je ne parlerai pas d'art français parce qu'en ce moment, les susceptibilités sont un peu émoussées. Il faut faire attention au vocabulaire que l'on emploie. Alors, en ce qui concerne l'art en France, pourquoi n'est-il pas suffisamment reconnu à l'étranger ? Je suis désolée mais il n'y a pas de réponse courte. C'est une question relativement complexe, qui tient d'abord, je crois, à des questions d'ordre économique. Cela veut dire que c'est le marché qui, sur la scène internationale, le marché français n'est pas suffisamment fort pour réussir à imposer des artistes qui travaillent en France. Pourquoi y a-t-il un marché faible en France, y compris encore maintenant, alors que ce marché a redémarré partout ailleurs ? C'est parce qu'il n'y a pas assez d'amateurs d'art pour l'art contemporain en France. Pourquoi n'y a-t-il pas suffisamment d'amateurs d'art en France ? Parce qu'en effet, peut-être, dans l'enseignement, le boulot d'initiation n'est pas fait.. Donc, il n'y a pas de réponse simple..

Jean-Philippe DOMECQ

Une réponse courte. J'ai du mal à raisonner en terme d'art français, comme je le disais tout à l'heure. Je pense tout de même que votre diagnostic est en partie juste. Il y a probablement toute une fraction de l'art contemporain qui est, en ce moment, occulté et qui, si elle était moins occultée, si elle émergeait, donnerait une vision probablement plus probante à l'extérieur.

Jean-Philippe ANTOINE

Peut-être que comme vous et comme d'autres, les artistes devraient voyager davantage. Peut-être que les critiques devraient voyager plus aussi.

Jean CLAIR

J'opposerai l'exemple britannique. Simplement si je le fais, on va m'accuser de "thatchérisme". C'est embêtant. Je ne suis pas pro-Thatcher. Simplement, je constate que, pendant que les artistes français devenaient des assistés avec ce que cela suppose, c'est-à-dire avec une perte du sens de la combativité, les peintres anglais, eux, travaillaient sur le modèle "Sink or Survive Attitude", vous sombrez ou vous survivez ! Cela a donné, au bout de vingt ans, des résultats qui ne sont pas tellement mauvais, dans la mesure où, effectivement, ceux qu'eux-mêmes appellent l'Ecole de Londres, qui osent s'appeler ainsi avec un orgueil national que les français ont perdu depuis longtemps - qui aujourd'hui oserait s'appeler l'Ecole de Paris ? - a brillamment réussi à s'installer sur le marché international, après vingt ans de privation des pouvoirs publics à leur égard. Donc, je crois que c'est un exemple à méditer.

Je pense que la question est mal posée. Vouloir se crisper sur une identité nationale aujourd'hui, ce n'est pas la meilleure idée pour aller à la rencontre de l'Autre et trouver une audience, où qu'elle soit.

Thierry de DUVE

Je crois d'abord qu'il y a eu de l'art français de très très bonne qualité jusqu'après la guerre. Puis, il y a eu un tournant qui n'a pas été tout à fait pris. Il y a une génération qui a participé au mouvement international, qui était tout à fait dans le coup ou, dans les années 60-70, mais qui s'est arrangée, je pense à certaines personnes en particulier, pour qu'il n'y ait pas beaucoup de monde dans cette génération et pour qu'elle n'assure pas la relève. Alors, il y a eu une sorte de retard pris dans les années 70, et une fixation sur certaines problématiques qui avaient été transformées ailleurs. Je pense par exemple à la problématique de la peinture qui avait connu une transformation ailleurs, que la France n'a pas su faire. Et dans les années 80, il y a eu un comblage artificiel de cela par les institutions parachutées par l'Etat, d'en haut, et qui n'ont pas pris racine. Les écoles d'art sont dans ce cas-là aussi.

Jochen GERZ

Pourquoi les artistes français ne sont pas assez reconnus à l'étranger ? C'est une question que se pose chaque pays que je connais. J'ai été une fois invité par le gouvernement allemand, pour répondre aux défaillances de l'art allemand, pourquoi il n'était pas assez reconnu à l'étranger. Ce n'est donc pas si dramatique que cela. Parce que la société française, de façon générale, se vit trop insulaire, et ne produit pas, à d'autres niveaux non plus, assez de nouveau.

Philippe DAGEN

Je vous ferai la réponse la plus courte, qui tient à un chiffre, ou en une date. 1940. C'est tout. Toutes les conséquences qui en découlent, intérieures, extérieures, masochisme, narcissisme, impuissance des institutions : 1940.

Par rapport à ce qu'a dit Monsieur DAGEN, j'ai trouvé cela à la fois amusant et très étrange : il semblait dire qu'il ne faut surtout pas laisser entendre à des oreilles étrangères qu'il y a une crise, un débat en France, parce que cela pourrait affaiblir un peu plus les artistes en France. Comme si les mots crise et débat étaient des mots négatifs et dangereux. Et si, au contraire, en crise, il y avait question et recherche de nouvelles pistes, espoir de quelque chose de nouveau, et puis risque de changement. Est-ce que ce n'est pas cela qui vous ferait peur finalement ?

Philippe DAGEN

Mais non ! Ce que j'ai signalé, c'est exactement ce que disait Sylvie BLOCHER. Nous avons dit la même chose dans des termes différents. C'est tout.

Intervention dans la salle

Je suis une artiste franco-canadienne. Je suis contente d'être ici et je voudrais que vous m'expliquiez ce qu'il y a eu de manqué car, quand je suis arrivée en France et que j'ai vu les travaux des artistes contemporains, je me suis dit que c'était absolument incroyable ! Ces gens-là se remettent en question et font quelque chose de complètement nouveau tout en ayant leurs traditions. Je trouve qu'il y a des choses nouvelles tout aussi belles que la tradition. Vous parliez de la crise. Oui, mais quand on regarde, il y a des choses incroyables qui sortent. Je ne suis pas devenue artiste contemporaine pour être la crise, la terreur, j'ai décidé de le devenir parce que cela me passionne !

Il me semble que ce débat est révélateur d'une crise, justement, ne serait-ce que parce qu'il est posé presqu'exclusivement sur le terrain politique et par référence aux thèses du Front National. Je pense que c'est le situer de façon un peu trop historique, et qu'il aurait mieux fallu débattre sur des thèmes purement esthétiques que de poser exclusivement la question dans ces termes. D'autre part, nous sommes à la fin du XXe siècle et le fait qu'il y ait une crise peut être vécue par les artistes comme un espoir dans le XXIe, plutôt que comme un retour dans le XIXe, comme Monsieur GERZ l'a envisagé.

J'ai demandé la parole depuis longtemps, alors je la prends. Il y a quelques constats à faire. Ce débat a été très long et très riche. Le premier constat, c'est qu'il y a très certainement une crise du discours sur l'art et il suffit d'être aujourd'hui ici pour le constater. Deuxième constat : vous tous, à part quelques-uns, et dans une moindre mesure, que vous soyez pour ou contre certaines thèses, vous faites partie du pouvoir. Vous faites partie de tous les pouvoirs : de la presse, de l'université, du ministère de la culture. J'excepte Thierry de DUVE et Jochen GERZ dont j'adore trop la plupart de leurs analyses. Ce pouvoir que vous êtes décide pour un type ou un autre type d'art, et la fait passer par vos organes. Ces courants artistiques, qu'ils soient ou non contemporains - vous voyez, vous souriez entre vous parce que, finalement, vous êtes complices - il y a un art heureusement dans ce pays, qui n'est pas le mien - je viens d'un autre pays -, il y a un art qui est un art vivant, est un art nouveau qui ose penser et ose faire, un art qui reste marginal dans la plupart des cas. Cet art-là, vous le découvrez très, très rarement. Parce que tout ce que vous faites, c'est officialiser ce qui est officiel. Je le regrette.

Olivier KAEPPELIN
Inspecteur général de la création artistique à la Délégation aux arts plastiques

Juste en ce qui concerne la question de Sylvie BLOCHER, une précision par rapport à ce qu'a dit Jean CLAIR. Effectivement, en Angleterre, on a vu des artistes travailler ensemble, faire des coopératives d'artistes, faire que le milieu artistique soit très vivant ces dix dernières années, mais il faut aussi penser que chaque année, pour ceux qui connaissent bien Londres et qui suivent depuis plus de vingt ans l'actualité là-bas, la Serpentine Gallery montre tous les ans une série de jeunes artistes et parfois une monographie, la White Chapel Gallery fait de même et montre, avec un soutien très actif, les jeunes artistes anglais, ainsi que la Howard Gallery de la même manière. Je crois que ce n'est pas tellement une question d'institution et de possibilité de faire des expositions. Si nous faisons un retour sur notre histoire et peut-être une autocritique pour ceux qui avaient des responsabilités ou qui en ont aujourd'hui, c'est peut-être de n'avoir jamais su vraiment découvrir, partager, aimer un certain nombre d'œuvres nouvelles qui naissaient régulièrement là où elles étaient, que ce soient des étrangers ou des français, et d'avoir en temps et en heure, avec une prise de risque, montré, comme l'ont fait nos collègues anglais ou allemands, ces français, là où il fallait les montrer, dans des expositions et des endroits importants, lorsque les artistes ont 30 ou 35 ans. Ce constat-là, faisons-le, et faisons-le radicalement, dans tous les lieux, à Paris et en France. Avec les artistes étrangers et français.

Alain CUEFF
S'il vous plaît.. j'allais vous donner la parole ... Attendez une seconde ...

Intervention dans la salle

Merci de me donner la parole. Cela fait une heure que j'attends..

Alain CUEFF

Non, non. J'avais donné la parole à gauche.. Allez-y.

Intervention dans la salle

Merci. Le débat sur l'art contemporain qui a été ouvert il y a plusieurs mois a soulevé quatre questions qui reviennent de façon récurrente. Est-ce que l'art dit contemporain ne serait pas trop institutionnel ? Deuxième question, est-ce que sa qualité est toujours indiscutable ? Troisième question, est-ce que l'hostilité, voire l'indifférence du public n'est pas un problème ? Quatrième question, l'histoire de l'art est-elle toujours neutre et n'est pas souvent une construction militante, c'est-à-dire une construction qui construit certes, mais qui exclut aussi ? Alors, face à ces quatre questions, je dirai que faire des amalgames entre réserve sur l'art contemporain et penser l'extrême droite me semblent dangereux.

Je voudrais faire un commentaire, puis émettre un vœu. Mon commentaire, c'est que je trouve que les interventions de Jean CLAIR, Jean-Philippe DOMECQ et quelques autres ont créé un peu d'affolement, dans le microcosme de l'art contemporain, affolement qui est synonyme d'ouverture et je m'en réjouis. Je les en remercie grandement. Le vœu que je souhaiterais émettre est le suivant : il y a manifestement une sensibilité différente sur l'art contemporain qui est en train d'émerger et dont ces personnes, dans leur diversité, sont les porte-voix. Je souhaiterais que cette sensibilité dépasse le simple stade de l'art contemporain existant, et qu'elle s'engage pour construire ou pour faire connaître d'autres formes d'art existantes ou susceptibles de se développer. Je pense particulièrement aux dernières tendances de la figuration formelle. Merci.

Max RAITMAN

J'aimerais intervenir par rapport au débat de tout à l'heure, au moment où la parole s'est focalisée sur Joseph BEUYS. On a pu faire croire que BEUYS était un raciste antisémite. Je crois qu'il suffit de lire ses textes, par exemple son discours qu'il a tenu à Munich, où il distingue clairement que Volk (peuple) ne veut pas dire race. Quand je l'ai interrogé sur Auschwitz, il m'a clairement dit, je le cite, que "ces événements qui se sont passés pendant le IIIe Reich et à Auschwitz n'avaient nullement besoin d'images ". Mais que le travail du ressouvenir devait absolument être accompli. C'est pourquoi la vitrine à Auschwitz qui se trouve maintenant à Arnstadt dont les éléments appartiennent aussi à l'art de l'action, n'a été qu'une tentative de travail de remémoration. Je souligne que quelque chose, qui ne peut être représenté par cette "image d'horreur", cette horreur n'a été représentée que lors de son propre processus, au moment où elle a eu lieu. Cela démontre très clairement que BEUYS n'était ni raciste, ni antisémite. Tout à l'heure, je suis sidéré que tout le monde ait accepté le discours de DAGEN. Il y a quelques jours, se reproduit pratiquement le même scénario. Il y avait une action qui était projetée, de BEUYS. Les discours de droite et de gauche se sont rejoints en disant que BEUYS était dangereux. J'ai fait passer au Monde quelques propos qui ont été censurés, comme dans Libération, où j'interviens par rapport à Jean CLAIR. Jean CLAIR a dit que l'art contemporain, en France, n'existait pas. Il a dit aussi que les artistes contemporains étaient daltoniens. Si on se déplace soixante ans en arrière, les mêmes mots ont été appliqués par le discours national-socialiste. HITLER a parlé d'insanité, et Jean CLAIR parle de l'infirmité. De la même façon, dans le kit de l'art dégénéré, on trouve des propos qui ne sont pas loin des propos de Jean CLAIR.

Alain CUEFF

Je crois que tout le monde a compris la substance de votre message !

Nicolas BOURRIAUD
Critique

Je voudrais juste revenir sur une chose très précise, sur ce que disait Jean CLAIR, en réponse à "Pourquoi l'art français ne fonctionne pas ?". Il parlait du modèle anglais. Or il se trouve que, pour qui connaît un petit peu l'Angleterre, on se rend compte que jusqu'à la fin des années 80, le marché de l'art contemporain en Angleterre était absolument inconsistant, ce qui a permis le grand boum de l'art contemporain en Angleterre, qui se passe sur des valeurs qui sont celles de la modernité, les valeurs qui sont finalement celles contre lesquelles s'élève Jean CLAIR. Alors, la réponse à cette question est assez simple : je crois qu'il faut déjà accepter que l'art contemporain soit un art qui remet en question les habitudes perceptives

Intervention dans la salle

J'ai demandé la parole il y a un heure.. Je voulais juste dire que je ne comprenais pas vraiment l'importance des médias donnée à ces personnes qui sont assises, alors qu'elles ignorent justement la génération de Nicolas BOURRIAUD, de Franck PERRIN ou d'Olivier ZAM, qui représentent une nouvelle génération de critiques et de revues d'art en France.

Alain CUEFF

C'est inexact puisque Franck PERRIN était invité ce matin..

Intervention dans la salle

Je sais, je sais.. Mais il m'a expliqué au téléphone que tout seul, cela n'était pas vraiment équitable de se retrouver devant tous les vieux, quand on est le seul jeune. En même temps, ces trois personnes sont vraiment les défenseurs de l'art d'aujourd'hui, dans des magazines qui n'ont pas vraiment le pouvoir qu'ont un Le Monde ou un Art Press qui sont comme des institutions.. Mais, le fait que l'art des jeunes artistes français considéré comme nul à l'étranger, c'est surtout à cause de sa mauvaise défense et de sa promotion nulle par les critiques et les journalistes français. Le débat instauré par "Art Press" manquait de subtilité dans le titre : "L'extrême droite attaque l'art contemporain" alors qu'il aurait dû être "L'art contemporain contre l'extrême droite" en promotionnant les artistes comme Claude LEVEQUE, Xavier VEILHAN, Philippe MESTE et d'autres qui ont un véritable discours contre l'extrême droite mais qui n'ont pas le rôle de critiques.

C'était juste pour dire qu'on a beaucoup parlé de la guerre aujourd'hui. C'est peut-être parce que c'est Jean CLAIR qui était au centre du débat et, pour moi, Jean CLAIR, c'est vraiment Hibernatus, décongelé cinquante ans après, qui vient nous resservir André CHASTEL. Cela n'a strictement rien à voir avec l'art contemporain. Jean CLAIR est quelqu'un qui travaille maintenant dans le domaine de l'art moderne. Nous, on n'a pas vécu la guerre, on n'a pas vécu Jean CLAIR non plus. Cela ne nous intéresse pas du tout. Juste pour finir, je trouve que le milieu de l'art contemporain français essaie un peu facilement de se refaire une santé ou une virginité sur le dos de Jean CLAIR, de Jean-Philippe DOMECQ et de gens qui tiennent un discours effectivement réactionnaire sur l'art contemporain. J'aurais aimé que Bernard BLISTENE qui est parti tout à l'heure, Suzanne PAGE, Catherine DAVID ou Nicolas BOURRIAUD suscitent autant de passion que Jean CLAIR.

Olivier BLANCKAERT
Artiste

Il y a un véritable hiatus. J'ai l'impression que l'on est dans un véritable théâtre d'ombres. Depuis qu'ADORNO a dit qu'Auschwitz marquait l'échec de la culture, tout le monde se demande comment peindre après Auschwitz. Or, Auschwitz n'est pas l'échec de la culture, c'est l'échec du politique. D'autre part, je ne suis pas dans la position d'ALBEROLA qui dit "Je peins après Auschwitz mais les artistes contemporains œuvrent pendant le sida, pendant le Rwanda et pendant la crise de la couche d'ozone. " Par rapport à la souffrance du corps à laquelle faisait allusion Monsieur Jean CLAIR, aujourd'hui, face au sida, un artiste comme Felix Gonzalez TORRES pose la question du corps en exposant un paquet de bonbons qui représente son poids. Donc je voudrais qu'on sorte de cet appel pathétique à une grande peinture éternelle et parler d'infection. Qu'est-ce que vous savez de l'infection, Monsieur ? Qu'est-ce qui vous affecte ? C'est votre pensée ? Mais ce n'est pas avec vous que se fait le débat. Moi, je suis un ami de MING et nous travaillons ensemble, de manière transversale. Ces catégories que vous posez n'ont comme but, que d'organiser le pouvoir. La polémique contre l'art contemporain est née il y a quatre ans, quatre mois avant les élections législatives. Je voudrais savoir ce que Jean CLAIR, puisqu'il tient à la question du corps, il sait des pratiques contemporaines vis-à-vis du corps, qui ne seraient pas de la peinture de BACON ou de FREUD. La question du corps, de la souffrance et de la représentation est aujourd'hui prise en charge différemment par des artistes, qu'ils soient peintres ou non..


Remue-ménage dans la salle ... applaudissements.

Alain CUEFF

Un peu de silence si on ne veut pas que l'après-midi s'achève dans une plus grande confusion encore..

Donc, CREMONINI aura le micro tout de suite mais comme il était une histoire de banquet, il me semblait tout d'un coup qu'une idée m'était venue, à la suite d'un fameux banquet où le douanier ROUSSEAU et PICASSO étaient réunis et à ce moment-là, le douanier ROUSSEAU, faisant une grande déclaration, lui dit qu'en fait il y avait deux artistes importants, lui dans le genre moderne et PICASSO dans le genre égyptien. Alors, du coup, on pourrait se demander par rapport à tout cela, une sorte de querelle entre ceux qui seraient contemporains classiques et pas contemporains pas classiques, - il me semblait que le douanier ROUSSEAU et PICASSO arrivaient bien à cohabiter à ce moment-là -, et quelque chose a continué quand même..

CREMONINI

D'abord, je dois vous avouer que je fais un effort terrible pour prendre la parole parce que tout le débat s'est passé entre des labyrinthes et des équivoques insupportables. D'abord je trouve qu'au départ, le débat était très malsain, étant donné que c'était concentré sur des idéologies, dans un moment où justement les idéologies ne représentent plus rien. C'est justement là qu'est la crise. La véritable crise se trouve dans la décadence de l'idéologie. Donc coller le discours de la créativité aux idéologies est à mon avis totalement faux. En plus, je considère que la notion de contemporain est une notion à mon avis qui met totalement dans l'abîme l'hypothèse de la durée. Donc l'hypothèse de la pensée critique. A partir du moment où tout se passe au niveau du contemporain, tout se passe au niveau de l'inventaire. En réalité, sur quoi se trouve tout le débat d'aujourd'hui ? Il se trouve entre la logique des avant-garde, logique des modes et des désirs de la créativité individuelle. Le commun dénominateur entre deux individus comme Jean CLAIR et Jean-Philippe DOMECQ, c'est leur attention à leur créativité individuelle, et leur mépris pour la logique des modes. D'un autre côté, on a peut-être l'éloge de la mode. C'est là le malentendu qui ne colle plus. Il ne s'agit pas de la modernité, ni du contemporain. Il s'agit de la profonde différence que la pensée critique peut porter à la créativité individuelle, ou à l'inventaire des modes.

Alain CUEFF

Nous allons en rester là. Il n'y aura pas de discours de clôture. Je vous remercie d'avoir assisté à ce débat qui aurait pu et aurait dû se dérouler dans de meilleures conditions et avec plus de calme, mais je crois que c'est la vie..



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