Mesdames et Messieurs les membres de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations,
Monsieur le directeur des Archives diplomatiques,
Madame la directrice du musée des Beaux-Arts de Chambéry,
Chers Henrietta et Rudolf Schubert, chers Christopher et Talyana Bromberg, petits-enfants de Henry et Hertha Bromberg,
Chère maître Gielen,
Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureuse d’accueillir au Ministère de la Culture et de la Communication, Monsieur Christophe Bromberg et Madame Henrietta Schubert, en tant qu’ayants droit directs de leurs grands-parents, Henry et Hertha Bromberg, afin de leur restituer ce tableau qui leur a appartenu et dont ils ont été spoliés.
Je mesure l’importance de ce geste au regard de l’histoire. Cette histoire durant laquelle tant de familles ont été volées par le régime nazi. Cette histoire qui s’écrit aujourd’hui dans l’autre sens en restituant aux descendants de ces familles les œuvres dont elles ont été dépossédées, c’est une histoire française d’aujourd’hui. Mais cette restitution est bien tardive, nous le savons. Elle est surtout encore incomplète.
Quelle histoire pourrait nous raconter le seul et unique témoin, le personnage de ce tableau ? « Portrait d’homme » ou « Portrait d’un homme avec fourrure » ou encore « Portrait d’homme à la pelisse ».
C’est une peinture sur bois attribuée à l’école de Joos van Cleve, un peintre flamand de l'École d'Anvers de la première moitié du XVIème siècle, dont on peut admirer le portrait de François Ier au musée Carnavalet ou celui de Henry VIII à Hampton Court Palace à Londres.
Cette œuvre est mentionnée pour la première fois dans la collection du consul Weber à Hambourg au début du XXe siècle. Elle passe ensuite dans la collection de Martin Bromberg et de son épouse Leonore, avant de devenir la propriété de leur fils unique Henry, juge d’instance, et de son épouse, Hertha.
D'origine juive, Henry et Hertha Bromberg et leurs quatre fils - Edgar, Oswald, Gerhard et Harald - subissent la violence des lois discriminatoires alors mises en place par le régime nazi. En 1938, le couple décide de fuir l’Allemagne pour les Etats-Unis via la Suisse et la France. Et en janvier 1939, ils quittent le Havre pour New York, à bord du Manhattan. Une clairvoyance qui leur sauvera la vie.
Lors de leur passage à Paris, en 1938, les Bromberg vend plusieurs peintures à la galerie Kleinberger. Le tableau semble ensuite être passé par plusieurs marchands et collectionneurs, avant d’être acquis en février 1941 par Maria Dietrich, marchande d’art de Munich. Celle-ci le revend dès le mois de mars suivant, avec une plus-value confortable, à la Chancellerie du Reich pour le musée voulu par Hitler à Linz.
C’est le temps de la rapacité, le temps de la cupidité, le temps des intermédiaires ambigus, des transactions douteuses, qui font ainsi passer cette toile – en très peu de temps – du salon de l’amateur éclairé jusqu’aux réserves du futur musée d’Hitler.
Ce n’est pas le commerce de l’art qui est à l’œuvre mais le cynisme outrancier, celui qui contraint celui-là que l’on dépossède de ses droits à se déposséder de ses biens. Très vite, pour ceux qui sont restés, ce sera de leur vie, de leurs biens, de leur mémoire, de leur postérité, qu’ils seront dépossédés.
En droit, il s'agit ici, d’une vente dite forcée, imposée par les circonstances à une famille qui fuyait son pays.
En route vers l’exil, afin de protéger et financer leur départ, les Bromberg ont vendu leurs biens et leurs œuvres d’art, en Allemagne, et en France. C’est bel et bien une spoliation, et c’est ainsi que le considèrent tous ceux – juristes, magistrats, historiens - qui travaillent sur ces questions dans la communauté internationale.
Retrouvé en 1945 par les Alliés, le portrait, acheté à Paris, est renvoyé en France en 1949 puis retenu pour être inscrit parmi les œuvres dites « Musées nationaux récupération ». Attribué en 1950 au département des peintures du musée du Louvre, il est ensuite déposé au musée des Beaux-Arts de Chambéry en 1960.
Ce tableau fait partie des 60 000 œuvres et objets, récupérés en Allemagne après la guerre et renvoyés en France. Les deux tiers d’entre eux, ont été restitués à leurs propriétaires avant 1950 par les institutions mises en place à la Libération.
Le reste, pour leur grande part, a été vendu par le service des Domaines, mais quelque 2000 œuvres, sélectionnées par des « Commissions de choix », en raison de leur qualité artistique, ont été confiées à la garde des musées français.
Jusqu’au début des années 1990 le sort de ces tableaux est refoulé des préoccupations collectives. Puis la chute du mur du Berlin marque le début d’une nouvelle ère marquée par des politiques volontaristes de restitution de certains pays.
En France, c’est le répertoire de ces œuvres qui est mis en ligne – c’est la base Rose Valland –, des expositions thématiques sont organisées dans les grands musées nationaux et la création de la mission d’étude sur la spoliation des juifs de France puis la Commission d’indemnisation des victimes de spoliation intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’occupation.
Mais c’est récemment que la France décide d’accélérer encore ce processus des restitutions. Il n’était plus possible d’attendre uniquement des ayants droit qu’ils viennent demander la restitution qui leur est due. L’Etat a donc lancé une nouvelle démarche proactive qui nous semble la plus légitime.
Les familles n’avaient pas demandé à être des victimes ; pourquoi devrait-on, en plus, les obliger à réclamer ce qui leur est dû ? Et ajouter l’inertie au crime ?
Sur les 2 000 œuvres dites MNR, 145 œuvres ont pu être considérées comme ayant été spoliées de façon certaine ; parmi ces œuvres, les propriétaires de 27 de ces œuvres à l’époque de la spoliation ont été identifiés. Il faut ensuite retrouver leurs ayants droit et c’est là un travail difficile, même de plus en plus difficile avec le temps qui passe. A ce titre, je veux saluer le travail réalisé par « Généalogistes de France », qui s’est chargé gracieusement, dans le cadre d’un partenariat citoyen inédit conclu en juin 2015, de ces recherches pour 6 premiers dossiers.
Et c’est grâce à cela que dans ce cadre et pour la première fois, un dessin de Degas a été restitué à la famille de son propriétaire, Maurice Dreyfus, en mai dernier.
C’est une mission ardue, certes, mais des moyens existent pour la faciliter : il y a le travail sur les sources et la recherche de provenance qu’il nous faut approfondir afin de faciliter les croisements ; le travail de récolement à renforcer par les responsables des musées de France ; le travail sur les cartels dont nous avons demandé qu’ils précisent, systématiquement et sans exception, ainsi que l’ensemble des publications associées, la spécificité de ces œuvres.
C’est un travail lourd mais nous devons le faire car ces tableaux n’appartiennent pas à l’Etat, ils n’appartiennent pas aux musées. Nous n’en sommes que les gardiens.
La formation, enfin, est capitale : à l’Ecole du Louvre, à l’Institut national du patrimoine qui, je le sais, est fortement mobilisé, et dans les établissements d’enseignement supérieur. L’Institut national de l’histoire de l’art est aussi un lieu fondamental pour améliorer notre connaissance sur cette période et mieux tracer les œuvres et les collections, travailler aussi sur la question plus difficile encore de la spoliation des bibliothèques : je veux qu’il développe son action en ce sens en y consacrant des moyens de recherche.
Mais dans ce cas, de « Portrait d’homme », Madame Henrietta Schubert, Monsieur Christophe Bromberg,
Pour ce qui concerne ce tableau de « l’homme à la fourrure », c’est vous qui avez décidé d’en demander la restitution, aidé par un cabinet d’avocat berlinois, le cabinet Von Trott zu Zolz Lammek, qui est ici représenté, cher maître.
Je suis heureuse que vous ayez entrepris cette démarche pour retrouver ce tableau, qui est avant tout le témoin de l’histoire de votre famille. Une histoire que les crimes du siècle ont obligé à se dérouler sur plusieurs continents. Je sais que votre famille a été marquée par ce double ancrage, entre Europe et Amérique.
Vous symbolisez d’ailleurs ce lien, puisque certains des petits-enfants de Henry et Hertha Bromberg vivent aux Etats-Unis, comme vous, Christopher Bromberg, tandis que vous, Henrietta Schubert, vivez en Autriche.
Car parmi les quatre fils Bromberg, tous engagés dans l’armée américaine ou contribuant à l’effort de guerre, le troisième fils, Gerhard - votre père, Henrietta -, s’est réinstallé en Europe, où il était revenu comme soldat américain : il s’installa ainsi en Autriche, puis fit son retour en Allemagne, recréant ce pont entre les deux continents, qui nous montre qu’un avenir est possible.
C’est un lien que vous resserrez aujourd’hui, celui de votre famille avec votre histoire, celui des petits-enfants avec leurs grands-parents, celui de l’Amérique qui a accueilli vos parents et grands-parents avec l’Europe qu’ils avaient dû fuir.
Aujourd’hui, la France, que Henry et Hertha n’avaient fait que traverser rapidement, et dans des conditions tragiques, vous restitue ce tableau de Joos Van Cleve. Elle vous remercie de lui donner cette chance de dire ce que sont les valeurs de la France d’aujourd’hui et de lui permettre de réconcilier son éthique et sa pratique à travers cette restitution.
Je vous remercie.