Monsieur le Directeur général des patrimoines,
cher Philippe Bélaval,
Monsieur le Vice-Président du Conseil national de la Recherche
archéologique, cher François Baratte,
Mesdames, messieurs,

Que reste-il aujourd’hui du passé ? Cette question taraude tous les
archéologues, elle a également traversé mon travail de documentariste et
de cinéaste sur les « destins brisés ». Le passé s’est désintégré, sa
matérialité s’est parfois évanouie, il n’en reste souvent que des empreintes,
résultats un peu hasardeux de la destruction. D’où le fait qu’il existe,
depuis l’origine de l’archéologie, une lien très fort entre l’archéologie et les
images, d’abord au XIXe siècle avec la photographie, au XXe siècle avec
le film et aujourd’hui avec internet et l’outil numérique.
Des fouilles de Zeugma en Anatolie au travail d’archéologie sous-marine
dans le port de Marseille, les caméras se sont penchées sur les
découvertes archéologiques les plus remarquables. Je songe également
aux révélations ponctuelles que l’actualité archéologique nous réserve
chaque année en France, comme par exemple la découverte inattendue
l’an passé de mobilier lié à un culte dédié à Mithra à Angers, mais aussi
aux travaux inscrits dans la durée à l’image de l’exceptionnelle étude
conduite depuis 1992 à Aix en Provence, sur l’emprise de la ZAC Sextius
Mirabeau. Seize fouilles préventives successives ont ainsi bouleversé l’état
des connaissances de l’agglomération antique, à la plus grande
satisfaction des chercheurs et du grand public, mais aussi – il faut le
souligner – des élus locaux et des aménageurs qui ont été associés avec
intelligence à la démarche et en ont accepté les bénéfices et les
contraintes.

Une enquête archéologique, c’est en effet une contre-plongée dans les
entrailles d’un passé souvent lointain, c’est une observation en gros plan,
comme dans les meilleurs films policiers, de traces d’occupation humaines
pour lesquelles les sources écrites sont absentes, muettes ou lacunaires.

Discipline médiatisée, nourrissant parfois les mythologies
cinématographiques, l’archéologie est aussi une pratique complexe,
exigeante, hautement technique.

L’archéologie fascine assurément ; l’engouement du grand public pour ses
découvertes ne se dément pas. L’archéologie peut aussi susciter des
interrogations et cela pour au moins trois raisons, que je voudrais vous
présenter rapidement.

Tout d’abord, l’archéologie confine à la métaphysique, dans la mesure où
elle s’interroge sur la place de l’homme dans l’univers et où elle s’inscrit
dans le temps long de la trace. Or notre société de « l’hyper-présent »
(François Hartog) apprécie peu ceux qui osent interroger la relativité de
ses valeurs éphémères.

Parce qu’elle bouscule parfois les vérités paraissant les mieux établies,
l’archéologie peut créer le désordre au sein du consensus social. Ce n’est
pas récent, c’est presque un choix consubstantiel à l’invention de la
discipline. Dès les origines, dès 1723, Antoine de Jussieu – en pleine
querelle entre jésuites et jansénistes – a pris le risque de réconcilier les
deux camps contre lui en démontrant que ce que jusqu’à présent chacun
s’accordait à désigner sous le terme de « pierres de foudre » correspondait
à des pierres taillées, utilisées par des civilisations pouvant être plus
anciennes que celles évoquées par la Bible.

Enfin, l’archéologie, cette « conquête du passé » dont parle Alain Schnapp,
frôle parfois les interdits moraux, par exemple en ouvrant les sépultures et
en y dérangeant un ordre établi en vue d’un repos éternel. Le corps social
peut y consentir quand il s’agit de « tombes à char » gauloises mais nous
savons très bien que ce consensus fragile peut se fissurer s’il s’agit par
exemple de soldats morts durant la première guerre mondiale. Quand il en
va de la mémoire des conflits les plus récents, quand les objets expertisés
engagent des descendants vivants, le choix se révèle plus complexe,
l’interdit plus puissant.

Au moins pour ces trois raisons, une telle science du passé doit être
encadrée, régulée et objet d’une attention soutenue des pouvoirs publics.

On ne s’improvise pas archéologue, on le devient après une longue
formation. Loin de l’image façonnée par quelques héros de fiction,
l’archéologue contemporain n’est plus un érudit passionné et bénévole. Il
n’est pas plus un savant distrait guidé dans ses recherches et ses
conclusions par un ethnocentrisme anachronique ou une soif de posséder :
en d’autres termes, ni l’antipathique docteur Müller du « Crabe aux pinces
d’or » d’Hergé, ni le collectionneur aventurier Indiana Jones ! Encore
moins, et d’aucune façon, cette discipline ne doit être laissée entre les
mains irresponsables d’utilisateurs de détecteurs de métaux agissant en
dehors de toute autorisation officielle.

Loin des fictions et des mythes du 7e art, mais bien en prise avec la réalité
des territoires, l’archéologue est un scientifique de haut niveau dont les
compétences ont été reconnues et validées par un cursus universitaire
puis confirmées par une formation continue exigeante. Plus encore, sa
démarche scientifique doit avoir reçu l’assentiment préalable de vos
collèges d’experts.

En organisant le fonctionnement de votre discipline et en fixant ces règles,
le législateur a fait preuve de prudence et de sagesse dans la répartition
des rôles.

A l’Etat la responsabilité de prescrire. C’est un acte fort, c’est un choix qui
relève de l’intérêt général et il est normal que la puissance publique, à
travers ses représentants dans les régions, en assume la responsabilité.
A l’administration le soin de veiller à l’intendance : c’est la mission de la
direction générale des patrimoines au sein de mon ministère. Sa mission,
vous le savez, consiste à veiller aux équilibres législatifs et règlementaires
et à faire en sorte qu’ils répondent aux attentes de la discipline. Sa mission
consiste également à contrôler que les différentes étapes – de l’élaboration
de la carte archéologique nationale à la diffusion des connaissances
acquises, en passant par la réalisation des diagnostics et des fouilles –
s’opèrent de manière harmonieuse et dans les délais impartis. D’une
manière générale, je demande à mes services et au réseau régional réparti
au sein des DRAC, de veiller à garantir la pertinence de la dépense sociale
consentie par la communauté nationale pour financer l’archéologie.

A la communauté scientifique enfin, le rôle le plus délicat et sur lequel
repose la crédibilité de l’ensemble. Car le contrôle scientifique ne peut être
soumis à aucune autre tutelle que celle de ses pairs : il est des espaces où
l’administration – même avec les meilleures intentions du monde - ne peut
pas et ne doit pas s’aventurer.

Cette garantie d’une tutelle scientifique des différentes opérations, c’est le
pilier du dispositif de l’archéologie en France, qu’il s’agisse d’archéologie
programmée ou d’archéologie préventive. C’est l’exercice auquel vous
avez accepté de vous consacrer à travers votre participation aux
Commissions Interrégionales de la Recherche Archéologique (CIRA) et au
Conseil National de la Recherche archéologie (CNRA). J’ai tenu à vous
rassembler, d’une part pour remercier celles et ceux qui viennent
d’achever un mandat de quatre ans, et d’autre part pour accueillir celles et
ceux qui ont accepté de leur succéder dans cette tâche.

Il m’a semblé important que les uns et les autres se rencontrent et puissent
échanger sur leurs pratiques et sur leur métier, en présence des
conservateurs régionaux de l’archéologie dont ils éclaireront l’action mais
également des membres du Conseil National de la Recherche
Archéologique (CNRA) dont ils assureront l’information.

J’insiste sur le fait que la crédibilité de l’ensemble du dispositif issu de la loi
de 2003 repose pour l’essentiel sur la mission d’expertise qui vous est
confiée et qui est si précieuse pour notre mission patrimoniale.

A vous en effet, de construire de manière raisonnée les garde-fous
scientifiques face aux intérêts sociaux, moraux ou économiques qui ne
manquent jamais d’être opposés à un projet de diagnostic ou de fouille. Et
parmi eux, les intérêts économiques constituent sans doute ceux qui sont
les mieux structurés, les mieux organisés, et les mieux défendus de notre
époque. Qui parmi vous n’a jamais entendu dire que l’archéologie coûtait
trop cher ? Qui ne s’est jamais vu opposer un refus catégorique d’un élu
local en attente d’un grand chantier d’aménagement pour sa ville ou pour
sa région ?

Il vous appartient donc - j'y insiste - de nouer un dialogue constructif afin
de réconcilier des logiques différentes, et d'apporter face à ces intérêts que
nous pouvons comprendre, tout le poids de votre démonstration
scientifique. C’est sur cette seule base qu’il vous appartient de confirmer
ou d’infirmer - en toute indépendance - les projets de diagnostics et de
fouilles qui vous seront soumis, puis d’en évaluer la qualité de leur
réalisation et leur conformité aux objectifs fixés.
A vous d’établir que le coût demeure modeste au regard de la richesse des
connaissances ainsi mises à jour, à vous de convaincre que la balance –
que vos contradicteurs ne manqueront pas de lester - demeure bien
équilibrée et que, finalement, ces intérêts en apparence si éloignés ne sont
pas si contradictoires. Vous le savez, j'attache une attention toute
particulière à faire des patrimoines de notre pays un atout pour le territoire.
Les découvertes archéologiques auxquels vous consacrez votre carrière
s’inscrivent dans cette ambition, et c'est aussi à vous, à mon administration
- tant au niveau centrale qu’à l’échelon déconcentré - qu'il appartient, au
quotidien, de rassurer nos interlocuteurs. Par sa valorisation, par son
interprétation, l'archéologie, doit être sur l’ensemble du territoire, un atout
touristique, patrimonial, mais aussi un outil d’intelligence du passé de tout
premier ordre.

Lors de deux dossiers récents, l’un à Toulouse, l’autre à Ingrandes dans la
Vienne, j’ai eu récemment l’occasion d’affirmer avec force ces principes. A
Toulouse, il était hors de question pour moi d’envisager que la fouille
prescrite soit amputée alors qu’elle mettait en lumière l’évolution de
l’occupation d’un quartier depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen-Age,
que certains qualifient de berceau du Toulouse mérovingien. A Ingrandes,
je n’ai pas imaginé un instant que, pour des motifs économiques, la
recherche scientifique puisse être privée de l’étude de deux habitats
protohistoriques successifs, d’une nécropole antique et d’un établissement
rural médiéval atypique. Dans les deux cas, ma détermination a été totale
et c’est en m’appuyant notamment sur les avis des deux Commissions
concernées que je suis parvenu à convaincre l’ensemble des parties du
bien fondé des prescriptions arrêtées.

Dans le cadre de cette mission que je sais difficile, je vous demande de
conserver en permanence à l’esprit que vous avez été choisis au regard de
vos compétences scientifiques et uniquement en fonction de celles-ci.
Parmi vous, certains viennent du CNRS ou de l’Université, d’autres sont
employés par des opérateurs privés, par l’Inrap, par des collectivités
territoriales, par des services déconcentrés de l’Etat. Pendant le temps que
vous consacrerez à ces travaux, vous n’avez pas d’autre mandat que celui
que vous accorde votre compétence scientifique : c’est un atout
considérable, c’est un gage d’indépendance.

Les travaux que vous examinerez devront l’être en dehors de toute autre
considération : il vous appartiendra de juger un travail scientifique. Le cas
échéant, il revient ensuite à l’administration d’assumer les conséquences
de votre jugement. Bien entendu, celles-ci peuvent être considérables : je
ne me réjouirai jamais de la nécessité du retrait de l’agrément d’un
opérateur. Mais si votre constat des évaluations scientifiques de ses
travaux doit y conduire, j’assumerai pleinement et sans hésitation une telle
décision.

Certains objecteront que l’opérateur historique – l’Inrap – échappe à une
telle menace puisqu’il n’a pas à demander le renouvellement de son
agrément. Je veux lever toute ambiguïté à ce sujet. Parce qu’il est le
premier opérateur, celui en qui l'Etat, par sa double tutelle, place toute sa
confiance, j’attends de cet établissement qu’il soit exemplaire, et je sais
qu'il l'est. Le résultat des évaluations rendues par les Commissions
interrégionales de la recherche archéologique (CIRA) concernant l’Inrap
doivent être l’objet d’un dialogue permanent entre sa tutelle, sa direction
générale et sa direction scientifique en vue de garantir un niveau
excellence et de corriger toute anomalie. Un principe me guide : celui de
l’égalité de traitement entre les opérateurs face à vos jugements.

Mais votre tâche – ceux qui viennent de l’accomplir peuvent en témoigner -
ne se limitera pas à cet exercice fondamental. Vous devez également
investir d’autres terrains. J’attends également de vous le bilan critique des
opérations d’archéologie réalisées et évaluées afin que le Conseil national
de la recherche archéologique (CNRA) établisse de nouvelles priorités
scientifiques permettant d’éclairer le choix des futures prescriptions. Je
sais pouvoir compter sur le professeur Baratte, qui assume la viceprésidence
du CNRA, pour mener à bien cette mission.

Je terminerai mon propos en insistant sur le caractère unique de notre
dispositif : il n’existe pas de modèle comparable ni dans les autres
disciplines, ni en Europe, ni dans le monde. Nous devons tirer une grande
fierté de l’existence de vos commissions composées uniquement de
scientifiques et qui font remonter du terrain vers Paris – et non l’inverse
comme c’est trop souvent le cas – des instructions et des orientations
nourries par des pratiques et non par des vues théoriques.

La tâche que vous venez d’accepter - et pour certains d’entre vous
d’accomplir - est exaltante mais elle est exigeante. J’en mesure
parfaitement les difficultés et les contraintes. J’ai tenu à vous réunir – et je
sais qu’il s’agit là d’une première - pour vous témoigner toute ma
reconnaissance et celle de l’ensemble de la communauté archéologique,
mais aussi celle du Ministère de la Culture et de la Communication qui, je
ne l’oublie pas, est aussi le ministère de la transmission et de la mémoire.

Quand les archéologues regardent la terre, ils perçoivent les continuités,
les strates, ils observent également les ruptures, les fossés. Ils voient aussi
qu’à certains moments ces fossés ont cessé d’exister, qu’à d’autres
moments ils ont été complètement bouchés. Walter Benjamin dit que les
choses du passé peuvent parfois faire un « saut de tigre » dans le temps.
Car les événements du passé, les choses du passé qui sont inscrites dans
la matière, peuvent sauter à travers le temps, peuvent rejouer à distance.
Face à l’impératif de l’urgence, face aux intérêts puissants qui se
manifestent, il vous revient de décrire, de dire ces vérités, en n’oubliant
jamais que le passé a toujours quelque chose à nous dire. Rouvrir le
passé, c’est en effet réactiver au présent les voix du passé, comme
lorsqu’on ouvre une boite de films ou que l’on découvre des photos de
famille qui nous sont chères.

Je vous remercie.